D’une pièce faisant face à celle-là surgit M. de Chantelaure.
Il demanda à mi-voix :
– Eh bien, comment la trouvez-vous, monsieur le curé ?... Bien mal, n’est-ce pas ?
– Je ne puis malheureusement dire le contraire, monsieur le comte...
– Oui, le docteur Leduc m’a laissé entendre qu’elle ne passerait probablement pas la nuit...
La lueur d’une lampe posée sur une console, dans le large corridor, éclairait les traits altérés du comte, son front large que commençait de dégarnir une précoce calvitie. La physionomie était sympathique et donnait au premier abord une impression d’énergie. Il fallait quelque temps pour remarquer en elle les signes du mélange de volonté obstinée, orgueilleuse, et de faiblesse hésitante, qui caractérisait la nature d’Arnaud de Chantelaure.
Le comte ajouta :
– Elle a désiré vous voir de nouveau, quand elle s’est tout à coup sentie plus mal, cet après-midi. Mais je me demandais si vous arriveriez avant que... que ce fût trop tard.
– J’ai été retardé par la tempête, monsieur le comte. Moi aussi, je craignais de ne pas arriver à temps... Mais grâce au ciel, la pauvre jeune dame avait encore sa connaissance... Et... et... je lui ai donné à nouveau l’absolution.
Les mots sortaient difficilement de la gorge serrée du prêtre.
M. de Chantelaure le remercia, lui offrit de se reposer un moment, avant de repartir. Mais l’abbé Vandal refusa, car la nuit était proche et il connaissait trop peu la forêt pour s’y aventurer dans les ténèbres.
M. de Chantelaure proposa :
– Mais je vais vous faire reconduire en voiture, monsieur le curé !
– Non, non, monsieur ! Votre domestique a déjà assez à faire avec les courses, les allées et venues nécessitées par votre malade. Je ne m’égarerai pas, soyez sans crainte. Il fait encore suffisamment jour pour que je distingue la bonne voie, dans la forêt. Et au-delà, le chemin est assez facile – car, naturellement, je ne reprendrai pas celui que j’avais choisi pour venir, dans l’espoir d’arriver plus vite.
M. de Chantelaure n’insista pas. Il accompagna le prêtre jusqu’au bas de l’escalier. Là, tous deux faillirent se heurter à une toute petite fille assise sur la dernière marche.
M. de Chantelaure demanda :
– Eh bien, que fais-tu là, Rosario ?
En même temps, il se baissait et enlevait dans ses bras l’enfant vêtue de blanc, dont les boucles d’un noir bleuâtre, en désordre, entouraient le visage menu tout éclairé de grands yeux d’un bleu violet sur lesquels s’étendait l’ombre des longs cils noirs.
Rosario appuya son visage contre la joue paternelle, en répondant :
– Je voulais savoir si maman, était encore malade.
Arnaud de Chantelaure étouffa un soupir.
– Oui, mignonne. Allons, retourne près de cousine Hermosa...
Tout en parlant, il la posait à terre.
L’enfant objecta :
– Cousine Hermosa n’est pas là.
– Elle n’est pas là ? Sans doute sera-t-elle remontée dans sa chambre... Et Trinidad, où est-elle ?
– Elle était dans le salon avec moi. Oliva est venue nous dire de nous tenir bien tranquilles, parce que cousine Hermosa et elle étaient occupées. Mais moi, je voulais savoir si maman allait mieux...
Le prêtre, qui regardait avec compassion la petite fille, fut frappé de l’énergie qui se discernait sur cette enfantine physionomie.
M. de Chantelaure déclara :
– Tu as eu tort de désobéir à Oliva, ma Rosarita. Allons, retourne près de Trinidad. Ta maman repose, en ce moment, tu ne peux la voir. Mais salue auparavant M. le curé.
Le prêtre posa sa main sur les boucles sombres, en disant d’un ton de frémissante émotion :
– Allez en paix, chère petite enfant... et que Dieu vous garde.
Les yeux bleus se posèrent sur lui, sérieux et pensifs. L’enfant dit de sa voix douce, avec un léger accent étranger :
– Bonsoir, monsieur le curé.
L’abbé Vandal serra la main de M. de Chantelaure et sortit de la Maison des Dames.
La tempête redoublait de violence et s’abattait en furieuses rafales sur les arbres centenaires qui entouraient le vieux logis.
