II-1

2076 Mots
IILe parloir était maintenant plein d’animation. Près de la table où écrivait tout à l’heure Marian, en face de la jeune fille qui avait abandonné sa plume, se tenait assis un homme de taille superbe, un bel homme dans toute l’acception du mot : traits classiques, très fermes, chevelure abondante, brune bouclée, élégance des mouvements, grâce virile du geste, charme extrême du regard, rien ne manquait à ce personnage qui devait avoir à peine la trentaine. Il causait gaiement, excitant des éclats de gaieté de la part de son entourage, composé d’Antony, le second fils du docteur, d’Ellen, une blonde petite fille de neuf ans, et d’un homme mince et blond, jeune encore malgré des tempes prématurément dégarnies. Marian elle-même souriait, d’un grave sourire qui semblait cacher quelque obsédante pensée. Contre le poêle se tenait adossé le docteur Helwill, dont la tête arrivait exactement à l’épaule de son fils aîné, Arthur, debout à quelques pas de lui. Dans la demi-clarté où se trouvait Jonas Helwill, on distinguait cependant son visage blafard garni de favoris gris, son crâne chauve et luisant, mais les yeux demeuraient dans l’ombre. – Arrivez vite. Liane, M. Resweld et Julius attendent impatiemment le thé ! s’écria Antony en voyant paraître sa cousine et sa sœur. Le jeune homme brun et son voisin se levèrent pour saluer les jeunes filles. – Je pense plutôt que c’est master Tony qui est pressé de goûter au plum-cake, Liane, dit gaiement le premier en secouant cordialement la main que lui tendait la jeune fille. Quant à nous, la tiède atmosphère que nous avons trouvée ici nous a complètement remis en état..., n’est-ce pas, Resweld ? – Mais certainement... N’écoutez pas ce bavard de Tony, miss Liane, et ne vous croyez pas obligée de vous presser pour nous, dit le jeune homme blond en serrant à son tour, très doucement, la main que lui présentait Liane. Un sourire soulevait sa moustache, donnant à son visage irrégulier et un peu austère un charme inexprimable. Ses yeux gris, très larges, très pénétrants, enveloppèrent d’un rapide regard les deux jeunes filles debout côte à côte, simples et gracieuses dans leur modeste tenue de ménagère, puis se détournèrent comme à regret. Liane s’occupa de préparer le thé, puis, lorsqu’elle eut servi à chacun le breuvage parfumé, elle s’assit au bout de la table pour terminer une petite robe destinée à Molly, la dernière fille du docteur. Arthur s’était réuni au petit groupe qui entourait la table, mais le docteur n’avait pas quitté le poêle sur lequel Ellen, la petite blonde, avait déposé pour lui une tasse de thé et une tranche de plum-cake. Ce travailleur infatigable aimait à passer chaque jour ces courts instants dans une immobilité rêveuse, et bien souvent Liane s’était demandé avec un peu de perplexité quelles pensées s’agitaient sous ce front dégarni, dans cet esprit fermé et indéchiffrable. Lily s’était emparée de son carton à dessin, et, assise près de Liane, elle travaillait tout en écoutant la conversation engagée entre M. Resweld, le docteur Julius Letman, Arthur et Tony. Marian parlait peu, mais un demi-sourire se jouait parfois sur ses lèvres à quelque amusante repartie de son cousin Julius ou de M. Resweld, lequel était de caractère gai et ouvert, malgré sa grave apparence. Il paraissait, de plus, doué d’une intelligence remarquable, et, s’il ne possédait pas le brillant de Julius Letman, il était certain qu’un charme particulier, très attachant, émanait de sa conversation simple et sans affectation. Liane écoutait aussi tout en tirant l’aiguille. Elle appréciait à sa valeur Nathaniel Resweld, malgré la divergence de leurs croyances. Dans les fréquentes occasions où il lui avait été donné de le rencontrer depuis quelques années, elle avait bien vite deviné ce cœur chaud, cette âme élevée, vibrante à tous les hauts sentiments d’honneur et de bonté. Instinctivement, elle sentait que lui aussi la comprenait, que leurs opinions étaient identiques, leurs âmes semblables en beaucoup de points... Et elle gémissait secrètement de voir éloignée de la véritable foi cette nature remarquable. Tout en reconnaissant la parfaite droiture de Nathaniel dans les circonstances ordinaires de la vie, elle se demandait parfois si cette loyauté irait jusqu’à la recherche de la vérité, et si, cette vérité une fois connue, indiscutable, le fils respectueux et aimant aurait le courage de briser les liens nombreux, de rompre avec des traditions passionnément chères au révérend Resweld, son