Chapitre 13 : Les Nouvelles Racines
Du point de vue de Leonardo De Luca
Trois jours s’étaient écoulés depuis la réunion du conseil.
Trois jours depuis que j’avais frappé du poing sur la table et que Rome avait compris : le fils du Don n’était plus un enfant.
Mais pour moi, ce n’était que le début. Régner, ce n’est pas hurler. C’est construire.
J’avais passé la matinée dans le bureau de mon père, celui que je n’avais pas eu le courage de toucher depuis sa mort.
La poussière s’accrochait encore aux cadres, les livres de comptes sentaient l’encre sèche.
Je pris place derrière son bureau non pas par nostalgie, mais pour mieux réécrire ce qu’il avait bâti.
Sur le bois poli, j’étalai les plans que Matteo m’avait apportés :
des schémas, des tableaux, des noms de sociétés écrans, des chiffres.
Le vieil empire des De Luca celui du jeu, des armes et du transport maritime ne tenait plus debout.
Le monde avait changé.
Matteo entra sans frapper, comme toujours.
Il posa une tablette sur la table.
— Voilà les bilans complets. Trois filiales déficitaires, deux sous surveillance du fisc, et une infiltration potentielle de Romano dans nos affaires portuaires.
Je levai les yeux vers lui.
— Il nous reste quoi, de solide ?
— Le transport. Et les clubs à Milan.
Je souris.
— Parfait. On garde les routes, on nettoie le reste.
Il s’assit en face de moi, intrigué.
— Tu veux fermer les activités ?
— Non. Les transformer.
Je me levai, allai jusqu’à la grande carte de l’Italie accrochée au mur.
J’y traçai du doigt les principaux points de transit : Rome, Naples, Palerme, Gênes.
— Ces villes sont les racines de notre famille. Mais les racines pourrissent quand on ne les replante pas.
Matteo plissa les yeux.
— Et tu veux replanter où ?
— À l’étranger.
Je pris une feuille, griffonnai quelques mots : Dubaï – Genève – Londres – Shanghai.
— Des paradis fiscaux. Des places fortes financières. Là-bas, personne ne te demande d’où vient ton argent, tant qu’il travaille.
Matteo me fixa, pensif.
— Ton père aurait détesté ça.
Je ris doucement.
— Mon père croyait que le monde se gagnait avec une balle.
Moi, je pense qu’il se gagne avec un virement.
Je repris place derrière le bureau et lui tendis un dossier :
— Regarde ça. Une société écran suisse, Lucane Holdings.
On y verse l’argent des clubs, des transports et des marchés publics.
Ensuite, on investit dans du légal : immobilier, hôtellerie, crypto-monnaies, énergies propres.
Des affaires propres pour blanchir les sales.
Matteo parcourut les pages, puis leva les yeux vers moi.
— Tu veux faire de la mafia un empire économique.
Je souris, les doigts tapotant doucement sur la table.
— Non, Matteo. Je veux faire de l’économie une mafia.
Il resta silencieux, impressionné malgré lui.
Je repris :
— Les flics cherchent les armes et les cadavres. Qu’ils cherchent.
Pendant ce temps, nous, on aura déjà acheté les procureurs, les banques et les ministres.
Je fis signe à Matteo de m’accompagner vers la fenêtre.
De là, Rome s’étalait, vivante, vibrante, arrogante.
— Tu vois cette ville ? demandai-je.
— Oui.
— Mon père la dominait par la peur. Moi, je vais la tenir par les factures, les loyers et les contrats.
Je veux que chaque pierre, chaque immeuble, chaque compte en banque de cette ville ait un peu de sang De Luca dans ses fondations.
Matteo croisa les bras.
— Et ceux qui refuseront de se plier ?
Je souris sans détourner le regard.
— Ceux-là, on leur rappellera que Rome n’a jamais été construite par des saints.
Un silence lourd suivit.
Puis Matteo hocha la tête.
— Très bien. Par où on commence ?
