I

1569 Mots
ILes promeneurs étaient nombreux au Bois, en ce matin d’avril que le soleil daignait enfin éclairer, après d’interminables journées de pluie. Amazones et cavaliers se croisaient dans les allées ; des saluts, des propos enjoués, des sourires s’échangeaient au passage, des regards curieux cherchaient les visages nouveaux et les gens connus, pâture également appréciable pour les conversations prochaines. L’attention, ce matin-là, était attirée par deux étrangers au type espagnol, le père et le fils probablement, car il existait entre eux une incontestable ressemblance... Tous deux avaient le teint chaudement mat, de beaux traits, des cheveux très noirs, souples et soyeux, un air de noblesse hautaine et de froide nonchalance. Mais le regard du père, aigu, observateur, n’avait pas la séduction qui existait dans les sombres yeux noirs du fils. Celui-ci était un tout jeune homme, souple, mince, parfaitement proportionné, chez qui l’élégance aristocratique d’une vieille race noble se mêlait à une singulière vigueur, à un air d’énergie froide, de volonté orgueilleuse, qui frappait chez un être si jeune. Tous deux montaient avec une remarquable maîtrise des chevaux de race arabe, bêtes incomparables qui attiraient autant que leurs maîtres les regards des connaisseurs. L’un de ceux-ci, M. de Guichars, qui avait passé les premières années de sa jeunesse au Mexique, en une existence assez aventureuse, suivait d’un coup d’œil tout particulièrement intéressé les deux étrangers, qui le précédaient le long d’une allée. Il dit entre ses dents : – Ces gens-là montent à la façon des Sud-Américains... Et le jeune homme a une allure, une aisance, sur cet animal pas facile ! À ce moment, le père tourna un peu la tête pour regarder une amazone qui passait, en conversation animée avec les deux cavaliers qui l’encadraient. M. de Guichars étouffa une exclamation : – Don Pedro de Sorrès ! Un instant plus tard, il se trouvait aux côtés du cavalier. – Pardonnez-moi de vous accoster ainsi, don Pedro... L’autre tourna la tête et dit sans paraître surpris : – Ah ! c’est vous, Paul de Guichars ! J’ai fait précisément porter un mot ce matin à votre logis, pour vous annoncer ma prochaine visite. – Quelle bonne surprise ! Vous voilà donc devenu Parisien, don Pedro ! – Provisoirement, oui... Mon cher Guichars, voici mon fils, don Ruiz de Sorrès... La main du jeune homme, fine et nerveuse, se tendit vers M. de Guichars, que les yeux noirs aux sombres profondeurs enveloppaient d’un regard pénétrant. – Mon père m’a parlé de vous avec sympathie, monsieur, dit don Ruiz en excellent français. – J’ai été pendant quelque temps le compagnon d’aventures de don Pedro, et je conserve le meilleur souvenir du chef auquel nous obéissions tous avec enthousiasme. Un demi-sourire détendit légèrement la bouche sévère du noble Mexicain. – Vous étiez un bon lieutenant, Guichars. Nous avons fait d’excellente besogne, contre les troupes du colonel Ferrago. – Ah ! Ferrago !... Ce tigre mâtiné de renard, comme vous l’appeliez. Il fut un jour à deux doigts de vous faire pendre, don Pedro. – Oui... mais c’est moi qui, finalement, l’ai fait balancer aux branches d’un acajou. Une haine profonde vibrait dans l’accent du noble Mexicain, une lueur farouche jaillissait de ses prunelles. Et, dans les yeux superbes de don Ruiz, un éclair s’alluma, tandis que frémissait le jeune et beau visage. – Ce fut une juste exécution, dit M. de Guichars. Cet homme était un bandit. Sa capture fut l’un des meilleurs exploits du Castor-Franc... Que devient-il, ce brave Canadien ? – Toujours au Mexique, chassant, pêchant, au mieux avec ses amis les Indiens. Il vient une ou deux fois l’an passer quelques jours à notre hacienda de San Pablo. Et fréquemment, il emmène Ruiz dans ses expéditions. – Avec un tel professeur, don Ruiz doit être devenu un parfait chasseur et coureur des bois ? – Mon fils a eu mieux encore que lui comme professeur, Guichars, en la personne de l’Élan-Rapide. – L’Élan-Rapide ?... le célèbre chef Comanche, terreur du gouvernement mexicain ? – Lui-même. Nous sommes, vous le savez, les descendants d’une princesse mexicaine, fille d’un noble personnage appartenant à la race des souverains aztèques – laquelle princesse devint la femme de notre ancêtre, don Pablo d’Esvella, venu d’Espagne à la suite des premiers conquérants. Cette origine nous vaut de la part des Indiens une grande considération. En outre, l’Élan-Rapide, dont les trois fils ont été tués sur le sentier de la guerre, s’est pris d’une vive affection pour Ruiz. Celui-ci a été adopté par la tribu du Bison, et le grand chef comanche s’est chargé de son instruction en tant que chasseur, cavalier, chercheur de pistes, etc. – Eh bien, avec un tel maître, je crois que don Ruiz n’aura pas à craindre d’être surpassé ! dit M. de Guichars avec un coup d’œil d’intérêt presque déférent vers le jeune Mexicain, silencieux et pensif, un peu altier. Don Pedro eut une lueur d’orgueil dans le regard, en répliquant : – Il ne craindra jamais de rival, en effet. Déjà, il monte les chevaux les plus sauvages aussi bien que l’Élan-Rapide lui-même. Son tir est infaillible, et il sait retrouver une piste avec