Chapitre 3

2009 Mots
3 CHLOÉ Le cœur battant frénétiquement, je regarde la porte se refermer derrière la grande silhouette de Nikolai. Mon front frémit là où ses lèvres ont touché ma peau, même si dans mon esprit résonnent encore les cris insoutenables de l’homme agonisant qu’il a torturé. Comment un tueur impitoyable peut-il se comporter de manière aussi tendre et attentionnée ? Tout cela est-il bien réel, ou n’est-ce qu’un masque qu’il porte pour cacher le psychopathe qui est en lui ? Je n’ai pas vraiment faim – l’anesthésie m’a donné la nausée –, mais j’ai besoin d’être seule quelques minutes. Tout s’est passé si vite que je n’ai pas eu le temps de formuler mes questions, et encore moins d’essayer de trouver des réponses. Un peu plus tôt, l’un des tueurs de ma mère était sur moi, un désir répugnant dans ses yeux creux et sombres, et l’instant d’après, la cervelle de son partenaire éclaboussait la forêt et Nikolai tailladait mon agresseur, menaçant de lui arracher les intestins. Ravalant ma nausée, je repousse ce souvenir. Aussi brutales qu’aient été les méthodes d’interrogatoire de Nikolai, elles ont porté leurs fruits. Maintenant que je ne suis plus en état de choc après les brumes de l’anesthésie, je peux enfin réfléchir aux implications de ce que j’ai appris. Ils étaient là pour te tuer tous les deux, m’a dit Nikolai dans la voiture avant de me demander si le nom de Tom Bransford me disait quelque chose. En effet. Il est partout aux actualités, ces derniers temps. D’une main instable, je saisis la télécommande et allume la télévision, cherchant une chaîne d’information. Bien sûr, on y parle des débats des primaires, que Bransford semble remporter, se hissant en tête dans tous les sondages. Mes entrailles bouillonnent tandis que j’observe son visage à l’écran. Si Nikolai me dit la vérité, alors c’est le responsable du meurtre de ma mère. D’allure encore jeune et svelte à cinquante-cinq ans, le sénateur californien exsude le charme et le charisme. Ses épais cheveux d’un blond doré sont à peine parsemés de gris, ses yeux sont d’un bleu éclatant et son sourire assez radieux pour éclairer tout un entrepôt. Pas étonnant qu’on le compare à JFK. Il pourrait être le frère encore plus beau de l’ancien président. Je cherche des signes de malveillance sur son visage aux traits réguliers, mais je n’en trouve aucun. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Aussi beau que soit Bransford, il n’arrive pas à la cheville de l’attrait magnétique et sombre de Nikolai, pourtant je sais de quoi lui est capable. Je ne suis pas la seule à être éblouie par Nikolai, d’ailleurs. Même étourdie par l’anesthésie, je n’ai pas pu manquer les regards de convoitise que les infirmières lui lançaient subrepticement. Je ne suis jamais sortie en public avec mon employeur, mais j’imagine que les petites culottes doivent s’enflammer sur son passage. Un étrange sentiment de jalousie me frappe à cette idée, et je me rends compte que je suis en train de m’éloigner de la question principale. Pourquoi ? Pourquoi un candidat à la présidence voudrait-il nous tuer, ma mère et moi ? Cela n’a aucun sens. Pas le moindre. Maman n’aurait pas été plus désintéressée de la politique si elle avait vécu dans la jungle amazonienne, et Dieu sait que je ne m’intéresse pas à ce genre de choses. Aussi gênant que ce soit de l’admettre, je n’ai même pas voté aux dernières élections, trop occupée avec la fac et tout le reste. Je n’ai jamais rencontré Bransford, c’est certain. J’ai une bonne mémoire des visages, et le sien est plus marquant que la plupart. Peut-être maman l’a-t-elle rencontré, d’une manière ou d’une autre ? Au restaurant où elle travaillait, peut-être ? C’est possible, en théorie. L’hôtel haut de gamme auquel est rattaché le restaurant est fréquenté par toutes sortes de clients VIP. Peut-être que Bransford y a séjourné lors