Je lui tendis une feuille : une liste de noms.
Des directeurs de banques, des politiciens, des investisseurs.
Certains étaient déjà achetés. D’autres, pas encore.
— Par eux, répondis-je.
Matteo lut rapidement la liste, puis siffla entre ses dents.
— Tu vas t’en faire des ennemis.
— Non, dis-je. Des débiteurs. Et c’est pire.
Je retournai à mon bureau et sortis un vieux stylo ayant appartenu à mon père.
J’écrivis lentement au bas du premier contrat : Leonardo De Luca.
L’encre sécha vite.
Ce nom allait redevenir un empire.
Pas de poudre, pas de sang.
Du contrôle.
Du silence.
Et cette fois, personne ne pourrait le détruire.
Je levai les yeux vers Matteo et dis calmement :
— Dis à tous les hommes de se préparer.
À partir de demain, les De Luca ne sont plus des criminels.
Ils sont des hommes d’affaires.
Matteo esquissa un sourire.
— Et si quelqu’un ose dire le contraire ?
Je versai un peu de whisky dans mon verre, fixant les reflets dorés.
— Alors je redeviens criminel, juste le temps de le faire taire.
LE POINT DE VUE D'ISABELLA
Je venais à peine de me réveiller.
La matinée traînait comme une fumée après un incendie mes cheveux emmêlés, un café à moitié froid sur la table de chevet, et le téléphone entre mes doigts.
Je faisais défiler distraitement des photos, des messages, sans vraiment les lire.
Puis, trois coups secs frappèrent à la porte.
— Signorina Isabella ?
C’était la voix du majordome, respectueuse, mais nerveuse.
— Quoi encore ? répondis-je, agacée.
— Le prince Marco Di Sforza vient d’arriver à la villa.
Je restai un instant figée.
Le téléphone me glissa presque des mains.
— Le prince Marco ?
— Oui, signorina. Il dit être ici pour prendre des nouvelles de votre famille... et de vous, surtout.
Je poussai un soupir, m’affalant sur le lit.
— Parfait. L’homme que je dois épouser sans l’avoir choisi vient s’enquérir de ma bonne humeur.
Je me redressai lentement, attrapai ma robe de soie et passai devant le miroir.
Pas besoin de maquillage. Il aurait son spectacle naturel une Isabella ennuyée, capricieuse, désabusée.
Le genre d’image qui donne des migraines à mon père.
Quand je descendis, la salle principale brillait sous la lumière du jour.
Les rideaux tirés, la table dressée, les coupes de cristal servies.
Et au centre, mon père, Don Romano, droit comme un empereur.
À sa droite, ma mère, vêtue de bleu pâle, le sourire forcé.
Et en face d’eux, le prince Marco Di Sforza.
Même moi, je devais admettre qu’il avait fière allure. Grand, impeccablement vêtu, des yeux d’un bleu doux, un sourire sincère. Le genre d’homme que toutes les filles rêveraient d’épouser.
Toutes… sauf moi.
— Isabella, ma chère, dit mon père d’un ton chaleureux, voici le prince Marco, ton fiancé.
Je levai les yeux au ciel, me contentant d’un vague signe de tête.
— Oui, je me souviens.
Le prince se leva, un sourire bienveillant aux lèvres.
— Isabella, vous êtes encore plus radieuse que dans mon souvenir.
Je répondis sans même lever la tête :
— Peut-être parce que je n’ai pas encore eu le temps de vous décevoir, Altesse.
Ma mère me lança un regard assassin.
Don Romano, lui, serra les dents.
— Isabella, fit-il d’une voix lourde de menace.
Je haussai les épaules, m’asseyant nonchalamment, sortant mon téléphone de ma poche.
— Excusez-moi, mais j’ai reçu un message important.
Je commençai à faire défiler l’écran, indifférente à leurs regards.
Je sentais la tension monter dans la pièce comme la vapeur d’un volcan.
Le prince, lui, resta calme.
