IITrois heures sonnaient lorsque, ce même jour, M. de Chantelaure entra dans le salon où sa femme, vêtue d’un élégant déshabillé de mousseline de l’Inde, et à demi couchée sur un sofa, parcourait distraitement un roman.
Dona Hermosa leva les yeux en demandant :
– Vous sortez ?
– Oui. J’ai un rendez-vous, chez Marnay, pour la vente des bois de Peyrouse. Il faut que je m’y décide enfin, quoi qu’il m’en coûte.
Mme de Chantelaure leva les épaules.
– Vous aurez vite fait d’engouffrer le produit de cette vente avec le reste. Non, Arnaud, ainsi que je vous l’ai dit, il n’existe pour vous qu’un moyen de vous sauver de la ruine et de refaire votre fortune. Retournons au Mexique, organisons, avec les cinquante mille francs que j’ai eu la précaution de conserver, une expédition pour rechercher le placer d’Octezuma...
M. de Chantelaure l’interrompit avec une sorte d’impatience.
– Mais, ma chère amie, c’est fou, ce que vous me proposez-là ! Ce gisement d’or n’est probablement qu’une légende... Et ceux qui la colportent ont soin d’ajouter que les obstacles, pour y atteindre, sont à peu près insurmontables.
– Il n’empêche que j’y crois, moi, à l’existence de ce gisement, et que je n’aurai pas de repos avant de vous avoir décidé à tenter l’aventure. Au reste, vous ne pourrez pas dire que je vous envoie égoïstement au danger en restant loin de celui-ci, car j’ai l’intention de vous accompagner.
M. de Chantelaure leva les bras au plafond.
– De mieux en mieux ! Je ne sais quelle démence vous pousse, Hermosa ! Et comment voulez-vous que nous allions à la découverte d’un lieu sur la situation duquel nous ne possédons aucune indication, sinon qu’il doit se trouver dans la Sonora ?
Une lueur glissa dans l’ombre des paupières demi-baissées de la jeune femme.
– Nous en recueillerons peut-être d’autres là-bas, mon cher.
– Allons donc ! Croyez-vous que depuis le temps, si ce gisement fabuleux existait vraiment, il n’aurait pas été découvert déjà par tous les aventuriers qui se sont succédé dans ce pays, surtout depuis la découverte des placers de Californie ?
– S’il est peu accessible, et si le secret en a été bien gardé, il est très admissible que personne n’ait encore pu y atteindre.
D’autres objections étaient visiblement sur les lèvres du comte. Mais à ce moment, deux petites filles de sept à neuf ans entrèrent dans le boudoir. Elles étaient suivies d’une jeune femme à la mise modeste, dont la physionomie sérieuse et douce inspirait aussitôt la sympathie.
L’une des fillettes, la plus âgée, une blonde à la mine indolente et aux yeux clairs et câlins, s’élança vers Mme de Chantelaure en s’écriant :
– Maman, Rosario vient de m’appeler avare, parce que je ne donnais rien à une vieille femme qui demandait l’aumône ! Pourtant, c’est toi qui m’as dit...
Rosario l’interrompit d’un ton véhément :
– Oui, ta maman t’a dit de ne pas donner à n’importe qui ! Mais celle-là, c’est la vieille Émilie, qui est une brave femme, très malheureuse. Alors, cousine Hermosa, je lui ai donné tout l’argent qui me restait. Et Mme Janvier m’a dit que j’avais raison !
Hermosa sourit, en regardant d’un air bénin l’institutrice qui redressait le nœud de velours grenat placé dans les boucles noires de Rosario.
– Vous encouragez cette petite prodigue, madame ? N’exagérez pas trop, car elle serait disposée, je crois, à aller un peu loin dans cette voie. Allons, viens ici, jeune personne au cœur sensible !
Rosario s’approcha de sa belle-mère. Celle-ci appuya sur la tête brune sa belle main parfumée, ornée de superbes bagues, et plongea ses yeux caressants dans les magnifiques prunelles de l’enfant.
– Tu es une bonne petite fille. Mais il faut te méfier des élans irréfléchis de ton cœur, Rosarita.
La fillette dit avec vivacité :
– Je ne peux pas voir les gens souffrir, sans chercher à les soulager ! Je ne pense pas que ce soit mal ?... Dites, papa ?
Son beau regard, soudain éclairé de tendresse, se levait sur M. de Chantelaure qui, allongeant la main, caressait la joue rosée de sa fille.
