– Vous m’accompagnerez ?... Vous vous déciderez peut-être, chère Liane ? dit Lily d’un ton peu convaincu, comme si elle eût connu à l’avance – et par une fréquente expérience – le résultat des délibérations intérieures que pourrait faire Liane à ce sujet.
– N’y comptez pas trop..., pas du tout même, mon enfant. J’ai précisément une très longue leçon mardi.
Elle parlait avec calme et dans son regard on ne discernait aucune trace de regret ou de déception. Le sacrifice quotidien l’avait fortement trempée, sans rien lui enlever de sa tendresse de cœur et de sa compassion pour les petits ennuis d’autrui, sans ternir en elle cette fleur de jeunesse, cette spontanéité, cette gaieté tranquille et douce qui étaient son charme le plus exquis.
– J’espère que nous serons plus heureux une autre fois, dit M. Resweld d’un ton de regret. Mais voici la demie de cinq heures, il est grand temps de me retirer... Partez-vous maintenant, Letman ?
– Mais oui, il le faut, j’ai encore deux malades à voir...
Marian fronça légèrement ses sourcils sombres.
– Je comptais que vous resteriez aujourd’hui à dîner, Julius. Nous ne vous voyons plus très souvent, maintenant.
Une expression joyeuse illumina la belle physionomie du docteur.
– J’ai eu du travail par suite d’une petite épidémie du côté des faubourgs, Marian... Mais je réparerai cela en venant plus fréquemment désormais. Vous savez bien que je ne demande pas mieux ! dit-il d’un ton de reproche.
Une ombre mélancolique flotta une seconde sur l’impassible visage de Marian... D’un geste un peu brusque, ses doigts longs et blancs saisirent un coupe-papier qu’elle se mit à considérer attentivement, tandis que Julius continuait :
– Pour vous le montrer, je puis revenir dîner après mes visites, il ne sera pas trop tard encore... Cela vous va-t-il ainsi, Marian ?
– Oh ! parfaitement ! dit-elle d’un ton nonchalant, sans le regarder. Vous voici prévenue, Liane, nous avons un convive de plus... À tout à l’heure, Julius. Au revoir, monsieur Resweld.
Elle tendit la main à Nathaniel qui s’inclinait devant elle, fit à son cousin une sorte de petit geste amical et se saisit de nouveau de sa plume.
Le docteur Letman et M. Resweld s’éloignèrent, reconduits par Arthur et Tony, après avoir pris congé du docteur Jonas et des jeunes filles.
Liane se dirigea vers la cuisine pour jeter un coup d’œil sur les préparatifs du dîner et s’occupa ensuite de consoler le petit Joe, le dernier enfant du docteur, qui accourait lui montrer son petit visage ruisselant de larmes, agrémenté sur le front d’une grosse bosse... Quand elle rentra dans le parloir, Marian et Arthur s’y trouvaient seuls. Le docteur avait regagné son cabinet de travail, les enfants jouaient dans le hall, et, par la porte entrouverte sur la salle à manger imparfaitement éclairée, on pouvait apercevoir Lily et Cecily mettant le couvert.
Liane reprit sa place et son ouvrage. Mais, au bout d’un moment, son regard se dirigea involontairement vers sa cousine. Marian avait abandonné son travail et, le porte-plume en l’air, les yeux absorbés, elle demeurait depuis quelques minutes immobile.
À l’autre bout de la table, Arthur la regardait aussi. Dans le pâle visage du jeune homme étincelaient des yeux bleus semblables à ceux de Lily, mais plus virils, plus fiers, par instants traversés de lueurs dures, à d’autres moments comme enflammés par de secrets mouvements intérieurs. Arthur était un silencieux, mais sous son apparence froide, extrêmement réservée, il cachait une rare bonté, une délicatesse exquise. Envers ses frères et sœurs, il se montrait d’une inépuisable complaisance ; en retour, les uns et les autres lui témoignaient une confiance sans bornes, et Marian elle-même appréciait à leur juste valeur le sérieux et l’intelligence de son jeune frère.
En revenant de sa songerie, miss Helwill vit fixés sur elle ces yeux bleus et ces yeux bruns, également, surpris et interrogateurs. Un des principes de Marian était en effet de ne jamais se permettre la rêverie.
Un peu de rougeur monta à son teint neigeux...
Elle dit d’un ton contrarié :
– Que vous prend-il de me regarder ainsi ?... Qu’ai-je d’extraordinaire ?