Le prêtre s’engagea d’un pas hâtif sur la route tracée depuis des siècles à travers la forêt, pour conduire de Morigny au château de Peyrouse, en passant par la Maison des Dames.
Une troublante perplexité demeurait en son âme. Il lui semblait que la chaîne et les deux précieux objets, mis de force entre ses mains par la mourante, pesaient lourdement dans la poche de sa douillette. Qu’allait-il faire ? Devait-il conserver ce dépôt sans en souffler mot à M. de Chantelaure ?... Oui, sans doute, car si dona Paz disait vrai... si réellement ses terribles soupçons étaient fondés...
« Je n’ose pourtant le croire ! songeait le prêtre avec un frisson. Une femme qu’elle a traitée avec tant de bonté... aller jusque-là... jusqu’à ce crime... »
Dans la forêt sombre, le crépuscule, qui commençait, était déjà presque de la nuit. La route, mal entretenue, envahie par l’herbe, descendait entre les pins superbes auxquels s’attaquait furieusement la tempête. L’abbé Vandal atteignit bientôt l’endroit où ce chemin longeait, à droite, un petit étang aux eaux verdâtres, nommé dans le pays « l’étang des Trépassés ». La légende assurait que les âmes des anciens seigneurs de Peyrouse y venaient errer, à certains jours, et qu’on y entendait parfois des plaintes, des gémissements, de longs soupirs d’angoisse.
L’aspect lugubre du lieu ne pouvait qu’accréditer cette tradition. Aussi était-il peu de gens qui ne hâtassent l’allure, en passant près de ces eaux glauques sur lesquelles tombait l’ombre funèbre des pins qui se dressaient jusque sur les bords, formant une sombre voûte que ne perçaient jamais les rayons du soleil.
Aussitôt après, la route, devenue plus étroite, s’engageait entre d’énormes blocs de pierre jetés les uns sur les autres, sans doute au cours de quelque lointain bouleversement du sol. Ils formaient des cavernes s’étendant assez loin, et qui avaient jadis, à différentes époques, servi de repaires à des b****s de brigands. Depuis près d’un siècle le pays était fort tranquille, et les cavernes de Peyrouse n’avaient plus abrité que quelque rôdeur, quelque malfaiteur isolé, dont les méfaits se bornaient à des vols de bétail, de volaille ou de fruits.
L’abbé Vandal ne ressentait donc aucune appréhension au sujet de ce passage d’aspect si peu rassurant, particulièrement à la tombée de la nuit. Pourtant, il n’en avait pas encore dépassé la moitié qu’il entendait derrière lui un bruit léger, un frôlement... et, instantanément, une étoffe noire était jetée sur sa tête, lui enveloppant le visage. Aussitôt, il sentit une main qui se glissait dans une des poches de sa douillette – celle où il avait mis la chaîne que venait de lui confier Mme de Chantelaure.
Comme, son premier saisissement passé, le prêtre allait résister, se défendre, il sentit qu’on le lâchait. Il entendit un bruit de fuite. Arrachant le voile qui couvrait son visage, il regarda autour de lui... Mais dans l’ombre crépusculaire, c’était la solitude, le silence. Déjà, les mystérieux agresseurs avaient disparu.
L’abbé Vandal porta vivement la main à sa poche. La chaîne, la boîte et la demi-lune n’étaient plus là.
Une poussée de sang monta au visage du prêtre, sous la violence de l’émotion.
La terrible évidence s’imposait, à lui. « On » l’avait attaqué dans le seul but de lui enlever ces objets. « On » s’était éclipsé, aussitôt le coup fait avec une remarquable dextérité.
« On »... Qui cela ?
L’abbé Vandal le devinait trop bien ! Et il comprenait l’angoisse de dona Paz, la précaution qu’elle avait voulu prendre en lui confiant ce précieux dépôt – précaution rendue vaine, hélas ! puisque celui-ci, maintenant, se trouvait sans doute entre les mains de celle que la jeune mourante semblait tant redouter – et à si juste titre, pensait maintenant le curé de Morigny.
« Je me leurre peut-être, cependant », murmura-t-il en passant la main sur son front couvert de sueur. « Quelque malfaiteur, sans doute, a fait le coup... »
Mais non, le doute n’était pas permis. Il avait été attaqué seulement parce qu’« on » le savait dépositaire de la chaîne d’or... Et pour que, sans hésiter, avec une telle prestesse, ses agresseurs eussent mis la main à la poche qui contenait celle-ci, il fallait qu’ils l’eussent vu quand, sur la prière de la mourante, il avait glissé les précieux objets dans cette poche.
