Chapitre II

1787 Mots
Chapitre IIIl ouvrit les yeux, étendit machinalement la main à son flanc. Au lieu du corps tiède, ses doigts heurtèrent un objet dur. Il se retourna, entrevit dans la pénombre le pistolet abandonné au milieu du lit. Comment se trouvait-il là ? Il ne se souvenait plus. La veille, en rentrant de son pèlerinage au Bidet, il avait dû le sortir de l’un des tiroirs du bureau, l’emporter dans la chambre. Et le sommeil d’un coup l’avait terrassé. Il avait dormi comme une brute, tout habillé, sans même se déchausser. La porte s’ouvrit doucement. Édouard entrait dans la chambre. — Tu ne crains pas les voleurs ! J’ai trouvé toutes les portes ouvertes ! — Quelle heure ? — Pas loin de 11 heures. Tu as dormi ? — Le gouffre… Édouard écartait les rideaux sur un ciel bas, gros d’électricité. La chambre baignait dans une lumière souffreteuse. Édouard poussa un cri, s’avança vivement : — Non, mon vieux, non ! Il saisit le pistolet, le plaça hors de portée de son frère. — Ça n’était pas sérieux ? Assis au bord du lit, Harlet démêlait de ses doigts sa tignasse hirsute. — Je ne sais pas. Je crois qu’à un certain moment, oui, hier soir… La réalité, engourdie par le sommeil, déferlait sur lui : son désarroi, la veille, toutes ces questions qu’il s’était posées avant de s’endormir. — Hier, après avoir été au cimetière, j’ai couru jusqu’à l’endroit où on l’a découverte. J’ai parlé au gardien de plage. Édouard avait posé un coin de ses fesses plantureuses sur la coiffeuse. — Qu’est-ce qu’il t’a dit ? — Le corps était méconnaissable. Jamais le gardien n’a vu un noyé aussi abîmé. Édouard allumait une Lucky. — Il est archiconnu que les requins… — Jamais en cet endroit ! coupa Harlet. Les poissons ne s’en prennent qu’aux corps déjà touchés. Par exemple quand ils se sont heurtés aux rochers de Vridi. Édouard s’enveloppa d’un nuage diaphane. — Il a une explication, ton n***e ? — Non, il ne comprend pas. — Et toi ? Harlet avait posé ses coudes sur ses genoux et se massait les tempes. — Ça m’a turlupiné toute la soirée. Ce que m’avait dit Alexandre, et d’autres détails aussi qui me sont remontés à l’esprit. Réfléchis, Édouard. Roberte annonce à tous qu’elle part à Guiglo. On la voit prendre la route, ou tout comme. Et le lendemain tu retrouves la voiture devant le garage. C’est déjà assez extraordinaire, non ? Autre chose : Roberte se baignait rarement seule, et jamais dans la mer. Pas ici en tout cas. Je me rappelle ce qu’elle m’a dit un jour… qu’au début de son séjour en Côte d’Ivoire, elle avait été prise dans le rouleau, plaquée contre le fond avant d’être rejetée sur le sable à moitié assommée. Ça lui avait suffi : elle s’était juré de ne plus jamais passer la barre. Elle en avait peur, tu comprends ! Elle avait peur de la mer ! Sa voix s’assourdit : — Quelquefois j’ai l’impression qu’il s’agit d’une autre. Idiot, je sais. Mais tout cela lui ressemble si peu… Édouard examinait son frère, la lèvre boudeuse. Il écrasa avec lenteur son mégot dans le minuscule cendrier de cristal. — J’ai vu le corps à la morgue, en personne. Défiguré, oui, tu t’en doutes. Mais parfaitement identifiable. D’ailleurs la bague ! Elle l’avait à son doigt. Il saisit l’écrin qui était resté sur la coiffeuse depuis la veille, le tendit à son frère. Harlet prit le bijou. Un seul diamant noir, enchâssé dans un entrelacs de platine, Roberte en avait dessiné le motif elle-même. Un petit artisan de Treichville avait exécuté le travail. — C’est bien la bague de Roberte ? Harlet acquiesça d’un bref mouvement de tête. — Tu vois, dit Édouard. Il alluma une autre cigarette et colla son front à la fenêtre. La voix d’Harlet se superposa à la plainte du climatiseur. — Hier soir, en revenant de la plage, j’ai failli aller à la police. Au dernier moment, j’ai flanché. Il s’arrêta, murmura : — On l’a peut-être tuée… Avant de la jeter à la mer. Cela expliquerait l’état du corps. Édouard se détacha de la vitre : — Impossible. Le légiste a été formel : décès par hydrocution. Harlet secoua la tête. Toutes ces objections, il se les était servies la veille en rentrant du Bidet. — Si tu te bases sur l’opinion d’un n***e ! continuait Édouard. L’état du corps, l’état du corps ! Suppose seulement qu’il ait heurté quelque chose dans l’eau, une bille par exemple. Tu sais, il ne leur en faut pas beaucoup aux poissons : une goutte de sang, et ils rappliquent. Harlet faisait tourner la bague entre ses doigts. Sur son visage terreux le diamant jetait des éclairs blêmes. — Alors un suicide ? Tu n’y as pas songé ? Édouard eut une moue indéfinissable. La cigarette gigotait entre ses lèvres. — Il faut du courage pour se détruire, poursuivit Harlet. Un motif puissant… Édouard attira un « club », s’assit à côté du lit. — Tu vas te rendre malade à te torturer le cerveau. Pour rien. Réagis, Al ! Tout de suite. Crois-moi, le désespoir, ça n’est pas un état normal, ni un remède. Les périodes de cafard, j’en ai eu mon lot, moi aussi, tu sais… Il se pencha un peu. La lèvre morte frémissait. — Quand je voyais ma vie derrière moi. Et l’avenir ! L’avenir surtout, la vieillesse. Être sûr de crever tout seul, ici ou là, mais seul… Harlet le regarda. — Pourquoi seul ? — Il m’arrive de m’observer dans la glace, figure-toi ! Tiens, le matin, quand je me rase. Marrant, hein ? Je n’ai pas encore réussi à me faire à ma binette, le délicat museau dont le ciel m’a gratifié ! Alors, les femmes, tu penses. Même quand je paie… Et pas seulement mon physique ! Mon foutu caractère. Aucune n’y résisterait. Si, si, tu me connais ! Il s’arrêta, eut l’air de réfléchir : — Au fond, je crois que je n’aime personne assez pour lui sacrifier si peu que ce soit de moi-même, de ma liberté… Harlet l’écoutait avec étonnement, avec sympathie. — Ma liberté… Moi aussi, Édouard, j’ai raisonné comme toi. Quand j’ai rencontré Roberte, il y a deux ans… Sa voix se cassa : — La certitude que c’est elle qu’on attendait… un être irremplaçable. Et jour après jour, mesurer la place qu’il occupe dans votre vie… Je pense que c’est cela, l’amour, comme un souffle commun… Et avec un peu de fièvre : — Pourquoi se serait-elle suicidée ? Édouard inspectait ses gros doigts rouges posés sur ses genoux. — Albert, je vais encore te faire mal… Malgré la fraîcheur de la chambre, il transpirait : Harlet sentait le remugle de ses aisselles. — Toi, tu as toujours été parfaitement régulier, tu jouais le jeu… Il se leva, se mit à arpenter la pièce, les yeux cloués au parquet. Harlet le trouvait soudainement ridicule avec son short kaki au fond trop large flottant sur des cuisses velues, et ses bas blancs tendus sur des mollets gonflés de broussard. Ridicule et déjà déplaisant. — Explique-toi, dit-il froidement. Édouard se planta devant lui. Harlet aussi s’était levé. Deux secondes ils s’affrontèrent. Puis, Édouard détourna les yeux. — En sortant de la morgue, dimanche matin, je suis monté ici, j’ai visité la villa. Je voulais trouver une trace, un signe quelconque qui m’aide à comprendre : tu aurais fait comme moi… Il souffla avec force. La sueur brillait à ses tempes. — Eh bien, j’ai fini par trouver, Al. Dans le tiroir de la coiffeuse. La clé était sur la serrure. Un silence. Puis Harlet demanda, la voix blanche : — Qu’est-ce que c’était ? Il pensa à une lettre. Édouard hésita, visiblement au supplice. De la poche de son short, il retira une enveloppe maculée de sueur qu’il posa sur le rebord du lit. Harlet saisit l’enveloppe, l’ouvrit, grimaça. Ce n’était pas une lettre, rien qu’une photographie. Une photographie qu’il ne connaissait pas. Roberte y trônait seule, nue comme un ver. La pose n’était même pas artistique. Obscène, répugnante. Le dos tourné, Édouard rythmait nerveusement du doigt L’Abidjanaise sur le panneau du lit. Brusquement Harlet rugit : — De quoi te mêles-tu ? — Mais… — J’avais bien le droit de prendre des photos quand ça me chantait ? C’était ma femme, non ? Édouard bégayait : — Parce que la photo… c’était