père... Mais ce coin de l’âme de Nathaniel était demeuré clos pour Liane. On parlait très rarement de religion chez le docteur Helwill, et, lorsque M. Resweld rencontrait Liane chez sa sœur Anny, il n’avait jamais effleuré ce sujet. – Passez-moi le sucre, Tony, je vous prie, dit la voix un peu brève de Marian. Mais, plus prompt que le jeune garçon, M. Resweld s’était levé et atteignait l’objet demandé. – Vous n’aimez donc pas le thé, miss Helwill ? dit-il en souriant. C’est une véritable hérésie de le sucrer, à mon avis... – Par exemple ! se récria Julius. Bien au contraire, Resweld, le sucre développe le parfum du thé, je l’ai victorieusement démontré dans un récent article. – Vous ne me convaincrez pas, mon cher... Qu’en dites-vous, miss Liane ? Il s’était insensiblement rapproché de la jeune fille, et, en levant la tête, elle le vit tout près d’elle, qui la regardait de ses yeux gris à la fois souriants et graves. – J’avoue n’avoir pas approfondi la question, répondit-elle avec un sourire. Je prends si rapidement ma tasse de thé que je n’ai pas le loisir d’en savourer le parfum plus ou moins accentué... bien que fort souvent, j’oublie de le sucrer. – Oui, vous êtes toujours occupée..., trop occupée peut-être, dit-il d’un ton sérieux. Il ne faut rien exagérer, miss Liane, et, malgré votre excellente santé, vous pourriez vous ressentir quelque jour de cet incessant labeur. – C’est la vie même de Liane, monsieur Resweld, dit Marian en tournant lentement la cuiller dans sa tasse. Elle ne pourrait demeurer oisive un seul instant. – Je ne parle pas d’oisiveté, miss Helwill, bien loin de là. Nul plus que moi n’est ennemi de ce vice terrible. Mais certains travaux délassent l’esprit, certains plaisirs sérieux donnent tout à la fois le repos à nos corps et une détente à nos facultés intellectuelles... Or tout ceci n’existe pas pour Mlle de Lœinstein. Elle s’attache à une tâche ininterrompue, sans songer qu’un jour les forces peuvent lui manquer... N’ai-je pas raison, docteur ? – Tout à fait raison, Resweld. Vous êtes un maître moraliste... et je ne puis que vous engager à mettre ses conseils en pratique, Liane, dit en riant Julius. Le grand défaut de la famille me paraît consister dans une dose de travail anormale... pour tous, entendez-vous, Marian, pour tous. Miss Helwill eut un léger mouvement d’épaules. – Je ne dépasse jamais mes forces, sachez-le, Julius. À quoi bon !... Le travail – certain travail, j’entends – est pour moi une jouissance, je ne saurais m’en passer, pas plus que Liane ne pourrait vivre heureuse sans marmot à débarbouiller, vêtements à repriser, leçons à donner à d’ignares petites filles... Sa voix s’était faite âpre et M. Resweld la regarda avec une certaine surprise. – Voici des besognes qui ne doivent guère vous plaire, si j’en crois votre accent, miss Helwill ? dit-il avec un sourire. Le beau front de Marian se contracta un peu, tandis qu’elle faisait de la main un signe négatif... Une ombre était descendue sur le mobile visage de Julius Letman, dans ses superbes yeux noirs, doux et gais, où devaient peu séjourner les pensées graves. Il dit lentement : – Non, tout ceci n’est pas fait pour Marian. Chacun a sa nature et nous ne pouvons pas y changer grand-chose, Resweld. Nathaniel ne répondit pas, mais son regard effleura la tête fine penchée de nouveau sur la petite robe de Molly. Peut-être se demandait-il si les goûts, les tendances du caractère de Liane l’avaient irrésistiblement portée vers ces austères devoirs, ce labeur assujettissant..., si cette jeune fille paisible et courageuse n’avait pas eu à soutenir de durs combats contre sa nature première. En détournant son regard, il vit fixés sur lui les grands yeux d’azur de Lily... La voix pure, un peu basse de la jeune fille s’éleva... – Monsieur Resweld, si j’osais vous prier de jeter un coup d’œil sur mon dessin ?... Vous ne refuserez pas un conseil à la petite maladroite que je suis ? – Je vous en donnerai autant que vous le voudrez, miss Lily. Et, contournant la chaise de Liane, il vint se placer près de Lily. Celle-ci se recula un peu et lui désigna un siège près d’elle... À l’autre bout de la table, Julius causait avec Marian, Antony taquinait Cecily et Ambroise, Arthur remettait en état un malheureux polichinelle que venait de lui apporter la petite Molly, entrée en tapinois et maintenant blottie contre les genoux de son frère aîné. Près du poêle, le docteur Helwill demeurait toujours immobile. – Vous avez fait des progrès surprenants, miss