Chapitre 12
LE POINT DE VUE D'ENZO
Le couloir de la villa me sembla plus long que jamais.
Chaque pas que je faisais résonnait contre les murs, et à chaque écho, j’entendais encore la voix de Leonardo dure, tranchante, vibrante de la même rage que celle de son père.
Je passai une main sur mon visage, essuyant la sueur qui perlait sur mon front.
Mes doigts tremblaient.
Je ne voulais pas qu’ils tremblent.
Mais ils le faisaient.
Il m’avait regardé comme un homme regarde son ennemi, pas comme un neveu regarde son oncle.
Et dans ses yeux… j’ai vu la mort.
Celle qui ne pardonne pas.
Celle qui n’écoute pas les excuses.
Je refermai doucement la porte du bureau derrière moi, et m’avançai dans le couloir jusqu’à la bibliothèque, où personne n’entrait jamais.
C’était le seul endroit où je pouvais parler sans qu’un mur ne répète mes secrets.
Je sortis mon téléphone de ma poche, le glissai dans ma main, et composai un numéro que je connaissais par cœur.
Deux sonneries.
Puis la voix de Don Romano.
Grave, calme, contrôlée comme toujours.
— Enzo. J’espérais ton appel.
Je pris une inspiration, essayant de masquer la tension dans ma voix.
— Il sait, Don.
— Que veux-tu dire ?
— Leonardo. Il a lu la lettre de son père. Il m’a attaqué tout à l’heure.
Je marquai une pause, le cœur battant à tout rompre.
— Il croit qu’il y a un traître dans l’empire De Luca. Et il… il pense que c’est moi.
Un silence. Puis un léger rire, bref, presque moqueur.
— C’est un garçon impulsif. Comme son père.
— Non, dis-je en serrant la mâchoire. Pas comme son père. Pire. Il est froid. Calculateur. Et il a les yeux d’un homme qui ne lâchera pas.
Il m’a menacé, Don.
Et je te le dis : si on ne fait rien, il finira par découvrir la VÉRITÉ. Il finira par savoir qu'on a tué son père.
Le ton de Romano changea aussitôt. Plus tranchant.
— La vérité n’est pas faite pour lui, Enzo. Elle ne l’a jamais été.
Je passai une main dans mes cheveux, nerveux.
— Je sais. Mais il est plus dangereux que je le croyais. Je l’ai vu ce soir au gala. Il a parlé devant tout le monde comme un Don. Comme si le trône lui appartenait déjà.
Romano soupira.
— L’arrogance des jeunes rois… ils pensent que le monde leur doit un empire.
Il y eut un silence, puis sa voix reprit, plus lente, plus lourde.
— Mais ce n’est pas le pire que j’ai appris ce soir, Enzo.
Je me figeai.
— Que veux-tu dire ?
— Ma fille , Isabella, et lui se sont approchés.
— Quoi ?
— Oui. Il s’est rapproché d’elle, au gala. Ils ont dansé.
Sa voix se durcit, glaciale.
— Je ne tolérerai jamais que le fils De Luca pose un doigt sur ma fille. Jamais.
Je sentis mon estomac se tordre.
Le lien entre eux… ce serait un désastre.
Une guerre assurée.
— Don, écoute-moi, dis-je rapidement. Il faut agir, oui. Mais pas comme ça.
Si on s’y prend mal, tout explose. Les alliances, les accords…
— Assez, Enzo.
Sa voix me coupa comme une lame.
— Tu devais garder ce garçon sous contrôle. Tu m’as dit que tu le surveillerais. Que tu t’en chargerais.
— Et je le fais !
— Alors pourquoi respire-t-il encore ?
La question me figea.
Je ne trouvai rien à répondre.
Romano reprit, plus calme, mais son ton n’avait rien perdu de son autorité.
— Écoute-moi bien, Enzo. Ce garçon est un problème. Pour toi. Pour moi. Pour tous ceux qui ont profité du silence de son père.
— Je comprends.
— Non, tu ne comprends pas. Je veux que tu l’élimines. Discrètement. Bientôt.
Je fermai les yeux, le souffle court.
— Et s’il résiste ?
— Alors fais appel à mes hommes. Je t’enverrai ce qu’il faut. Mais je veux que Leonardo De Luca disparaisse avant qu’il ne mette les doigts sur quelque chose qu’il ne doit pas savoir. Ou quelqu’un.
Je restai silencieux un long moment.
J’entendais le battement de mon cœur résonner dans mes tempes.
La respiration du Don à l’autre bout de la ligne me semblait aussi lourde que celle d’un juge.
— Compris, dis-je enfin.
— Bien. Et Enzo ?
— Oui ?
— Si ta loyauté faiblit, rappelle-toi une chose :
j’ai fait de toi un homme riche, en tuant le père de Léo pour toi.
Je peux tout aussi bien t’enterrer comme un pauvre.
La ligne se coupa.
Je restai un moment, seul, dans la pénombre de la bibliothèque, le téléphone encore dans la main.
Je ne sentais plus mes doigts.
Je venais d’accepter une mission que je n’étais pas sûr d’avoir le courage d’accomplir.
Leonardo était plus qu’un neveu.
Je l’avais vu naître.
Je lui avais appris à jouer du basket , à tirer, à mentir.
Mais dans ce monde, le sang ne vaut rien contre la peur.
Je glissai le téléphone dans ma poche et regardai le reflet de mon visage dans la vitre.
Je ne reconnus pas l’homme que j’y vis.
Et pour la première fois depuis longtemps…
je me demandai si le diable que je servais ne s’appelait pas Romano.