toi… Ses bras de g*****e pendaient piteusement le long de son corps. — Pardonne-moi, Al. J’ai cru bien faire. Je ne voulais pas que des étrangers… Harlet ne songeait déjà plus à bluffer. Il s’était laissé tomber sur le lit et contemplait sa femme, le visage torturé. Roberte ! tout ce qui me reste de ma femme, son dernier sourire ! Mais ce n’était pas pour moi ! Pour un autre ! pour un autre, ce corps abandonné, cette posture impudique ! Dans mon souvenir, à jamais cette image… Il releva les yeux : — Tu étais au courant de quelque chose ? Il n’avait jamais été aussi désemparé, aussi misérable. Édouard regardait ailleurs. — Non, je ne savais rien. — La photo semble récente, dit Harlet. Le papier n’est même pas jauni… Il parlait comme dans un songe. Une idée, un instant, le consola : — On l’aurait peut-être forcée ? des sadiques ça existe… Mais déjà il n’y croyait plus. Qu’est-ce que la photo aurait fait dans la coiffeuse ? Et l’expression de Roberte n’avait rien d’apeuré. Des yeux brillants, des narines pincées, le visage d’une femme animée par l’excitation. Une bouffée de rage lui convulsa la figure. — Si je tenais le s****d… — Donne-la-moi, dit Édouard doucement. Ça ne pourrait que te faire du mal. Je la déchirerai devant toi, si tu veux. Harlet tenait sa main crispée sur la photo. — Non, je la garde. C’est sa dernière photo, tu comprends, Édouard ? La dernière que j’ai d’elle… — Tu as tort. Il consulta sa montre, sifflota : — Onze heures et demie, déjà ! Je me sauve. Je dois être au port ce matin, pour un chargement d’okoumé. On te voit tantôt ? — Je tâcherai de passer au bureau. — Alors à tout à l’heure. Et surtout, hein, courage ! Serre les dents ! Reprends le dessus, vieux ! Il le faut ! La Buick avait à peine disparu au bout de l’allée qu’Harlet regrettait d’avoir laissé partir son frère. Il était persuadé qu’il ne lui avait pas tout dit. Édouard était en général bien informé. Il avait eu pitié de lui, n’avait pas voulu l’accabler un peu plus… Harlet se mit à tourner en rond dans la salle. Son orgueil se cabrait, niait encore l’évidence. Simultanément, il se jugeait avec une lucidité cruelle : la réaction de tous les maris trompés. On se refuse à admettre qu’une part de la vie de sa femme vous a été escamotée. Une réaction de propriétaire jaloux. Seulement sa jalousie à lui était de l’espèce la plus désarmée. On ne demande pas des comptes à une morte. Quand le jeu avait-il commencé ? Et avec qui ? Il sondait sa mémoire, essayant d’accrocher quelque chose, un geste significatif, une parole… Il ne voyait rien. Roberte passait presque toutes ses soirées auprès de lui. Dans la journée, en revanche… Il lui avait toujours laissé carte blanche. Elle allait fréquemment à la piscine, au court quelquefois. Mais tout cela était public, sans mystère. S’il y avait eu anguille sous roche, depuis longtemps il l’aurait su. L’aurait-il su ? Harlet ne fréquentait autant dire personne à Abidjan. Il avait pourtant un vieil ami sur place, Max Vautier, un camarade de jeunesse. Mais Roberte s’entendait mal avec sa femme. Elle avait si bien fait qu’ils s’étaient presque brouillés. Harlet en avait-il souffert ? Il ne se le rappelait pas. Il avait ses affaires, et Roberte. Il vivait calfeutré dans son bonheur tout neuf. Comme un aveugle. Il pénétra dans le cabinet de travail, fouilla dans le tas de cartes de condoléances. Des noms d’hommes et de femmes dont beaucoup n’éveillaient aucun écho dans sa mémoire. Rien de plus impersonnel qu’une carte de deuil. L’amant, s’il figurait parmi ceux-là, n’avait pas mentionné son titre. Alors quoi ? Se mettre en chasse ? Faire du porte à porte, comme un démarcheur en savonnettes ? Harlet éparpilla les cartes d’un revers de main rageur et revint dans la salle. La seule solution à sa portée : aborder Édouard à l’ouverture des bureaux, lui arracher la vérité. Ensuite, il réglerait ses comptes lui-même. Il entra dans la salle de bains.
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