Chapitre premierAlbert Harlet colla son front au hublot. Le Super-Starliner d’Air France virait sur l’aile gauche. Au-dessous, la lagune Ebrié basculait, miroitante. La pluie avait cessé. Entre deux nuées on entrevoyait l’embouchure du canal de Vridi. Un cargo blanc prenait précautionneusement la passe. Harlet mastiquait le Mint’ho que venait de lui offrir l’hôtesse. Ses tympans sifflaient : le changement d’altitude, la fatigue aussi, car il n’avait pas fermé l’œil depuis deux jours. La nuit dernière encore, dans l’avion qui dormait bercé par le ronronnement des moteurs, il avait veillé, le cerveau en feu, les membres moulus par l’énervement. Combien de fois il avait allumé la lampe individuelle au-dessus de son fauteuil-couchette, pour relire les mots du télégramme… Comme s’ils avaient pu encore lui apprendre quelque chose – quatre mots impersonnels qui battaient dans sa tête avec une régularité de métronome :
Rentre d’urgence. Affaire grave.
C’était signé : Édouard Harlet, son frère.
Depuis quarante-huit heures, il pesait toutes les hypothèses. Il avait d’abord pensé à quelque difficulté inopinée, d’ordre professionnel. Mais Édouard savait que son frère serait de retour à Abidjan pour Noël. La situation en quelques jours ne pouvait pas s’être dégradée au point de justifier un rappel impératif. Au reste, leur affaire était solide, l’une des plus sérieuses du pays. Ils avaient un chantier forestier pilote à Guiglo, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, une scierie, un parc à billes privé en lagune ; ils possédaient à Abidjan leur propre service d’expédition.
Harlet tira de la poche de sa veste le papier bleu tout froissé, relut la date de la poste : 20 décembre. Ils n’avaient pu l’atteindre tout de suite. Ce n’était qu’en arrivant à l’hôtel de Hambourg, l’avant-veille dans la soirée, qu’il avait trouvé le télégramme. Rentre d’urgence… Non, il ne s’agissait pas de l’exploitation, mais de quelque chose de plus important, d’infiniment plus important. Il réprima un frisson, renfonça brutalement le télégramme dans sa poche, se cala au fond du fauteuil. L’avion abordait un cumulus et tanguait un peu. Harlet avait l’impression que son estomac lui remontait à la gorge, y déposait du fiel.
Roberte. L’ultime hypothèse, la seule qu’il fût incapable de formuler de sang-froid. Roberte, sa femme. Non, ce n’était pas possible, son frère y aurait fait allusion. Il aurait écrit : « Roberte malade, très malade… » – la formule qu’on utilise dans ces cas-là…
L’arrivée était proche. L’appareil volait bas, à étêter les cocotiers. Le ruban rouge de la route de Grand-Bassam, des palmeraies, des champs nus avec des plaques d’herbes roussies, comme des pustules de lépreux. Le dandinement du grand oiseau au contact du sol, et la brusque colère des hélices emballées. Puis la marche cérémonieuse en direction des bâtiments de l’aéroport, étincelants sous le soleil revenu.
Harlet s’arrêta un instant au haut de l’escalier de coupée, écrasé par la chaleur spongieuse qui lui tombait sur les épaules, cherchant son souffle. Il dégringola les marches de fer, courut sur l’aire brûlante, sa petite valise à la main.
Devant le hall de contrôle, il ralentit. Une crainte atroce le transperça. Deux jours, il s’était trituré l’esprit, et maintenant qu’il était tout près…
Il prit la file, entra dans le bureau des douanes, poussé par la vague des voyageurs. Il leva les yeux, aperçut la silhouette massive d’Édouard, accoudé à la balustrade dans la galerie supérieure ouverte au public. Édouard lui adressa un petit signe de la main. Harlet n’eut pas la force d’y répondre.
Édouard était seul. La gorge contractée, Harlet essayait de lire sur le visage de son frère. Édouard regardait ailleurs.
Harlet accomplit dans un état second les formalités d’arrivée. Il déboucha dans le hall d’entrée de l’aéroport. Édouard était descendu de la galerie et venait vers lui.
— Roberte ?
Sa voix chevrotait. Sans répondre, Édouard lui passa le bras autour des épaules, l’entraîna. Il se laissa faire, s’appuyant contre son frère comme un enfant.
Édouard le guidait, écartait les Noirs en guenilles qui s’accrochaient :
— Taxi, patron ? Porteur ?