d’une visite à Boston et que maman l’a vu faire quelque chose qu’elle n’aurait pas dû voir. Mais alors, pourquoi vouloir me tuer aussi ? À moins qu’il craigne que maman m’ait répété ce qu’elle savait sur lui ? Oh, p****n ! Elle a peut-être caché une preuve dans son appartement et il pense que je sais où elle se trouve. Je me redresse, fébrile, mais je retombe aussitôt sur le monticule d’oreillers avec un gémissement. C’est officiel, l’anesthésie s’est dissipée, parce que ce mouvement était douloureux. Très. J’ai l’impression que des couteaux brûlants me plongent dans le bras, et le reste de mon corps n’est pas en meilleur état. On dirait que j’ai été renversée par un camion – et pas un assassin, aussi massif qu’il ait été. Avant que je puisse reprendre mon souffle et me concentrer, la porte s’ouvre et Nikolai arrive avec un plateau couvert. Mon cœur s’élance au galop et le peu de souffle que j’ai réussi à récupérer est expulsé de mes poumons. À présent, sans le contre-coup du choc pour engourdir mes sens et la distraction du personnel médical qui s’affaire autour de moi, son effet est dévastateur, terrifiant et puissant. Je n’ai jamais connu d’homme capable de faire réagir mon corps rien qu’en entrant dans une pièce. Et ce n’est pas seulement son physique, c’est absolument tout, depuis l’intensité animale brute dans son regard vert ambré jusqu’à l’aura de pouvoir qu’il porte aussi confortablement que l’un de ses costumes sur mesure. En ce moment, il est habillé de façon plus décontractée, avec un jean foncé et une chemise bleue dont les manches sont retroussées jusqu’aux coudes. Je me rends compte qu’il a dû se changer et se doucher pendant que j’étais dans les vapes – non seulement sa tenue est différente de tout à l’heure, dans la voiture, mais la tache sur sa pommette a disparu et ses cheveux noir corbeau sont lissés en arrière, exposant la nette symétrie de ses traits frappants. Mes yeux parcourent son visage avec gourmandise, depuis ses épais sourcils noirs jusqu’à la forme pleine et sensuelle de sa bouche. Pour une fois, elle n’affiche pas le rictus sombre et cynique qui le caractérise. Au contraire, son sourire est chaleureux, empreint d’une tendresse troublante. — J’ai demandé à Pavel de réchauffer des restes et de préparer une sélection d’en-cas, me dit-il en traversant la chambre alors que j’éteins la télévision par réflexe. Sa voix profonde, rauque et soyeuse est comme une caresse pour mes oreilles, infiniment plus agréable que le timbre strident du présentateur. Posant le plateau sur ma table de chevet, il s’assied à côté de moi et commence à me montrer les plats un par un. — Je me suis dit que tu aurais la nausée, alors j’ai aussi du pain grillé nature. Waouh. Pourrait-il être encore plus prévenant ? Si je ne l’avais pas vu tuer et torturer de mes propres yeux, je ne l’aurais jamais cru capable d’une telle cruauté – même avec cette impression sombre et dangereuse qu’il dégage. — Merci, murmuré-je en essayant de ne pas penser à ses mains armées de la lame qui a tué un homme. Il tend le plateau vers moi, me laissant choisir ce que je veux. Il y a un peu de tout, des fruits en tranches, des blintzes farcis, de la charcuterie et divers fromages, mais il est vrai que je me sens encore barbouillée, surtout avec les images macabres qui refusent de quitter mon esprit, alors je me contente de prendre le pain grillé et une poignée de grains de raisin. Il me regarde manger avec un demi-sourire approbateur. J’essaie de ne pas penser à la chaleur que ce sourire me procure, et pas seulement sur le plan sexuel. C’est une illusion, ce sentiment de sécurité et de confort qu’il me donne, un reliquat de l’époque où je le prenais pour un homme bon qui avait juste un peu de mal à communiquer avec son jeune fils. Je commençais à tomber amoureuse de cet homme. Non. Je me mens à moi-même. J’étais déjà tombée