Chapitre 1
Chapitre 1
En ce jour du 17 juillet 1936, il est une heure du matin, j’arrête de griffonner des mots sur mon carnet. Je bute sur mes souvenirs, sur ces années qui ont vite passé. Je ne pense pas y arriver tellement ma tête me fait mal. On dirait qu’un forgeron est en train de me taper sur le crâne. Mon Dieu, pourquoi souffrir autant ? Depuis ma naissance, que de larmes, que de tourments j’ai subis ! La pénombre efface la laideur du monde, il ne reste plus que des images imprécises et vous, mes enfants. Ah, mes chers petits ! Que je vous aime ! Je vous devine, je vous revois malgré l’obscurité. Souvent, vous allez vous amuser dans la propriété des voisins, un paradis pour vagabonder au gré de vos fantaisies : des fausses grottes cachées dans la végétation, des bassins grands comme des océans, des tours construites à l’image d’un château fort du Moyen-âge. C’est votre terrain de jeu préféré. J’entends encore vos grands éclats de rire, vos chamailleries aussi. Avant-hier, Monsieur Sabater est venu se plaindre. Il est vrai que vous indisposez tout le voisinage avec ce vacarme parfois assourdissant. J’imagine sans peine une de vos innombrables querelles enfantines :
Ma pauvre Boubou, ma petite dernière, tu pousses de terribles hurlements ! Tu es en train de crier de tous tes poumons, complètement figée par la peur. Tu as fort à faire avec Henri. Mon grand et unique garçon n’arrête pas de te taquiner, mais aussi Madou qui te commande comme si tu étais un pauvre soldat. Yvette, silencieuse, impassible, légèrement en retrait, ne pipe pas un mot. Elle ne ressent pas le besoin de t’apporter son aide. Comme souvent, elle demeure une spectatrice amorphe, indifférente à toutes vos disputes. Heureusement que Juju, mon aînée, qui veille au grain non loin de là, arrive vite pour te porter secours. C’est regrettable, je ne peux plus intervenir avec efficacité, au bon moment. L’amputation de ma jambe me fait souffrir le martyr…
Sur la terrasse de la maison, en haut de la traverse de la Serre (future impasse Maurice Racol), j’ai pris place sur un des bancs de rocaille. Le jardin tout en restanques est magnifique, même dans les couleurs du ciel nocturne. Il épouse merveilleusement la pente. La vigne qui cerne le bas de la maison offre un délicieux raisin muscat à l’exquise saveur dont je me délecte souvent. Plus bas encore, des abricotiers, des figuiers et bien d’autres arbres fruitiers me rappellent mon lointain pays. Le domaine familial est vaste, plein de mystères dans cette légère noirceur. Il domine la Méditerranée en arrière-plan. Je goûte au calme enfin retrouvé. Il m’est impossible toutefois de trouver le sommeil…
Je revois Henriette, votre mère, cette longue jeune fille qui se hâtait tous les matins vers l’église Saint Cassien. J’étais de passage à Marseille. Gravement blessé à la jambe gauche pendant la guerre de quatorze aux Dardanelles, j’étais en convalescence à la villa Alsace-Lorraine dans le vallon de l’Oriol. Nos regards se sont croisés plusieurs fois et un amour fou est né. Scandale effroyable, déshonneur, honte dans une grande famille bourgeoise marseillaise ! « Comment un légionnaire étranger, sans situation, sans fortune, tout juste chrétien a-t-il osé dévisager ma fille ? » aurait dit M. Anastay, pharmacien, votre grand-père. Deux ans de silence total puis le décès de son père. Après… un mariage heureux avec la naissance de cinq merveilleux anges et démons…
Je reste assis à respirer le léger parfum du lilas qui imprègne délicatement le silence des ombres fauves. Je ne peux toujours pas m’assoupir. Il n’y a que moi, rien que moi. Je repense à ma vie depuis mon départ de Perse (elle se nomme Iran à présent). Comme vous le savez, j’étais iranien et mon exil forcé pour la France fut douloureux et pénible. Je ne l’ai jamais crié sur les toits. Parfois, en lisant mon nom, on croit que je suis grec. Il y a toujours eu une certaine incompréhension entre nos deux pays. Montesquieu avait rédigé autrefois un ouvrage, Les Lettres Persanes, sur ce thème. Je suis encore capable de citer sa phrase-clé :
« Monsieur est Persan ! C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? ». Et oui, comme Rica le personnage du livre, je possédais cette nationalité. De plus, j’appartiens à la communauté chaldéenne de religion catholique. Les Chaldéens avec les
Assyriens, avec les Syriaques se considèrent comme les héritiers des civilisations antiques de Mésopotamie. Ils constituent des minorités chrétiennes en Perse, en Turquie et dans tout le Moyen-Orient. Ils partagent la même culture, la même langue, l’araméen ou le soureth, celle parlée au temps du Christ. Voilà un bien curieux papa !