une habileté qui fait l’admiration du Castor-Franc, si bon chercheur de traces que soit celui-ci. L’Élan-Rapide est très fier de son élève et, pour la première fois, j’ai vu céder chez lui l’impassibilité indienne quand il a dit à Ruiz, au départ : « Que mon fils revienne, surtout, car le soleil restera obscurci pour ses frères indiens, tant qu’il ne sera plus là. » Tout en causant, les trois cavaliers avaient remis en marche leurs montures. Don Pedro poursuivit : – Toutefois, j’ai jugé bon d’ajouter à cette éducation indienne quelque connaissance de la civilisation européenne. Voilà pourquoi nous venons passer quelques mois à Paris, où j’habitais jadis, en ma jeunesse, chez mes grands-parents – car ma mère était Française. – C’est une excellente idée, don Pedro, et qui fera le plus grand plaisir à vos amis. Le Mexicain eut un sourire d’ironie. – Mes amis ne sont pas fort nombreux, Guichars, car je ne donne pas ce nom indifféremment à tous ceux qui se prétendent tels. À propos, vous êtes-vous trouvé en rapport, ici, avec le comte Arnaud de Chantelaure ? – Oui, parfois. Nous n’avons pas de relations intimes, mais nous nous serrons la main, nous échangeons quelques mots quand nous nous rencontrons dans le monde. Car nous nous sommes connus autrefois, à Mexico... – Je sais. Chantelaure est arrivé au Mexique peu de temps avant que vous le quittiez définitivement. – Vous le connaissez, don Pedro ? – Quelque peu, oui. Sa première femme, dona Paz de Ojeda, était ma cousine du côté paternel. – Ah ! j’ignorais... Une bien jolie personne... morte si jeune, hélas ! – Et bien vite remplacée ! – En effet. La seconde Mme de Chantelaure est-elle aussi votre parente, don Pedro ? – Non pas. Dona Paz était cousine de dona Hermosa par sa mère. M. de Guichars dit, en baissant la voix : – Tenez, la voilà précisément, la comtesse de Chantelaure. L’amazone que don Pedro avait regardée tout à l’heure avec quelque attention passait à ce moment, entre les deux cavaliers empressés autour d’elle. Ses yeux noirs, hardis et câlins à la fois, se rencontrèrent avec ceux du Mexicain, attentifs, pénétrants comme une lame. Elle les détourna légèrement, avec une gêne visible. Quand elle fut passée, don Pedro dit négligemment : – C’est une belle femme, et qui doit savoir plaire. – Oh ! quant à cela, oui ! Vous ne la connaissiez pas encore ? – Non, pas autrement que de réputation. Celle-ci était bonne, à Durango, où elle vivait près de sa mère, veuve et peu fortunée. Mais à Mexico, où l’emmena son mari, l’ingénieur français Barral, il y eut, paraît-il, une petite histoire pas tout à fait à son honneur. J’ai entendu dire que Barral avait été fort désillusionné sur elle et que, pris par les fièvres pendant un séjour à la Vera-Cruz, il n’essaya pas de lutter contre la maladie et se laissa mourir, en dépit des efforts d’un médecin dévoué. – Ici, elle passe pour une personne fort coquette, aimant les hommages, se faisant remarquer par des toilettes assez excentriques. Mais on ne lui impute pas de torts plus sérieux. – Et Chantelaure, que fait-il ? – Chantelaure ? Il joue, et, si j’en crois les on-dit, il est en train de perdre les trois cent mille francs dont il a hérité d’un vieux cousin, peu après la mort de sa première femme. – Ah ! ah ! toujours joueur, le personnage ! – En outre, le mari et la femme mènent la vie large. Ils ont voiture, chevaux, appartement élégant, cuisinière, femme de chambre et cocher. On donne des réceptions et l’on fait force toilettes pour aller dans le monde. – Je crois en effet que sur ce pied-là, les trois cent mille francs doivent être à peu près fondus... Et la fille du comte et de dona Paz, que devient-elle, dans tout cela ? – Elle est confiée à une institutrice, ainsi que la fille de dona Hermosa, la petite Trinidad. – Savez-vous comment la traite sa belle-mère ? – Je l’ignore. Ainsi que je vous le disais tout à l’heure, j’ai peu de rapports avec M. de Chantelaure, et encore moins avec la comtesse. Je vous répète simplement ce que j’entends dire à leur sujet. Don Pedro garda un instant le silence, puis, ensuite, reprit la conversation sur un autre sujet. En quittant peu après M. de Guichars, il lui dit avec une cordialité un peu brusque : – Eh bien, mon cher, à l’un de ces jours. Nous arrangerons une petite partie et nous passerons la soirée au théâtre. Il faut que ce jeune homme-là soit un peu initié à la vie parisienne, avant de retourner au désert, vers ses amis indiens. – Les meilleurs des amis, dit don Ruiz de sa voix chaude et grave. – Bah ! dans un an, tu auras peut-être changé d’avis et tu te ne soucieras pas de retrouver si vite l’existence quelque peu sauvage que nous menons pendant nos séjours en Sonora. Ruiz eut un geste de protestation, en répliquant : – Je ne crois pas que je change jamais sur ce point-là, mon père. Il ne me déplaît pas de connaître une existence plus raffinée, mais je sens bien que la vie libre, aventureuse, l’indépendance dont nous jouissons là-bas auront toujours mes préférences. – Nous y retournerons, sois sans crainte, car j’ai encore beaucoup à y faire, quand j’aurai appris, ici, ce que je veux savoir.
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