Il sourit, en répondant :
– C’est même très bien, mignonne. Toutefois, n’exagère pas, comme te le recommande ta mère. Quant à Trinidad... eh ! un peu plus de générosité ne ferait peut-être pas mal, chez elle !
Sa main, changeant de direction, effleurait d’une caresse les cheveux blonds de Trinidad.
La fillette eut une moue légère.
– J’aime mieux ne pas m’occuper de tous ces gens-là !... Que Rosario le fasse, si elle veut ! Mais alors, qu’elle ne m’appelle pas avare ! Ce n’est pas bien, n’est-il pas vrai, papa ?
Elle s’emparait de la main du comte, la baisait, puis relevait sur lui ses yeux clairs dans lesquels apparaissait la même expression de câlinerie impérieuse qui existait en ceux de sa mère.
M. de Chantelaure accorda :
– Ce n’est pas bien du tout, en effet. Rosario n’avait pas à te juger...
Rosario dit vivement, avec un éclair de protestation dans le regard :
– Mais, papa...
Mme de Chantelaure l’interrompit d’un ton doux, en appuyant un peu plus sa main sur la tête brune :
– Chut, niña ! Ton père a raison... et si je n’étais pas une maman aussi indulgente, j’aurais dû te gronder à ce sujet.
Rosario retira vivement sa tête, dans un mouvement de colère. Son regard assombri, perplexe, enveloppa le calme et aimable visage de dona Hermosa.
Celle-ci dit avec la même douceur :
– Allons, va travailler avec Mme Janvier, petite mauvaise tête. Trinidad ira vous retrouver tout à l’heure.
Oliva, la femme de chambre mexicaine, entra à cet instant. Elle annonça :
– Don Pedro de Sorrès demande à voir monsieur le comte.
Arnaud de Chantelaure sursauta.
– Don Pedro de Sorrès ? Comment ?... Il est à Paris ?
Dona Hermosa demanda d’un ton d’intérêt :
– C’est l’hacendero1 , le cousin de Paz, l’ancien chef de guérilla, dont vous m’avez parlé un jour ?
– Lui-même. Vous l’avez fait entrer dans l’autre salon, Oliva ?
– Oui, monsieur le comte.
– C’est bien, j’y vais...
Mme de Chantelaure l’interrompit :
– Pourquoi ne pas le recevoir ici, mon cher ? Je ferai avec plaisir la connaissance de ce compatriote qui, d’après ce que j’en ai ouï-dire, ne doit pas être un personnage banal.
– Oh ! pas du tout !... Introduisez don Pedro ici, Oliva.
Tandis que la femme de chambre sortait par une porte et Mme Janvier par une autre avec Rosario, dona Hermosa fit observer :
– Je me demande à quel propos il vient vous voir ? Paz m’avait laissé entendre qu’il lui en voulait beaucoup de son mariage avec vous. De fait, il ne vous a pas donné signe de vie depuis ce moment-là.
– Il est vrai qu’il a essayé d’empêcher ce mariage. Je me demande aussi...
L’entrée du visiteur l’interrompit.
Dona Hermosa réprima avec peine un mouvement de surprise en reconnaissant l’étranger dont le regard hardiment investigateur s’était attaché sur elle, ce matin même, quand il l’avait croisée au Bois.
Don Pedro s’inclina courtoisement devant Mme de Chantelaure, tendit la main au comte et, sans préambule, commença de lui expliquer le but de sa visite avec autant d’aisance que si M. de Chantelaure et lui s’étaient toujours trouvés dans les meilleurs termes.
– Je suis ici pour huit ou dix mois avec mon fils don Ruiz, et il m’a paru convenable de profiter de l’occasion pour faire connaissance avec la fille de ma cousine Paz.
Tout en parlant, il regardait dona Hermosa... Et sans doute discerna-t-il le léger tressaillement qui passait sur le visage de la jeune femme, dont les paupières ambrées s’abaissèrent pendant quelques secondes sur les yeux tout à coup assombris.
Le Mexicain ajouta en désignant Trinidad qui s’appuyait contre sa mère :
– Est-ce cette enfant ?
M. de Chantelaure répondit :
– Non, celle-ci est Trinidad Barral, la fille de ma femme. Je vais faire venir Rosario, don Pedro. Il est trop naturel, en effet, qu’elle vous connaisse, puisque vous êtes son seul parent du côté de sa mère.
Il y avait dans l’accent du comte une cordialité forcée. Quant à Hermosa, elle glissait, dans l’ombre de ses paupières, un coup d’œil méfiant vers le visiteur.
