IIIUne semaine plus tard, un samedi, Marie se réveilla seule. Le commissaire était déjà parti pour la Brigade Criminelle avec Mathilde. La veille au soir, il n’avait pas voulu qu’elle mette le réveil et se lève pour lui préparer son petit-déjeuner comme elle en avait eu l’intention.
Qu’un homme aussi grand que lui puisse quitter le lit avec autant de légèreté la stupéfiait toujours.
« Lafitte, tu aurais dû au moins l’entendre prendre sa douche ! Tu dors vraiment comme une souche ! » se disait-elle, mécontente d’elle-même, en se dirigeant vers la cuisine.
Ils s’étaient tous les deux couchés tard. « Tu n’aurais jamais dû lui montrer le troisième album de photos ! Le mariage des parents, je te demande un peu ! Mais il voulait tout voir, tout savoir… Et toi, tu avais envie de parler d’eux ! »
Elle passa sa matinée à faire la cuisine et le ménage, puis sortit pour quelques achats.
Elle n’avait pas oublié l’invitation d’Aline Denuzière et, sachant qu’elle serait seule une partie du week-end, lui avait téléphoné deux jours avant pour prendre rendez-vous cet après-midi-là.
Elle déjeuna rapidement. Pour aller de Lamothe-Saint-Léonard, près de Locminé, où elle habitait, à la presqu’île de Quiberon, il fallait bien compter une heure.
Quand elle trouva au fond de son sac le carton donné par Aline, elle sursauta. L’adresse était : Pointe du Boucher, Impasse du Bois d’Amour, Port Haliguen.
La maison des parents…
Elle partit quand même, s’apprêtant à subir un choc. Tout devait avoir été bouleversé, envahi par les lotissements, les routes…
*
Elle n’était pas venue à Quiberon depuis la mort de ses parents en 1994.
Elle constata avec stupéfaction que les lieux n’avaient guère changé.
Au bout de l’avenue du Général de Gaulle, elle tourna dans la rue de Port Haliguen et arriva au quai.
Le petit Café du Midi était toujours à sa place. C’est là qu’un vieux marin lui avait raconté l’histoire fantastique du lièvre des mers. Étrange chimère que ce lièvre ailé, mi-seiche mi-méduse, qui, à certaines époques de l’année, ondule au crépuscule entre deux eaux.
Elle avait scruté la mer bien des fois pour l’apercevoir. Un soir, postée sur un ponton, elle avait cru le voir évoluer dans le port. Sa toute petite tête levée, ses ailes noires en mouvement, il cherchait à s***r la coque d’un bateau. Elle n’avait alors que douze ans et l’histoire l’avait longtemps fait rêver, un peu comme celle d’Ulysse et des sirènes.
Le port de plaisance s’était considérablement agrandi, mais la petite plage ronde du Porigo, au sable crémeux, couleur caramel pâle, était préservée comme dans son souvenir.
Elle suivit le boulevard de La Teignouse, passa devant Fort Neuf, jetant un coup d’œil au passage au bel hôtel Europa, tourna enfin dans la rue de l’Aérodrome. Avant l’aéro-club, elle tourna à gauche, dans l’Impasse du Bois d’Amour.
C’était bien le chemin de terre qu’elle avait connu. Il s’enfonçait entre des parcelles de terrain hirsutes, soigneusement clôturées. Un mobile home trônait dans l’une des parcelles, un cheval ébouriffé broutait tranquillement dans l’autre, des fougères sèches envahissaient le dernier. Un îlot de tranquillité comme aux temps anciens…
Au milieu de l’impasse, comme elle se le rappelait, une haie de pins en rang serré, poussant sur une levée de terre, abritait entièrement des regards la Pointe du Boucher.
Elle gara sa voiture dans un renfoncement entouré de ronces au fond de l’impasse, puis se dirigea vers la grande porte de la propriété.
Elle était entrebâillée. Marie entra.
Au bout de l’allée soigneusement recouverte de gravillons blancs, la maison apparut. Elle fut étonnée de la trouver exactement comme elle se la rappelait, haute, avec une tourelle au toit pointu en encorbellement de chaque côté de la façade en pierre dorée. Le perron, aux bords arrondis ornés d’une volute en pierre blanche, était surmonté d’une marquise en verre multicolore. « Elle est laide, c’est vrai, » pensa Marie, « mais tellement bien restaurée ! Elle ressemble maintenant à un petit château prétentieux… Mais les Denuzière aiment sûrement cette maison, c’est le plus important… »
Elle monta le perron, sonna. Aline apparut, vêtue d’une sorte de treillis et dit en regardant la salopette que portait Marie :
— Ah ! Je vois que vous avez aussi votre tenue de campagne !
Un chien fit irruption, comme venu de nulle part. Il était grand et ébouriffé. Marie le caressa. Il s’assit et mit sa grosse patte dans la main de Marie.
— Vous aimez les chiens ? demanda Aline.
— Oui. J’ai une petite chienne. Je n’ai pas osé l’emmener. Elle est jeune et fait des trous partout.