Harlet s’écroula sur le siège de la vieille Buick bleu et vert de son frère. Celui-ci actionnait la manivelle des glaces, essayait de provoquer un hypothétique courant d’air. Harlet scrutait son visage rigide.
— Où est Roberte ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi m’as-tu rappelé ?
Les questions fusaient, se bousculaient. Édouard avait disposé ses mains symétriquement sur le volant. Il regardait les Noirs grouillant sur l’esplanade. Il paraissait très calme, mais Harlet discernait la palpitation de sa lèvre supérieure, cette lèvre infirme qui ne reprenait vie qu’au moment de ses colères ou de ses grandes émotions.
— Il faut être très courageux, Al, dit Édouard.
Harlet ferma les yeux. Il savait ce qu’Édouard allait dire. Il le savait (il le comprenait à présent) depuis le soir où, dans le hall du Majestic, à Hambourg, l’employé de la réception lui avait présenté le rectangle bleu.
— Elle est morte. Il y a trois jours. On a tout fait pour te toucher. J’ai moi-même expédié deux télégrammes. Le premier est revenu, et le deuxième… Quand te l’a-t-on remis ?
Harlet rouvrit les yeux avec effort. La lumière de midi lui sciait les pupilles.
— Un accident ?
Il venait de songer à la voiture, une Aronde qu’elle pilotait elle-même. Pendant son absence, Roberte devait se rendre en brousse. Et l’Aronde sur les pistes en « tôle ondulée »…
— Accident, oui, dit Édouard. Roberte s’est noyée en mer. On a découvert son corps sur le sable, avant Vridi, au lieu appelé Bidet.
Harlet se redressa :
— Noyée ? Non, ce n’est pas possible ? Roberte était une bonne nageuse et…
Édouard souleva les épaules. Sa lèvre se creusa :
— Chaque année la barre fait des victimes, d’excellents nageurs parfois…
Harlet s’obstinait.
— Roberte ne se baignait jamais en mer. Qu’est-ce qui lui aurait pris ?
— J’ai bien peur, hélas, qu’on ne le sache jamais.
Pour la première fois Édouard regarda son frère. Il le vit effondré sur la banquette de cuir, les yeux de nouveau clos, comme mort. Il lui étreignit la main, gauchement :
— Mon pauvre vieux…
Il mit sèchement le contact, démarra. La Buick se faufila entre les taxis, s’élança dans la longue ligne droite, vers la route de Port-Bouët.
Ils ne parlaient plus. Harlet s’était recroquevillé en boule, comme pour mieux s’anéantir. Faire la nuit en lui, ne plus voir cette lumière crue, cette voie désolée, crépitant sous le soleil de midi…
Mais sa pensée travaillait. Sur cette même route, huit jours plus tôt… Il était au volant de l’ID, Roberte à son flanc. Jamais elle ne lui était apparue aussi désemparée, aussi fragile. Est-ce qu’elle pressentait le drame ? Elle détestait l’avion. Toutes ces catastrophes, ces derniers mois, sur les lignes d’Afrique… Il la réconfortait, une semaine, ça passera vite ! C’est lui qui avait insisté pour qu’elle aille se détendre quelques jours chez Édouard, à leur chantier forestier de Guiglo. Sur l’aire d’envol, il avait pensé qu’elle ne le laisserait pas partir. Elle le serrait avec violence, l’accablait de recommandations. Les hélices depuis un moment tournaient. Les manœuvres noirs s’apprêtaient à enlever l’échelle.
Et lui qui l’embrassait, lui jurait, « je serai là la veille de Noël, c’est promis, ma chérie, je t’enverrai un télégramme, tu viendras à l’aéroport ». Un télégramme…
Une boule obstruait sa gorge. Il dut pencher le visage à la portière pour se faire flageller par le vent de la course. Il regarda sans voir les lentes théories de zébus marchant à travers les marigots boueux vers les abattoirs voisins.
On approchait de la banlieue. Édouard conduisait bourgeoisement, un coude passé à la portière. Il hasarda un coup d’œil vers son frère, se décida à rompre le silence.