« Que faire, mon Dieu ? Que faire ? songea-t-il Rien !... je ne puis rien ! Me confier à M. de Chantelaure est impossible, puisque sa femme se défie de lui... à juste raison, sans doute, si, comme elle le croit et comme on le prétend, il est sous l’empire de cette Mme Barral. Alors, je dois donc laisser la criminelle triompher, en possession de ce qui appartient légitimement à la petite fille ?... de ce que la malheureuse jeune femme tenait tant à lui soustraire ? »
Hélas ! il ne voyait aucun moyen de l’empêcher ! Les mystérieux agresseurs avaient disparu... il était impossible de les rechercher, de les poursuivre dans l’obscurité.
Le prêtre jeta un coup d’œil autour de lui, dans l’ombre qui envahissait tout. Presque à ses pieds, quelque chose attira son attention. Il se baissa, ramassa un ruban de couleur claire. Comme il l’approchait de ses yeux pour mieux voir, une senteur de magnolia s’en dégagea, légère et capiteuse.
L’abbé Vandal tressaillit. Un souvenir lui revenait. Peu de temps après l’arrivée des Chantelaure dans le pays, la jeune comtesse, accompagnée de sa cousine, était venue demander un renseignement au curé de Morigny. Et la petite sacristie avait été aussitôt envahie par ce même parfum, si pénétrant, qui avait persisté quelque temps après le départ des jeunes femmes.
Par la suite, ayant eu l’occasion de s’entretenir séparément avec chacune des cousines, l’abbé Vandal avait pu se rendre compte que cette personne si parfumée était Mme Barral.
Ainsi donc, l’évidence s’imposait à lui. Mais il ne discernait aucune possibilité de s’en servir pour retrouver les objets dérobés, puisque ceux-ci lui avaient été confiés en secret, sans témoin, par une mourante dont le témoignage ne pourrait plus être invoqué, car peut-être, à ce moment même, avait-elle cessé de vivre. D’ailleurs, quoi de plus facile, pour la coupable, que de repousser l’accusation ? Il ne l’avait pas vue... et ce ruban, ne pouvait-elle l’avoir perdu là au cours d’une précédente promenade ?
« Non, je ne puis rien... je ne puis rien ! pensa douloureusement l’abbé Vandal. Je n’ai, en fait, qu’une preuve morale. Pauvre madame de Chantelaure, votre précaution aura été vaine. Mais le ciel protégera votre enfant et la défendra contre celle qui, déjà, commence de la dépouiller de son bien légitime. »
Dans la matinée du lendemain, comme le curé de Morigny revenait du jardin où il avait soigné ses chrysanthèmes, Mme Camille, sa sœur aînée, lui apprit que la comtesse de Chantelaure était morte la veille, à six heures du soir.
« Bien peu après mon départ, songea le prêtre. Elle a dû réunir ses dernières forces pour me confier son douloureux secret et ce dépôt qui, hélas ! devait demeurer si peu de temps entre mes mains. »
Il entra dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de travail et s’assit devant la table de merisier sur laquelle étaient rangés quelques livres et papiers. Le front entre ses mains, il s’absorba un moment dans ses pensées, cherchant encore un moyen d’accomplir la volonté de la morte. Mais à nouveau, il se heurtait à l’impossible. La position de la coupable était inexpugnable... et le ruban trouvé sur la route, près du lieu de l’agression, ne pouvait, hélas ! servir de rien pour confondre la créature habile et rusée qui avait su mettre à exécution, avec tant d’adresse et de promptitude, son plan de vol, après avoir vu dona Paz remettre la chaîne d’or, la boîte et la demi-lune au curé de Morigny.
« Que deviendra la pauvre petite fille, entre son père et celle qui, sans doute, sera bientôt sa belle-mère ? songea douloureusement le prêtre. De quelle angoisse cette pensée a dû charger les derniers jours de la malheureuse jeune femme ! Celle-ci voulait au moins préserver l’avenir matériel de l’enfant. Mais là encore, ses desseins ont été traversés.
« Oui, pauvre petite fille, que la divine Providence vous soutienne, car vous serez bien seule et bien exposée, près de cette femme, si votre mère a vu juste, comme je le crois maintenant. »