– Rien d’extraordinaire, Marian... ou plutôt, si, car il est assez inusité de vous voir triste... « Ni gaie ni triste » pourrait être votre devise.
– Où prenez-vous que je suis triste ? dit-elle un peu brusquement. Je réfléchissais...
Elle feuilleta nerveusement un livre ouvert devant elle... Mais Arthur la regardait toujours. Il se leva tout à coup et vint lui poser la main sur l’épaule.
– Marian, renseignez-moi sur un sujet qui me cause une extrême surprise... Ma sœur, pourquoi n’épousez-vous pas Julius Letman, puisqu’il n’a pas de plus ardent désir, et que vous... oh ! Marian, ce serait votre bonheur !
Elle tressaillit et recula vivement sa chaise pour regarder Arthur. Son beau visage s’était soudainement contracté.
– Que dites-vous là ?... Qu’en savez-vous, Arthur ?... fit-elle d’une voix dure et troublée.
– Je sais, j’ai compris... Voici longtemps que vous connaissez Julius, longtemps que ce projet existe. Lui n’attend que votre consentement... mais quelque chose vous arrête, Marian, et je ne comprends pas quel peut être cet obstacle. Pourquoi souffrir ainsi, lorsqu’un mot vous rendrait heureuse ?
Le calme était revenu sur la physionomie de miss Helwill, mais un pli apparaissait sur son grand front blanc.
– Vous êtes un profond observateur, Arthur, et, en un sens, vous avez raison. Oui, Julius a été pour moi un très cher ami d’enfance, et, aujourd’hui, je l’accepterais volontiers pour époux. Mais vous avez dit vrai en parlant d’obstacle, et cette pierre d’achoppement est la même qui nous tourmente tous ici, depuis mon père jusqu’à Liane, malgré ses belles théories de résignation... Je veux dire l’argent...
– L’argent ?... Certainement, vous n’auriez rien à apporter à Julius, sauf votre savoir, mais lui a une certaine aisance et une position honorable, assurée.
Elle eut un léger haussement d’épaules.
– Qu’est-ce que cela ?... Par la force des choses, je me suis trouvée ici assujettie à certaines besognes ménagères, à certains détails fastidieux que je n’ai pu éviter. C’était mon devoir... Mais rien ne m’oblige à me marier, et, si je le faisais, ce serait en vue d’acquérir une situation solide, honorée, brillante même, et calme toutefois, afin de pouvoir me livrer en paix aux travaux intellectuels que je rêve. Le mariage dans la médiocrité, dans l’économie et le resserrement d’une vie de petite bourgeoise... oh ! non, non ! Et Julius, malgré toute sa bonne volonté, ne pourrait me donner autre chose.
– Et pour lui, vous ne feriez pas ce sacrifice ? demanda Liane qui considérait avec une sorte de perplexité le visage très calme de sa cousine.
– Non, pas même pour lui, dit-elle fermement. Si j’étais riche moi-même, je l’épouserais pauvre..., mais jamais – et je le lui ai dit sincèrement – jamais je n’unirai ma pauvreté à sa demi-aisance. Je traînerai s’il le faut une existence de solitude et de privations jusqu’à la tombe, mais, quant à la médiocrité en famille, je n’en veux à aucun prix... J’ai pu l’apprécier ici, murmura-t-elle d’un ton amer.
Elle reprit son travail, et Arthur retourna à sa place après avoir échangé avec Liane un coup d’œil mélancolique.
... En sortant de la maison Helwill, Nathaniel et Julius avaient marché quelque temps en silence. La température, d’ailleurs, était peu propice à la conversation. Un vent âpre et glacé soufflait à travers le boulevard suivi par les deux jeunes gens, cinglant leur visage et leur coupant quelque peu la respiration... Mais ils tournèrent dans une petite rue abritée, ils se trouvèrent sous les arcades de bois longeant toute une rangée d’antiques maisons, et, continuant sans doute tout haut quelque pensée intérieure, Julius murmura :
– Quelle femme remarquable !... supérieure sous tous les rapports !
– Oui, en vérité ! répondit spontanément Nathaniel, dont le regard profond semblait, depuis qu’il était sorti de chez le docteur, contempler une absorbante image.
Ils marchèrent encore quelques instants sans parler, puis Julius reprit d’un ton d’âpre regret :
– Si intelligente, si belle !... et vouée à cette vie de travail insipide, de médiocrité sans relâche ! C’est une injustice, Resweld, avouez-le !