— Je l’attendais depuis le 15. Tu m’avais écrit qu’elle quitterait Abidjan aussitôt après ton départ. Le 16 au matin, ne la voyant pas, j’ai couru jusqu’à Man, où j’ai obtenu la liaison radio avec Abidjan. J’ai eu Le Men à l’appareil : Roberte était passée au bureau la veille, tôt dans la matinée, en annonçant qu’elle prenait la route de Guiglo. J’ai dit à Le Men de monter à la villa, que je le rappellerais dès l’ouverture du réseau dans l’après-midi. A 15 h 30, je l’ai eu à nouveau au bout du fil. Il n’avait trouvé personne à la villa, mais, (et c’était assez surprenant), l’Aronde était dans le parc. J’ai mis mes affaires en ordre et j’ai sauté dans la Buick en fin de soirée. J’ai roulé toute la nuit. Le matin du 17, je me suis présenté à Cocody. Il faisait encore noir. La maison était vide, portes closes, l’Aronde stationnait devant le garage. Salikou non plus n’était pas là. Il s’est amené un peu avant 7 heures. Il a fait une drôle de gueule quand il m’a aperçu ! Il m’a confirmé que Madame avait quitté la villa au volant de l’Aronde, le lendemain de ton départ, comme convenu, vers les 8 heures. Salikou était chargé de garder la maison, mais il avait préféré aller voir les « toutous » à Adjamé : ça faisait deux nuits qu’il passait à l’extérieur. J’ai visité la villa : tout était en ordre. J’ai demandé à Salikou de ne plus bouger, et j’ai filé au commissariat central. C’est à l’hôtel. Ils l’avaient déjà transportée à la morgue.
Ils s’engageaient sur le Pont Houphouët-Boigny. Les voitures avançaient au pas, pare-chocs contre pare-chocs.
— Naturellement, continuait Édouard, il n’a pas été possible d’attendre ton retour. Tu connais les règlements ici : inhumation sous quarante-huit heures. J’ai fait de mon mieux. La cérémonie a eu lieu à Saint-Paul. Il y avait beaucoup de monde.
Harlet avait repris sa position prostrée contre le dossier. Il demanda sans desserrer les dents :
— Tu as parlé au médecin ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— La formule habituelle : noyade par hydrocution. Le corps avait séjourné au moins deux jours dans la mer, il y avait de l’eau dans les bronches. L’autopsie…
Il se mordit les lèvres, devinant les images que le mot suscitait dans l’esprit de son frère. Il appuya sur l’accélérateur.
Cinq minutes plus tard, la Buick franchissait la grille et montait l’allée du jardin tropical. Elle se rangea au bas de l’escalier de la villa, imposante bâtisse de style colonial enfouie au milieu des arbres du voyageur, des manguiers, des flamboyants géants.
Ils avaient à peine posé le pied sur le gravier de l’allée qu’Édouard poussa une exclamation :
— Bon Dieu ! L’Aronde !
Il se mit à courir vers la maison, s’arrêta devant le garage sans porte, aménagé sous la terrasse. Harlet l’y rejoignit. L’ID noire était là, mais d’Aronde point. Édouard jurait, la lèvre ballottante :
— On l’a fauchée ! Elle y était encore hier soir !
— On la retrouvera, dit Harlet.
— Je passe au commissariat tout à l’heure. Une chance encore qu’ils n’aient pas piqué l’ID !
Un genou à terre, il vérifiait le sol, soulignait du doigt des marques de pneu dans le gravier.
— C’est très récent.
Il se releva, tapota son pantalon de lin.
— Tentant, forcément : une maison vide ! Et pas de voisins gênants : il paraît que les Leroy sont partis aux sports d’hiver.
— Vide ? dit Harlet. Comment cela, vide ? Et Salikou ?
Édouard émit un grognement.
— C’est vrai, Salikou. Figure-toi que cet imbécile a trouvé le moyen de remonter en brousse avant-hier. Il avait un « petit frère » qui faisait des études à l’école de la Mission, à Danané – l’intellectuel de la famille, quoi ! Le gars est mort, de la fièvre jaune. Salikou, paraît-il, était tenu d’assister aux obsèques. Je me demande jusqu’à quel point c’est vrai, et s’il n’a pas voulu profiter des événements pour se payer un congé au village…
— Il avait l’air régulier, dit Harlet.
Édouard ricana :
— Tu connais mon point de vue ? Le meilleur des nègres ne vaut pas la corde pour le pendre ! Enfin, je n’avais pas de temps à perdre en palabres. Il m’a remis son trousseau de clés, je lui ai refilé les deux mille balles de son voyage… Tu devrais songer à lui trouver un remplaçant.
— Il ne reviendra pas ?
— Oh ! si ! La place est bonne ! Seulement, tu sais, rentré au village, l’oiseau ne va pas se presser, surtout qu’il lui faudra avancer l’argent du retour.