D’un souple mouvement, elle se leva, en disant avec un sourire enchanteur à l’adresse du Mexicain :
– Je vais chercher la chère petite, don Pedro. Elle est un peu sauvage et n’oserait pas venir sans moi.
La jeune femme sortit, emmenant Trinidad. Don Pedro, tout en prenant place sur le siège que lui désignait M. de Chantelaure, demanda :
– Eh bien, vous avez tout à fait renoncé au Mexique, Chantelaure ?
– Tout à fait, oui. Je n’y avais plus d’intérêts, depuis la vente des propriétés de Paz.
– Et votre seconde femme ne tient pas non plus à revoir son pays ?
– Elle, c’est différent. Elle voudrait, au contraire, que nous retournions là-bas et que je tente la chance de nous refaire une fortune.
– De quelle façon ?
M. de Chantelaure répondit en hésitant :
– Ma femme a dans l’idée que je me mette à la recherche de quelque problématique gisement d’or. C’est une chimère, contre laquelle je m’insurge...
Une lueur brilla dans le regard du Mexicain.
Don Pedro dit, avec un demi-sourire d’ironie :
– Eh ! eh ! une chimère... On ne sait jamais, Mme de Chantelaure doit être d’ailleurs une femme intelligente, qui ne vous engagerait pas au hasard...
À ce moment, une porte s’ouvrait, laissant apparaître Hermosa.
– Quel ennui, don Pedro ! Rosario vient précisément de sortir avec son institutrice ! J’aurais tant voulu cependant vous la présenter, cette chère enfant !
M. de Chantelaure ne put retenir un mouvement de surprise, que ne dut pas laisser échapper le coup d’œil perspicace de don Pedro.
Le Mexicain répliqua d’un ton courtois :
– Ce n’est que partie remise, madame. Je reviendrai et, ce jour-là, j’espère être plus heureux. D’ailleurs, je vous ferai prévenir, afin de ne pas tomber précisément sur l’heure de la promenade... Ou bien encore, j’enverrai demain ma voiture prendre l’enfant, que vous voudrez bien me confier pendant quelques instants, mon cher Chantelaure ? Je la ferai ensuite reconduire de la même manière, en compagnie d’une personne sûre, Manuela, la nourrice de mon fils.
Devançant la réponse de son mari, Hermosa dit gracieusement :
– C’est moi qui vous conduirai Rosario, don Pedro. Je suis trop désolée que vous l’ayez manquée aujourd’hui.
Le visiteur remercia, en se déclarant charmé de cette perspective. De fait, un assez vif contentement se discernait sur sa physionomie.
Il causa ensuite de choses et d’autres, parla un peu du Mexique, en ce moment dans le calme, après une de ses révolutions périodiques. Mme de Chantelaure lui donnait la réplique. Mais elle ne fit aucune allusion à son désir de retourner dans son pays... Et quand, un peu après, le visiteur ayant pris congé, Arnaud revint de le reconduire jusqu’à la porte de l’appartement, Hermosa lui dit d’un ton impératif :
– Ayez soin, surtout, Arnaud, si vous revoyez don Pedro, de ne pas lui parler du placer d’Octezuma... ni même, pour le moment, de notre idée de retour au Mexique. Je ne sais pourquoi, je me méfie beaucoup de lui.
M. de Chantelaure riposta maussadement :
– Notre idée ! Vous êtes bien bonne ! Si vous m’entraînez là-bas, vous pourrez dire que c’est vous seule qui l’aurez voulu.
– Eh bien, soit ! J’en prends toute la responsabilité. Mais je ne veux pas... entendez-vous, Arnaud ?... je ne veux pas mener ici une existence de médiocrité, de misère, peut-être, maintenant que votre passion pour le jeu nous a de nouveau ruinés.
– Ajoutez-y votre goût du luxe, de la toilette et de toutes les distractions coûteuses.
Elle se redressa, en attachant sur lui un regard dur.
– Eh bien, n’est-ce pas mon droit de femme jeune et belle ? Oseriez-vous me le reprocher, Arnaud, vous qui m’avez dit plus d’une fois : « Je voudrais avoir tous les trésors du monde pour contenter les plus insensés de tes désirs ! »
Il baissa le front et balbutia :
– Je ne vous reproche rien, ma chérie. Vous savez bien que s’il m’était possible, je vous donnerais toutes les satisfactions que vous souhaitez...
Il se rapprochait d’elle, dompté, comme toujours, par cette femme dont il avait une peur secrète, et qui savait l’envelopper dans les liens d’une impérieuse fascination... En se penchant, il prit la belle main étincelante de bagues trop lourdes et y appuya ses lèvres avec une sorte d’humilité.