Lily, dit M. Resweld en se penchant sur l’ouvrage de la jeune fille. Où est le temps des peu artistiques petits gribouillages que vous me présentiez en triomphe !... Miss Liane a en vous une excellente élève ! – Tant mieux, si cela peut compenser un peu le mal qu’elle s’est donné ! murmura doucement Lily. Chère Liane, pour moi seulement, que n’a-t-elle pas fait !... Si j’avais compté les nuits passées à mon chevet... – Tout cela est envolé dans le passé, petite folle, dit avec quelque vivacité Liane dont le teint s’était légèrement rosé. C’est mon bonheur de vous soigner, de vous aimer, ma chère enfant. – Oui, vous dites vrai... Vous avez toujours placé le devoir et le bien d’autrui avant votre satisfaction personnelle, Liane, et c’est pourquoi vous êtes aujourd’hui plus heureuse que bien d’autres..., plus heureuse que Marian, ajouta-t-elle à voix basse. Elle ne cherche que son propre bonheur, vous, vous essayez de procurer celui des êtres qui vous entourent... – Lily, vous calomniez votre sœur. Elle est bonne et sait se dévouer... – Oui, à sa manière. Elle mourrait volontiers pour sauver la vie à l’un de nous, elle accomplirait strictement son devoir en quelque cas que ce soit mais il ne faudrait pas lui demander certaines abnégations silencieuses, journalières, ni cette tendre charité qui fait les délices de la vie... Pauvre Marian ! murmura-t-elle pensivement. Je voudrais tant qu’elle vous ressemble, ma Liane ! – Allons, ne racontez pas de folies, Lily ! dit Liane en essayant de prendre un air sévère. Fort heureusement, M. Resweld sait que votre affection pour moi vous porte à l’exagération. – Oui..., je sais, je vous connais un peu, miss Liane, dit-il gravement, d’un accent contenu et pénétré. Lily sourit, ses grands yeux rayonnèrent... Cette fois une vive rougeur envahissait le teint clair de Liane. Elle baissa vivement la tête sur son ouvrage, et le silence plana quelques minutes sur ce petit coin... Pour le rompre, Liane dit d’une voix légèrement changée : – Vous auriez dû nous amener Anny, ce soir, monsieur Resweld. Lily et tous les enfants l’aiment tant. – Oui, j’y ai pensé, mais elle était chez sa sœur aînée. Ce sera pour une autre fois, miss Liane, Anny aussi a toujours un extrême plaisir à se trouver parmi vous... Mais vous me faites penser que j’allais négliger une importante commission. Ma mère donne mardi une petite réunion tout intime pour les amies de ma sœur, et elle souhaiterait que miss Lily vînt nous jouer un des ravissants morceaux qu’elle interprète si bien. – Dites à Mrs. Resweld que je le ferai très volontiers, si cela peut lui causer quelque plaisir, répondit Lily avec l’entière simplicité qui était un de ses plus grands charmes. Si toutefois mon père le permet, ajouta-t-elle aussitôt. – Oui, je le permets certainement si cela ne doit pas vous fatiguer, ma fille, dit une voix brève. Le docteur Helwill s’était rapproché depuis une minute et se tenait derrière la chaise de sa fille. Maintenant, son visage était en pleine lumière. Il avait des yeux bleu foncé, superbes et froids comme ceux de Marian – des yeux singuliers à voir dans cette face blême, très maigre. C’était là le seul point de ressemblance avec sa fille aînée, car Jonas Helwill était de petite taille et n’avait rien de la beauté classique de Marian. – Alors, je vais dire à ma mère et à Anny qu’elles peuvent compter sur vous, miss Lily... Sur vous aussi, miss Liane ? – Oh ! moi ! fit Liane avec un petit geste de protestation. Vous savez bien que je ne puis distraire ainsi plusieurs heures de ma journée, monsieur Resweld. – Pour une fois, vous prendrez un petit congé, miss Liane. N’est-ce pas qu’elle peut le faire sans inconvénient, docteur ? – Oh ! certainement !... Elle est libre, tout à fait libre, répondit Jonas Helwill du ton mesuré qui lui était habituel. Liane a toujours su discerner où se trouvait son devoir, je n’ai jamais eu à le lui indiquer. Cette phrase semblait un compliment, un hommage implicite rendu au dévouement, aux vertus de Liane... Pourquoi parut-il à Nathaniel qu’elle tombait comme un poids accablant sur cette jeune tête inclinée ? Le docteur Helwill n’avait-il pas compris depuis longtemps que la passion du devoir, la délicatesse et la reconnaissance attachaient plus fortement Liane à sa tâche que ne l’eussent fait de lourdes chaînes ?... que sa liberté laissée à la jeune fille la retenait invinciblement prisonnière ?... Oh ! oui, elle était libre, absolument libre...
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