Mes enfants, je voudrais tant que vous appreniez à me connaître un peu mieux ! Je sais, je ne vous ai jamais relaté comment c’était là-bas : les paysages, les gens, les bruits. J’espère arriver à vous l’écrire et mettre un peu d’ordre dans ce qui a été mon existence. J’ai beau m’efforcer de rassembler les morceaux, mais le scénario de ma pauvre vie reste éclaté. Des pans de ma mémoire se sont volatilisés, une partie de mon humanité a disparu dans les horreurs des supplices et le cortège de massacres des gens de ma race. Mes parents, mes proches, mes amis ont tous disparu durant ces années terribles comme ces milliers d’Assyro-Chaldéens-Syriaques dans ces villages chrétiens à la périphérie des empires ottoman et perse. C’étaient des assassinats sauvages, perpétrés par les Turcs et les Kurdes, leurs bras armés. Comme pour nos frères Arméniens dont beaucoup sont venus se réfugier à Marseille, la tuerie était organisée de manière méthodique. Elle a abouti à une monstrueuse extermination de 250 000 hommes, femmes et enfants, près de la moitié de la communauté... En Occident, personne n’a rien dit, c’est si loin la Perse !
A la fin de la Première Guerre mondiale, les survivants espéraient revenir sur leurs terres ancestrales. En 1920, au traité de Sèvres, on a bien évoqué la création d’un état autonome. Le rêve s’est brisé devant l’exigence de Mustafa Kemal. Le texte à peine signé, le nouveau dirigeant ottoman a protesté et demandé sans délai sa révision. Entre 1920 et 1922, la Turquie a mené une guerre d’indépendance contre les Grecs et leurs alliés. Forte de ses victoires militaires, elle a réclamé aussitôt un autre arrangement pour la région. En 1923, au traité de Lausanne, sa cause fut entendue. Dans le bras de fer diplomatique engagé entre les Turcs et les Anglais, les aspirations de ces chrétiens marginalisés ont été complètement étouffées. Aujourd’hui, en 1936, qui connaît le sort de mon peuple ? Il n’a plus de patrie, de territoires. La communauté s’est dispersée sur plusieurs continents. Encore quelques années et on l’aura oubliée. Pourtant, croyez-moi, j’aime la France. J’y suis bien, d’ailleurs je suis devenu français. Cela n’a pas été facile, mais pour rien au monde je ne partirais dans un autre pays.
Ceci me fait penser au destin tragique des juifs allemands que le chancelier Adolphe Hitler est en train de malmener avec toutes sortes de lois et de mesures. On laisse faire. J’espère que l’histoire ne se répétera pas avec ces gens qui commencent à fuir l’Allemagne…
C’est le petit matin, je suis sur une marche encore chaude, au pied de rangées de tomates et de haricots. Une aube nouvelle se lève dans le pépiement des oiseaux, le soleil empourpre le jardin. Les yeux rivés vers les îles du Frioul, mon regard paresse sur les toits enluminés du Roucas qui semblent sortir d’un rêve. Le quartier commence à rosir. Je dors éveillé, je songe au passé, mais aussi à l’avenir. Qu’est-ce que je vais vous laisser ? La nuit s’achève, la vie continue. Malana, mon village natal semble si loin. J’essaie encore une fois de me rappeler comment tout a commencé.
Il est vraiment temps de vous raconter.