Instantanément, la physionomie d’Hermosa changea. Les yeux noirs retrouvèrent leur lueur caressante, les lèvres leur sourire câlin... Et la voix douce, chantante, prononça d’un ton d’indulgente ironie :
– Vous parlez toujours sans réfléchir, mon cher ami. Toutes les petites leçons que je vous donne ne serviront à rien, je le crains. Mais passons. Pour en revenir à don Pedro, vous aurez soin d’user de circonspection avec lui. Je ne le connaissais pas, jusqu’alors. Il m’a produit l’effet d’un homme astucieux, contre lequel il est bon de se tenir en garde.
– Astucieux... je ne sais. Mais d’après ce que m’en a dit Paz, il doit être très volontaire, très autoritaire. Froissé que sa jeune cousine n’eût pas tenu compte de son opinion, en s’obstinant à m’épouser, il se tint à l’écart au moment de notre mariage. Paz avait pour lui une réelle affection qui se mêlait d’une sorte de crainte. Un certain mystère, d’ailleurs, flottait autour de lui. On racontait qu’il se créait d’étonnants alibis, et que jamais le gouvernement mexicain ne put faire la preuve que don Pedro de Sorrès, l’opulent hacendero, et le Jaguar, célèbre chef de guérilla, n’étaient qu’une seule et même personne.
– Oui, je savais cela. Il était, paraît-il, un des premiers à lever une b***e à chaque révolution. Au fond, mon cher, ce n’est guère qu’un chef de brigands !
– Vous exagérez, Hermosa ! On n’est pas chef de brigands parce qu’on cherche à donner plus de liberté, un gouvernement meilleur à sa patrie... Mais dites-moi donc pourquoi vous avez répondu à don Pedro que Rosario n’était pas là ?
Mme de Chantelaure se renversa un peu sur le sofa, en glissant vers son mari un coup d’œil rusé.
– Mon ami, j’aime toujours à me donner le temps de la réflexion. Il me paraissait inutile de jeter ainsi l’enfant dans les bras de ce parent surgi tout à coup, sans se donner la peine de nous prévenir, comme un demi-sauvage qu’il est.
Arnaud protesta :
– Oh ! un demi-sauvage ! Don Pedro est un homme très civilisé, très cultivé...
– À la surface, peut-être. Mais dans le fond, si j’en crois certains signes inquiétants de sa physionomie, il est certainement resté le chef de partisans auquel les Indiens, ses alliés, n’avaient pas donné pour rien ce surnom de « Jaguar ». Tandis que j’habitais Mexico, il m’est venu aux oreilles des histoires à faire frémir, au sujet de ce noble personnage.
– Oui, j’en ai entendu aussi. Mais je suis persuadé qu’on exagérait grandement. Il avait beaucoup d’ennemis, parmi lesquels le colonel Ferrago, acharné à le calomnier...
Mme de Chantelaure se redressa vivement.
– Antonio Ferrago était un très galant homme, incapable de calomnier qui que ce soit ! Lui aussi, on l’a accusé de choses atroces... et en fin de compte, c’est don Pedro de Sorrès qui, dit-on, le fit pendre sous ses yeux.
– Ceci n’a jamais été prouvé. Ces deux hommes se haïssaient, paraît-il. Mais je n’ai pas connu le motif de leur animosité.
– Moi non plus. Mais enfin, ce parent de notre petite Rosario est une figure plutôt inquiétante, et vous jugerez comme moi, Arnaud, qu’il est bon d’agir avec circonspection à son égard.
– Je le reconnais volontiers, en me rangeant aux conseils de votre prudence maternelle, ma chère Hermosa. Oui, vous êtes vraiment une mère pour ma Rosarita, si tôt privée de la sienne...
Un peu d’émotion se discernait dans la voix du comte... Hermosa dit avec douceur :
– Je l’ai promis à Paz, mon ami. D’ailleurs, j’aime Rosario pour elle-même, la chère petite. Donc, j’irai demain la présenter à son cousin, puisque celui-ci paraît tant y tenir. Après cela, nous verrons.
M. de Chantelaure l’approuva et prit congé d’elle pour se rendre chez l’acquéreur éventuel des bois de Peyrouse. Demeurée seule, la comtesse songea longuement, et conclut ses réflexions par ces mots glissant entre ses lèvres :
– Il faudra que j’arrive à savoir pourquoi ce don Pedro veut renouer des relations avec Arnaud et faire la connaissance de Rosario.