– Une injustice ?... Je ne puis avoir cette pensée, Letman, car Dieu lui-même l’a mise dans cette voie austère, et lui seul doit l’en tirer, si sa sagesse le juge nécessaire. Miss Liane est d’ailleurs si parfaitement soumise à cette divine volonté...
Le docteur s’arrêta brusquement en regardant son compagnon avec surprise.
– Miss Liane ? répéta-t-il. Mais il n’est pas question d’elle, Resweld ! Je vous parlais de ma cousine Marian !... Je ne comprends pas votre erreur, car, avouez-le, les qualificatifs dont je me suis servi ne convienne pas absolument à Liane. Elle est charmante, bonne et dévouée au possible, intelligente et instruite, très certainement, mais quant à la traiter de femme remarquable, supérieure, non, cela ne viendrait pas à l’idée ; Marian, à la bonne heure ! dit-il avec un enthousiasme contenu. Elle unit à la grâce féminine, à une beauté incontestable, des qualités d’esprit toutes viriles, une droiture et une fermeté de principes qui font mon admiration... Et quelle intelligence, Resweld ! Le jour où elle serait délivrée des entraves de cette vie de gêne, de cette obligation d’un travail forcé et fastidieux, elle deviendrait en peu de temps un de nos écrivains les plus remarquables et une des colonnes du mouvement féministe... le bon, j’entends. Elle a composé dernièrement un petit essai d’économie sociale qui est, positivement, un chef-d’œuvre... Non, on ne peut en aucun point la comparer à Mlle de Lœinstein, conclut-il avec une inconsciente intonation de dédain dans la voix.
Nathaniel s’était remis en marche et son compagnon le suivait machinalement... M. Resweld dit tout à coup :
– Pourquoi n’épousez-vous pas miss Helwill, Letman ?
Julius tressaillit un peu... Ils passaient en ce moment devant un magasin éclairé et M. Resweld vit se contracter légèrement le beau visage du docteur.
– Elle ne le veut pas, Resweld... Oh ! combien de fois le lui ai-je demandé ! Mais elle m’oppose toujours sa pauvreté... Et moi je ne peux lui offrir qu’un peu d’aisance, mais non la richesse qu’elle souhaite.
– Oh ! oh ! cette créature supérieure serait-elle donc ambitieuse et terre à terre, tout comme les vulgaires humains ? dit Nathaniel avec ironie.
– Quelle idée ! Mais c’est tout le contraire ! s’écria Julius d’un ton quelque peu irrité. Elle veut demeurer libre dans le domaine de la pensée, sans craindre ces chaînes qui s’appellent le soin du ménage, la direction des enfants, les soucis constants que donne une situation modeste, telle que le serait la sienne si elle devenait ma femme. Plutôt que de risquer cela, elle préfère renoncer à jamais au mariage, afin de conserver au moins son entière liberté d’action.
– Et elle fera aussi bien, déclara M. Resweld. Laissez-moi vous le dire, Julius, miss Helwill, d’après ce que vous m’en apprenez et ce que j’en ai pu constater moi-même, ne me paraît aucunement apte à devenir épouse et mère. Elle ignorera toujours, je le crains, les dévouements que comportent ces deux titres, elle voudra demeurer « elle », et elle seule.
– Allons donc ! elle est bonne, très bonne, et fera une femme incomparable ! Vous ne la comprenez pas, Resweld.
– Non, je l’avoue franchement. Ces sortes de natures féminines, ces êtres très remarquables souvent – je ne le nie pas – ne m’inspirent qu’une admiration très platonique, et je garde mes sympathies pour la femme qui sait se dévouer et s’oublier, qui n’est pas toujours une savante et passe souvent inaperçue, mais qui peut seule nous donner les saintes joies du foyer.
– Comme Liane, probablement ? dit Julius avec quelque ironie.
– Comme miss Liane, en effet, répondit Nathaniel d’un ton ferme. Celle-là est une perle rare, et, croyez-le, je ne rétracte en aucune façon ce que j’ai dit tout à l’heure, lorsque j’ai cru que vous parliez d’elle, Letman.
Celui-ci ne put retenir un léger haussement d’épaules.
– Liane, traitée de femme supérieure !... Elle a de bonnes petites vertus bourgeoises, voilà tout... Non, non, Resweld, vous ne me convaincrez jamais sur ce sujet, et, pour moi, Marian demeurera infiniment élevée au-dessus de toutes, aussi bien sous le rapport des qualités intellectuelles que par ses vertus fortes et ses principes inébranlables.