Ils gravirent le monumental escalier de pierre, accédèrent à la galerie couverte qui ceinturait l’étage. Édouard introduisit une clé dans le verrou de sûreté. Ils pénétrèrent dans l’immense salle de séjour, sombre comme un bas-côté d’église romane.
Sur le dallage leurs souliers résonnaient. Édouard fit glisser les stores de toile verte qui voilaient les deux baies. Par les hautes ouvertures sans vitres, quadrillées de barreaux de fer, la lumière s’engouffra dans la pièce, tamisée par le feuillage du flamboyant dont les basses branches léchaient l’auvent de la galerie.
Harlet s’était arrêté au centre de la salle. Ses yeux furetaient partout, comme s’il cherchait quelque chose, l’impossible signe d’une présence. Lentement, il parcourut les autres parties de l’appartement. Édouard, de loin, suivait son frère.
Quand il entra à sa suite dans la chambre, Harlet était assis sur le lit, la tête dans les mains.
La chaleur était écrasante, mais Harlet ne s’en souciait pas. La sueur dégoulinait à travers ses doigts. Édouard referma la porte, appuya sur le bouton du climatiseur. Le vrombissement de l’appareil brassa le silence. Édouard prit place à côté de son frère.
— Al…
Les mains à plat sur le lit, Harlet le dévisageait d’un œil hébété. Il avait la figure fripée, vieillie de dix ans.
— Tu vas commencer par te reposer, Al. Ensuite…
Édouard respira à fond, sentit sur ses joues la caresse de l’air pulsé. La pièce était déjà fraîche.
— Si tu poussais jusqu’à Guiglo ? Tu verrais le boulot, ça te changerait les idées… Le Men pourrait te remplacer quelques jours ?
Harlet dit oui, oui, avec une telle expression de lassitude qu’Édouard n’insista pas. Il se leva.
— Je passerai à la villa demain matin. Si tu voulais me voir avant, tu sais où me trouver – Hôtel du Parc. Ah ! J’allais oublier.
Il fouilla dans la poche de son pantalon, en retira une petite boîte carrée.
— Sa bague. Une chance que la police soit arrivée très vite sur la plage !
Il déposa l’écrin sur la coiffeuse.
— Édouard, dit soudain Harlet. Tu ne m’as pas dit : où l’a-t-on mise ?
— Au cimetière d’Adjamé. Sur la droite en entrant. C’est presque à la lisière. Tu veux que je t’y dépose ?
— Non. J’irai tout à l’heure. Avant… J’ai besoin d’être seul…
— Je te comprends, mon pauvre vieux…
Il étreignit longuement la main de son frère.
— A bientôt.
Brusquement, il tourna les talons, quitta la pièce. Bientôt Harlet perçut le vrombissement de la Buick qui manœuvrait devant la villa avant de regagner la route.
Il resta un moment sans bouger, la tête cotonneuse, les nerfs éteints. Le ronronnement feutré du conditionneur d’air soutenait sa torpeur. Il somnola, se réveilla, les tempes douloureuses. Il se leva, gagna la porte d’un pas de somnambule. La chaleur du couloir pesa sur ses épaules comme une camisole de plomb. La lumière rose l’éblouissait.
Il s’appuya au mur, desserra son nœud de cravate. Il se mit à errer dans l’appartement, entra dans le bureau, sans trop s’en rendre compte. Sur la table de travail, un monceau de cartes de condoléances.
Il les feuilleta, lut des noms connus, d’autres qui ne lui rappelaient rien – des relations de Roberte.
Quelques lettres aussi, brèves et apitoyées. Des mots.
Il sortit du bureau, la gorge râpeuse. Il se servit un whisky au bar et alla prendre un quart Perrier au réfrigérateur. A ce moment, il remarqua quelque chose dont la présence l’étonna : accrochée à un piton derrière le réfrigérateur, une chemise. Elle appartenait à Salikou, le boy. C’était un cadeau de Roberte, rapporté du dernier congé en France. La chemise était jaune vif, décorée de motifs géométriques croisés ; elle portait la griffe d’un fabricant parisien : Salikou y tenait comme à la prunelle de ses yeux ! Il l’arborait régulièrement en dehors de ses heures de travail, quand il sortait. Pour l’oublier, il avait dû partir bien précipitamment, ce qui semblait indiquer que les soupçons d’Édouard n’étaient pas fondés, qu’une raison grave appelait réellement le boy au village.
Harlet but son whisky sur la terrasse. Le jardin se taisait, abruti de chaleur. Un margouillat passa le nez entre deux des pilastres de la balustrade, salua de la tête et se risqua sur le carrelage. Harlet observait le manège du lézard avec une confuse envie. Ses paupières s’affaissaient. Il s’assoupit de nouveau.