— Je ne sais pas d’où vient celui-là. Il rôde dans le jardin depuis quelque temps. Il est très gentil. Il a fallu que je soigne ses pattes… Il vient de loin, sûrement.
Le chien s’en alla. Aline et Marie partirent à pied.
Derrière la maison, le jardin était pareil, avec de grands chênes autour d’une pelouse ovale. Marie jeta un regard furtif du côté du puits. Il était couvert d’un feuillage clairsemé par l’automne.
Aline dit :
— Vous regardez ma clématite ! La pauvre ! Mais si vous la voyiez l’été ! C’est superbe. Comme la maison, le puits a toute une histoire, ajouta-t-elle.
— Ah oui ! Quelle histoire ?
— Je ne sais même pas si elle est vraie, mais, comme beaucoup de légendes, elle a peut-être été inventée pour justifier le nom du lieu. On ne peut pas laisser un nom pareil sans explication ! En tout cas, les anciens du pays contribuent à maintenir les rumeurs.
Tout en marchant, elle raconta à Marie que la maison avait été construite par un notable aux environs de 1920. Il régentait tout dans la commune, tenait les paysans d’alentour dans le creux de sa main. Son domaine, outre sa propriété du Bois d’Amour, était étendu et s’agrandissait avec les ans jusque sur le continent.
Un jour, il chassa de ses terres Yann, un de ses métayers. Le pauvre homme en fut réduit à travailler de ferme en ferme, accompagné de sa femme, enceinte de huit mois. Ils couchaient dans les granges quand on voulait bien d’eux. Quand la jeune femme mourut en mettant l’enfant au monde, Yann alla porter le nouveau-né sur les marches de l’église. On ne le revit plus jamais.
À quelque temps de là, le notable disparut aussi. Ses domestiques trouvèrent un matin sa chambre vide. En bas, les meubles étaient bouleversés, les objets précieux envolés. Ils avaient ramassé par terre un couteau de boucher plein de sang.
— On a trouvé le corps dans le puits ? demanda Marie.
— Non. Les gendarmes sont descendus au fond. L’un d’eux s’est noyé. Mais il n’y avait de cadavre nulle part dans la propriété.
— Le maître de maison avait des enfants ?
— Oui. Ils étaient grands. Après le délai d’usage, le notable a été déclaré mort. Ils se sont dépêchés de vendre la propriété au plus offrant, mais elle a été vide longtemps. Elle a changé de mains plusieurs fois. Nous l’avons achetée aux derniers propriétaires en 1995. Mon mari, qui est chirurgien, a longtemps travaillé à l’hôpital Saint-Julien de Vannes. Il désirait construire sa propre clinique. Cette propriété était parfaite pour ce projet. La clinique est là-bas, au fond du jardin. On va passer tout à côté.
Elles continuèrent leur chemin, arrivèrent près d’un petit bâtiment du même style que la maison, restauré lui aussi. Marie se le rappelait bien. C’était, d’après Maman, une ancienne écurie avec un logement sous le toit pour le cocher. Il n’y avait pas l’électricité, ce n’était pas installé, mais, de temps en temps, pendant les vacances, les enfants étaient autorisés à y camper. Marie s’arrêta, le cœur plein de souvenirs délicieux de réveils dans son sac de couchage, à côté de son frère Charles et de sa sœur Solange, de dîners de pâtes cuites sur un réchaud au butagaz, à la lueur de lampes de poche, de jeux terrifiants dans le noir, sous les combles…
Comme si elle devinait ses pensées, Aline dit :
— J’aime tellement cette écurie ! J’aurais voulu en faire une maison d’amis, mais Xavier se l’est annexée. Il y loge des médecins étrangers en visite à la clinique ou des stagiaires.
De l’autre côté d’une haie de thuyas, on apercevait la clinique. C’était un bâtiment blanc, à l’aspect luxueux, entouré d’arbres, de gros buissons ronds et de parterres d’asters de toutes les couleurs.
Derrière la clinique, au fond de la cour et du parking des visiteurs, s’élevait un bâtiment annexe, plus petit et plus récent, qu’Aline appela le laboratoire. La grille d’entrée de la clinique donnait sur la rue des Macareux. Au-delà de l’ensemble s’étendait le site carolingien, entouré d’un grillage. Elles y pénétrèrent par une petite porte qui n’était pas fermée à clef. Marie reconnut le terrain vague d’antan qui avait à peine changé, à part une belle cabane en bois, cachée derrière un buisson, qui devait servir à ranger le matériel archéologique. Elle soupira involontairement. Ludovic et Charles avaient bien essayé d’en bâtir une avec des branches mortes, mais elle ressemblait à une grosse cage à oiseaux et s’était écroulée à la première tempête.
Elles suivirent pas à pas le tracé, souvent interrompu, mais bien visible, des murs extérieurs de l’établissement carolingien. Au milieu, Aline lui montra un mur intérieur qu’elle pensait être le tracé de la cour rectangulaire du bâtiment principal. Marie examina l’entrée de l’escalier avec intérêt. Elle avait été partiellement dégagée et l’on apercevait trois marches faites de grosses dalles rectangulaires descendant dans le sol. Un peu plus loin, elles s’arrêtèrent devant les trous de poteaux.