LE POINT DE VUE LÉO
Depuis l’aube, les hommes de mon père s’étaient rassemblés dans la grande salle du conseil.
Une vingtaine d’entre eux. Des visages usés, des mains marquées par la violence, deur… et ds qui ne reconnaissaient encore que l’autorité du défunt.
Les anciens de la maison.
Les survivants.
Je me tenais dans le couloir, face à la grande pors men bois maées par cœur calme, la mâchoire serrée.
Matteo était derrière moi, silencieux, une présence solide.
Il portait son costume noir, la cravate ajustée, les yeux vifs.
— Ils t’attendent, dit-il doucement.
Je hochai la tête.
— Qu’ils attendent encore un peu.
Je pris une longue inspiration.
C’étaiIl p moment.
Le vrai.
Celui où on cesse d’être le fils du roi pour devenir le roi lui-même.
Je poussai les portes.
Le bruit résonna dans la salle comme un coup de tonnerre.
Les conversations cessèrent aussitôt. Tous les regards convergèrent vers moi.
Je vis des visages familiers : Marco Bianchi, le chef des opérations au port ; Rossi, le comptable loyal mais tremblant ; Carlo Mancini, un serpent au sourire d’ange.
Et, plus loin, assis à la place d’honneur Enzo, mon oncle.
Il portait un costume bleu nuit, le visage fermé, mais son regard me jaugeait comme un adversaire.
Je m’avançai lentement, chaque pas pesé, jusqu’à la tête de la table.
Là où mon père s’asseyait.
Là où personne n’avait osé s’asseoir depuis sa mort.
Je posai mes mains sur le dossier du fauteuil, puis tirai lentement la chaise vers moi.
Le bruit du bois frottant le marbre fut comme une déchirure dans le silence.
Je m’assis.
Personne ne parla.
Je laissai le silence durer encore un peu. Il fallait qu’ils le sentent.
Le poids de ce moment. Le basculement.
— Messieurs, dis-je enfin.
Ma voix était calme. Lente.
— Le deuil est terminé.
Quelques sourcils se levèrent. D’autres baissèrent les yeux.
— Pendant des années, vous avez servi mon père. Vous avez fait prospérer cet empire sous son nom.
Je marquai une pause, balayant la salle du regard.
— Mais Don Alessandro De Luca est mort. Et moi, je ne suis pas lui.
Un murmure traversa la salle.
Je continuai :
— À partir d’aujourd’hui, nous faisons les choses différemment.
Fini les querelles internes. Fini les détournements. Fini les alliances bancales.
— L’empire De Luca sera à nouveau une forteresse.
Carlo Mancini, le serpent, leva la main.
— Et qui donnera les ordres, maintenant ?
Sa voix suintait la provocation.
— Vous ?
Je me levai lentement.
Je contournai la table, sans le quitter des yeux, et m’arrêtai à sa hauteur.
— Toi, Carlo… tu diriges encore les entrepôts de Naples ?
Il hocha la tête, méfiant.
— Oui, Don.
— Intéressant. Parce que j’ai reçu un rapport ce matin. Trois conteneurs manquent à l’appel. Trois.
Je m’accroupis à sa hauteur, mes yeux plantés dans les siens.
— Et tu sais ce que je déteste plus que la trahison ?
Il avala difficilement.
— Quoi, Don ?
— L’incompétence.
Un claquement de doigts.
Matteo s’approcha, sortit un dossier, le posa sur la table.
Photos, rapports, chiffres.
La preuve du vol.
— Tu prends dix minutes pour récupérer mes conteneurs, dis-je d’un ton calme.
— Sinon, dans dix minutes, je récupère autre chose. Tes doigts.
Un silence absolu.
Carlo blêmit, se leva, recula maladroitement.
Je le fixai encore quelques secondes, puis repris ma place.
Personne n’osa parler.
Même Enzo gardait la bouche close.
Je pris une gorgée du whisky posé devant moi, puis posai le verre avec lenteur.
— Ce n’est pas une menace. C’est une règle.
— Vous travaillez pour moi, pas avec moi. Vous êtes loyaux, vous êtes protégés. Vous me trahissez, vous disparaissez. Simple.
Matteo croisa les bras, un sourire discret au coin des lèvres.
Il savait que le message était passé.
Je sortis une enveloppe de ma veste et la posai sur la table.
Le sceau De Luca encore intact.
— Mon père m’a laissé ça avant de mourir.
Je ne leur en lus qu’une ligne.
“La famille De Luca est gangrenée de l’intérieur. Purifie-la avant qu’elle ne te détruise.”
Je levai les yeux vers eux.
— Je ne sais pas encore qui est le poison. Mais je le trouverai. Et le jour où je le ferai, croyez-moi, Rome tout entière entendra son dernier cri.
Je marquai une pause.
Le silence, encore.
Cette fois, c’était un silence respectueux.
Effrayé, mais respectueux.
Je me levai, pris la bouteille de whisky et versai un peu sur le marbre, devant moi.
— Pour mon père.
Puis je bus une gorgée.
— Et pour la suite.
Matteo tapa deux doigts contre la table, le premier à briser le silence.
Un à un, les autres l’imitèrent.
Un signe d’allégeance.
Un geste ancien, que mon père avait imposé.
Je regardai Enzo. Il ne tapa pas.
Il se contenta de sourire.
Je lui rendis son sourire, froid, maîtrisé.
— Eh bien, oncle, dis-je doucement. Vous vouliez savoir si j’étais prêt à reprendre l’empire ?
Je pris la bague sigillée que je portais au doigt, la fit briller sous la lumière.
— Vous avez votre réponse.