amoureuse de lui – à tel point qu’en dépit des révélations terrifiantes d’Alina, j’ai opéré un demi-tour avec ma voiture et je revenais au manoir lorsque les assassins m’ont tendu une embuscade. Sa propre sœur m’a dit qu’il était un monstre, et je ne l’ai pas crue. Je ne voulais pas la croire. J’ai toujours du mal, d’ailleurs. — Où est Slava ? Comment va-t-il ? demandé-je, choisissant le sujet le plus inoffensif qui me vienne à l’esprit. Il y a tant de choses dont nous devons discuter, depuis les motivations de Bransford jusqu’à la question de mon statut ici, prisonnière ou libre, mais je ne suis pas encore prête à en parler. Cette dernière question, en particulier, est trop dérangeante pour être envisagée en ce moment. — Il est en promenade avec Lyudmila, me répond Nikolai. Alina l’a fait partir avant notre arrivée. — Ah, c’est bien. Je craignais que l’enfant nous ait vus par sa fenêtre. — Que vas-tu lui dire sur... tu sais ? dis-je en désignant mon bandage de la main gauche. — On dira juste que tu as trébuché sur une branche, répond-il, les dents serrées. Je préférerais qu’il ne sache pas que tu as voulu l’abandonner. — Je n’ai pas... Aussitôt, je m’interromps, parce que c’est la vérité. J’allais revenir, mais Nikolai l’ignore. Et je n’ai pas l’intention de le lui apprendre. Je ne veux pas qu’il sache avec quelle facilité je me suis laissé berner et comment, même maintenant, une partie de moi refuse toujours de croire qu’il est un tueur aussi impitoyable que les hommes qui ont assassiné ma mère. Il plisse ses yeux de prédateur avec un vif intérêt. — Tu n’as pas quoi ? — Rien. Le mot a fusé rapidement, mais il n’est guère convaincant. Je m’efforce de me rattraper. — Je voulais dire que je ne l’ai pas abandonné, lui. On dirait qu’un nuage orageux voile le visage de Nikolai en cet instant, bloquant la lumière et la chaleur. Son regard se ferme et ses traits magnifiques prennent une dureté de statue. — C’est vrai. C’est moi que tu as abandonné. À cause de ce qu’Alina t’a dit. Je déglutis péniblement. Je ne suis pas sûre d’être prête à en arriver là, mais il semble que je n’ai pas le choix. Sourde à la douleur lancinante dans mon bras, je me hisse pour me redresser. — Est-ce qu’elle a menti ? demandé-je d’une voix légèrement chevrotante. Elle a tout inventé ? Il me regarde fixement et le silence s’étire en longues secondes douloureuses. — Non, répond-il enfin. Elle n’a pas menti. Quelque chose se fane en moi. Jusqu’à ce moment, j’avais encore l’espoir que sa sœur avait tort, que malgré ce que je l’avais vu faire aux deux assassins, il n’était pas coupable d’un atroce parricide. Mais le doute n’est plus permis, maintenant. De son propre aveu, l’homme en face de moi a tué son père. — Que s’est-il passé ? Pourquoi... Ma voix se brise. — Pourquoi as-tu fait ça ? Il ne répond pas pendant un long moment qui m’oppresse. Son visage est celui d’un inconnu, sombre et fermé. — Parce qu’il le méritait. Ses mots tombent comme un marteau, lourds et définitifs. — Parce que c’était un Molotov. Comme moi. J’humecte mes lèvres sèches. — Je ne comprends pas. Mon cœur bat contre mes côtes, chaque battement résonnant à mes oreilles. D’un côté, j’aimerais tout arrêter et m’enfuir en hurlant, mais de l’autre, aussi stupide que ce soit, j’ai envie de poser ma paume sur la ligne dure et intransigeante de sa mâchoire pour lui apporter du réconfort. Parce que, sous cette façade implacable et dénuée d’émotions, se cache de la douleur. Il doit bien y en avoir. Il ouvre la bouche pour répondre lorsque quelqu’un frappe à la porte. C’est un son léger, presque timide, mais il achève ce moment à cœur ouvert aussi sûrement qu’un coup de feu. Nikolai se lève d’un bond et va ouvrir la porte. — Konstantin au téléphone, dit Alina depuis le seuil. Son équipe a trouvé quelque chose.
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