— Ces trous, dit Aline, contenaient des poteaux en bois, aujourd’hui disparus, qui devaient être les supports de cabanes destinées aux serviteurs d’une communauté importante.
Au milieu, elle montra à Marie une trace de foyer noirâtre.
— Cette tache à côté du foyer est un tas d’ordures ménagères. Sonia a trouvé là des tessons d’une poterie grossière, probablement de la vaisselle de cuisine. Certains étaient noircis par le feu. On est en train de les comparer à ceux qui ont été trouvés dans la région d’Allaire. Plus loin, il y a peut-être des fours de potiers pour les besoins locaux, comme à Planguenoual, en Côtes-d’Armor.
En fouillant, on verra aussi si le mur d’enceinte dont vous avez vu les traces, s’avère semblable à celui des vestiges de l’abbaye de Saint-Eutrope. Ce serait une indication intéressante.
— Ça voudrait dire que les bâtisseurs de cette abbaye étaient peut-être aux ordres du moine Bodéan ?
— C’est ça !
Marie regarda Aline dont les yeux brillaient.
— Ce serait un triomphe pour Sonia et vous ! dit-elle.
— Nous avons tellement travaillé. Cette découverte n’est pas le fruit du hasard !
Elle ajouta :
— Ce qui manque encore c’est un signe indiquant clairement qu’il s’agit bien d’un établissement religieux. Vous avez vu ces taches allongées à l’extérieur du tracé des murs ? Ce sont des sépultures. S’il s’agit d’une fondation importante, comme l’indique le texte de Pépin le Bref, nous devrions trouver des tombes plus élaborées, avec des coffrages en pierre par exemple. Pour les moines, au moins. Nous avons la trace d’un mur d’abside1 arrondi, là, vous voyez, pas loin de l’escalier. Il est orienté à l’est, ce qui indiquerait la présence d’un sanctuaire, mais…
Elle reprit en riant :
— Sonia dit que je chipote, que l’escalier conduit peut-être à une crypte où étaient enterrés les moines… Mais je n’ai pas dit mon dernier mot !
Elle baissa la voix :
— Un de ces quatre matins, je vais faire un petit repérage du côté de la clinique. Ne le dites pas à mon mari. Le parc qui l’entoure est sa fierté ! Il serait furieux si on retrouvait mes moines enterrés là ! Je serais obligée de faire des trous dans ses parterres !
Elle regarda sa montre.
— La clinique est calme le samedi. Il ne va pas tarder à rentrer à la maison. Allons boire un pot avec lui, si vous voulez bien !
*
Aline et Marie étaient en train de boire du whisky allongé de Perrier et de glaçons quand arriva le docteur Denuzière.
Marie était stupéfaite. C’était l’homme élégant qui avait pris l’ascenseur avec elle à l’Institut en même temps que la jeune femme de la cafétéria.
Aline fit les présentations.
Il dit avec un sourire :
— Nous nous sommes croisés à l’Institut, n’est-ce pas ? Vous travaillez aussi là-bas ?
— Oui.
— Xavier ! dit Aline. Je t’ai parlé de Marie ! Elle va m’aider à classer mes armes carolingiennes sur le gros ordinateur de son labo !
— Ah oui ! Où avais-je la tête ?
Il sembla à Marie qu’il avait l’air narquois.
C’était un homme plein de charme, qui ressemblait un peu à l’acteur François-Éric Gendron,2 en plus âgé. Elle s’aperçut qu’il jouait de cette ressemblance avec humour, pour amuser la galerie, c’est-à-dire Aline et elle-même. Elle passa un moment agréable en compagnie des deux époux.
*
Sur le chemin du retour, elle se disait qu’elle ne rêverait plus de la maison de ses parents, que ses regrets d’avoir perdu un peu de son enfance disparaîtraient parce qu’elle savait que la propriété était en de bonnes mains. Aline lui avait fait visiter toutes les pièces, fière de les avoir restaurées en respectant l’esprit des lieux. Dans la grande salle de bains du premier étage, les robinets étaient modernes, la chaise cannée peinte en blanc avait disparu, mais l’aspect général était le même, avec une baignoire à pieds griffus, un parquet ciré et un rideau brodé comme dans son rêve.
« Il faut que tu en parles aux Autres… », se dit-elle.
Elle avait été invitée à venir sur le site carolingien quand elle voudrait et elle n’avait pas dit non. Comme Aline était seule avec Sonia pour commencer la fouille, en attendant que l’Agence Nationale de la Recherche leur accorde des crédits convenables, elle pensa naïvement qu’elle pourrait peut-être les aider à gratter la terre. Sinon, au moins laver les tessons, les dessiner, les étiqueter, les numéroter…
En tout cas, l’enthousiasme d’Aline était communicatif. Le soir même, elle se replongea dans les cartulaires carolingiens.
1 Abside : dans une église, terminaison arrondie de la nef principale, contenant le maître-autel et le chœur. Elle est généralement orientée à l’est.
2 François-Éric Gendron joue, entre autres, le personnage principal de la série télévisée Avocats et Associés (France 2).