Des piaulements acides le mirent debout. Deux rats-palmistes se poursuivaient à la cime d’un fromager. Le soleil déjà déclinait derrière les flamboyants du parc. Cinq heures. Harlet se rappela qu’il devait se rendre au cimetière.
Trois quarts d’heure plus tard, il fonçait vers Port-Bouët. L’aiguille du compteur oscillait autour de 110. La route était étroite, toute en courbes mal relevées. Dans les virages les pneus hurlaient, se raccrochaient in extremis à l’asphalte. Harlet écrasait la pédale. Il jouait avec la mort, il le savait. Une demi-seconde de défaillance, un tournant trop sèchement négocié, ou encore un camion débouchant à son nez de l’un des chemins qui menaient aux concessions… N’était-ce pas une solution ? la solution ? L’entrée dans le néant à 120 à l’heure…
L’instant d’avant il était passé au cimetière d’Adjamé. Le lieu était lugubre, d’une désolation poignante. D’insipides cocotiers pointant leur panache vers un ciel chargé, le choc sourd des pilons battant le mil, des glapissements de marmaille… tout un arrière-plan miteux. Et devant lui, ce petit tas de terre rouge, craquelée. Il avait jeté la gerbe d’œillets sur la tombe, s’était enfui.
Le vent de la course griffait ses oreilles. Il avait abaissé toutes les glaces pour chasser l’odeur des œillets, mais leur parfum de mort avait imprégné la banquette arrière.
Au niveau du dancing La Guinguette, Harlet ralentit. Il s’engagea sur la chaussée bosselée qui longe la lagune. Une pirogue glissait sur l’eau huileuse. Le soleil, nimbé de brumes, se dissimulait derrière les palétuviers. Derechef, Harlet pensa à la mort. Un simple coup de volant à droite, et il plongerait dans l’étendue rose…
Il prit le chemin de Vridi, tourna à gauche, à la hauteur du bassin bourbeux baptisé Bidet, et poussa l’ID entre les cocotiers. Il manqua s’ensabler, arrêta le moteur.
L’endroit semblait désert. Quelques zébus disséminés parmi les arbres paissaient l’herbe roussie et rase. Harlet alla à la limite de la cocoteraie. Devant lui, la barre gonflait ses rouleaux, éternellement recommencée. A sa gauche, des pêcheurs accroupis près de leurs pirogues effilées remmaillaient leurs filets. D’autres sommeillaient, engoncés dans leurs pagnes.
Harlet s’approcha, indiqua le but de sa visite. L’un des hommes se leva et jeta un appel guttural :
— Alexandre !
D’un autre groupe un Noir se détacha, un gaillard musclé aux jambes torses, drapé dans une toge violette. L’homme parlait un français approximatif, criblé d’onomatopées chantantes. Alexandre était le surveillant de baignade affecté à ce secteur. A l’aube du dimanche précédent, disait-il, un camarade pêcheur avait découvert la noyée sur le sable. On l’avait aussitôt appelé au village voisin. Oui, il avait vu le corps. Dans un drôle d’état, monsieur ! Les noyés pourtant, il savait ce que c’était, mais déchiquetés comme celui-là ! Les requins, oui, monsieur, et les barracudas. Non, monsieur, ce n’était pas habituel dans le coin. Ses noyés en général étaient très propres. Les poissons ne s’attaquaient aux cadavres que s’ils étaient déjà abîmés. Raison pour laquelle les corps entraînés dans le canal de Vridi, après avoir affronté les rochers de la pointe, étaient souvent retrouvés à moitié dévorés. Les crabes d’abord s’y mettaient, et les crevettes. Ensuite les gros poissons. Mais jamais en cette portion de côte. Ce qui avait pu se passer ? Alexandre prit le ciel à témoin et se lança dans un discours confus, duquel il ressortait que toute loi comportait des exceptions. Ainsi de la règle des trois jours : en principe les noyés remontaient à la surface le troisième jour, au moment où le fiel se répandait dans les viscères. Quelquefois (allez-vous en savoir pourquoi, monsieur) le fiel ne se répandait pas. Alors on ne retrouvait jamais le corps.
La nuit tombait, sans crépuscule. Harlet remercia l’homme, serra des mains à la ronde. Alexandre s’enroulait dans son pagne, retournait à sa rêverie indolente. Il n’avait même pas songé à demander qui était cet Européen triste, qui s’intéressait tant à sa noyée…