Il posa sa coupe et dit doucement :
— Je suis venu simplement prendre des nouvelles, Isabella. Et… voir si vous alliez bien.
Je levai les yeux, croisant son regard sincère. Il n’était ni arrogant, ni froid. Juste… tendre. Et c’était peut-être ça, le pire. Il ne méritait pas mon mépris.
Mais je n’étais pas prête à être douce.
— Je vais bien, merci. Mieux que mon enthousiasme pour ce mariage, en tout cas.
Ma mère laissa échapper un petit cri choqué.
— Isabella !
Je continuai, implacable :
— Père, vous auriez pu me prévenir de la visite du prince.
— Et t’aurais-je vue t’enfuir par la fenêtre ? répliqua Don Romano, sec.
— Peut-être, répondis-je avec un sourire ironique.
Le prince tenta d’apaiser la tension, posant une main discrète sur la table.
— Don Romano, je comprends. Les jeunes esprits ont besoin de liberté. Isabella est une femme moderne, c’est ce que j’aime chez elle.
Je ris, amer.
— Vous ne savez pas ce que vous aimez, Votre Altesse. Vous aimez l’idée de moi. L’image.
Il fronça les sourcils, sincèrement blessé.
— Non, Isabella. Je vous aime, vous. Ce que vous êtes. Même vos contradictions.
Ses mots m’ébranlèrent un instant, mais je repris vite mon ton distant.
— Vous ne savez rien de moi. Vous ignorez jusqu’à mes rêves.
Mon père frappa la table du plat de la main, le ton grondant.
— Basta !
— Ce mariage a été arrangé pour le bien de notre famille, Isabella. Pas pour tes caprices de jeunesse.
Je posai lentement mon téléphone, puis me tournai vers lui.
— Et mon bonheur, il fait partie du contrat aussi ?
Il ne répondit pas.
Je vis dans ses yeux la colère, la honte, la peur de perdre la face devant le prince.
Marco, lui, intervint avec douceur :
— Isabella… je ne cherche pas à t’emprisonner. Je veux simplement t’offrir une vie paisible, stable.
Je souris tristement.
— Vous ne comprenez pas, Marco. Ce que vous appelez “stabilité”, moi, j’appelle ça “ennui”.
Ma mère, excédée, tenta encore de sauver les apparences.
— Ma chérie, tu es dure. Le prince est venu par affection, pas par devoir.
— L’affection, maman, c’est ce qu’on offre à un chien fidèle, pas à une épouse forcée.
— Isabella ! siffla mon père, furieux.
Je me levai brusquement.
— Je ne suis pas prête à me marier, ni à jouer à la princesse docile que vous rêvez d’exhiber dans les réceptions du royaume.
Je me tournai vers Marco, le regard droit.
— Vous êtes un homme bien, et c’est précisément pour ça que je ne veux pas de vous. Je ne veux pas qu’un homme bon finisse brisé à cause de moi.
Un silence tomba.
Seul le souffle du vent fit frémir les rideaux.
Le prince me regarda longuement, puis se leva à son tour.
— Si c’est la liberté que vous voulez, Isabella, je vous la souhaite. Mais sachez une chose : je ne renonce pas à vous.
Il se pencha, baisa ma main, son regard doux mais déterminé.
— Parce qu’un jour, vous comprendrez que je vous aime vraiment. Et ce jour-là, j’attendrai toujours.
Je ne répondis pas.
Je sentis juste mon cœur battre un peu trop fort.
Puis, sans un mot de plus, je pris mon téléphone et sortis de la pièce.
Derrière moi, j’entendis mon père soupirer et ma mère murmurer quelque chose à propos de ma “folie passagère”.
Et la voix du prince, calme, respectueuse :
— Elle n’est pas folle, Don Romano. Elle est juste vivante.
Je souris en silence en montant les marchés. Peut-être qu’il avait raison. Je n’étais pas folle.
J’étais juste vivante dans une maison qui voulait m’éteindre.