Chapitre 11
LE POINT DE VUE D'ISABELLA
La limousine filait dans la nuit romaine, et les lumières du gala s’éloignaient lentement derrière nous, pareilles à des braises qu’on abandonne.
Je regardais mon reflet dans la vitre, les yeux encore brillants, la respiration un peu plus rapide que d’habitude.
Je détestais ce qu’il m’avait fait ressentir. Leonardo .
Il n’avait pas prononcé mon nom comme les autres. Pas avec désir. Pas avec peur. Non, chez lui, il y avait autre chose quelque chose de dangereux, de brûlant, de vrai.
Et ça me troublait.
Moi, Isabella Romano, fille du maître de Rome, élevée dans l’arrogance et la certitude, je venais de danser avec l’ennemi.
Et j’avais aimé ça.
Je serrai les poings. Stupide. Je ne devrais même pas y penser.
Quand la voiture s’arrêta devant la villa, je sortis sans attendre que le chauffeur ouvre la portière.
Les talons claquaient sur le marbre.
Mon père m’attendait déjà dans le grand salon, assis dans son fauteuil favori, un verre de vin à la main.
Sa mâchoire était tendue, son regard noir. Je compris tout de suite qu’il savait.
— Je suppose que tu as bien profité de ta soirée, lança-t-il d’un ton froid.
Je retirai mes gants lentement, mes gestes mesurés, calculés.
— C’était… divertissant, répondis-je, l’air détaché.
— Divertissant, oui. Surtout quand on danse au milieu de tout le monde avec Leonardo De Luca.
Je levai la tête, sans détour.
— Oh, donc tu étais au courant ?
— Tout Rome en parle déjà, Isabella.
Je sentis mon cœur se serrer, mais je ne laissai rien paraître.
Je m’approchai du bar, me servis moi-même un verre, et pris une gorgée avant de répondre :
— Ce n’est qu’une danse, papa. Pas une déclaration de guerre.
Il se leva, brusquement, posant son verre si fort que le cristal vibra.
— Ce garçon est une guerre, Isabella !
Sa voix explosa dans la pièce, lourde et pleine d’autorité.
— Tu n’as pas idée de ce dont il est capable. Ce qu’il veut, ce qu’il prépare.
Je me retournai lentement vers lui, le regard froid, les épaules droites.
— Et toi, papa, tu n’as pas le droit de me dire avec qui danser. Ni de choisir mes amis.
— Leonardo De Luca ne sera jamais ton ami.
— Oh, vraiment ? répliquai-je, la voix tremblante de colère.
— Et toi, tu n’as aucun problème à partager un verre avec Enzo De Luca, son oncle !
— Ce n’est pas la même chose.
— Bien sûr que si ! criai-je.
Je fis un pas vers lui.
— Tu t’assois avec eux, tu ris avec eux, tu conclus des affaires avec eux, et moi je n’aurais pas le droit de danser ?
Son regard se durcit.
— Parce que toi, Isabella, tu n’es pas un joueur dans cette partie. Tu es une cible.
Le mot me claqua au visage.
Je restai un moment sans voix, la gorge serrée.
Puis je soufflai, amère :
— Peut-être que je préfère être une cible qu’un pion dans tes jeux, père.
Il se détourna, passant une main sur son front, visiblement agacé.
— Tu ne comprends pas…
— Non, c’est toi qui ne comprends pas.
Je m’approchai encore, mes talons résonnant sur le marbre, jusqu’à être à quelques pas de lui.
— Ce que tu veux, ce n’est pas me protéger. C’est contrôler. Comme tout le reste. Comme chaque chose qui te fait peur.
Il releva la tête, me fixant droit dans les yeux.
— Tu crois que je te contrôle, Isabella ?
— Je sais que tu le fais.
Le silence s’étira, pesant, presque étouffant.
Je sentais les larmes me brûler les yeux, mais je refusai de les laisser tomber.
Je ne pleurais pas devant Don Romano.
Il reprit, d’un ton plus calme, presque triste :
— Ce garçon n’est pas comme toi. Il a grandi dans la haine. Dans la mort. Son nom, Isabella, est une malédiction.
Je baissai les yeux sur mon verre.
— Peut-être… mais son regard, lui, ne ment pas.
Mon père resta figé, surpris par mes mots.
Je reposai le verre, puis ajoutai plus doucement :
— Tu ne peux pas choisir pour moi, papa. Pas ce que je ressens. Pas ce que je veux.
Je me tournai vers la porte.
Il appela, d’une voix plus dure :
— Si tu continues sur cette voie, Isabella, il te détruira.
Je me retournai, le fixant droit dans les yeux.
— Ou c’est moi qui le détruirai.
Je sortis sans attendre sa réponse, laissant derrière moi le parfum du vin et de la colère.
Dans le couloir, le silence de la villa me frappa.
Je respirai un grand coup, posant une main sur mon cœur.
Et, malgré moi, un sourire effleura mes lèvres.
De Luca…
Ce nom résonnait dans ma tête comme une flamme qu’on ne peut pas éteindre.
Je savais que je jouais avec le feu.
Mais le feu, moi, je l’avais toujours aimé.
LE POINT DE VUE LÉO
Le bureau sentait encore le cigare froid et le whisky renversé. La lampe jetait une lumière ocre sur les murs, dessinant des ombres qui bougeaient comme des fantômes.
Je l’attendais.
Enzo entra, détendu, le pas tranquille de celui qui se croit toujours maître de la pièce.
Il ne vit rien venir.
En un instant, ma main agrippa son col, et je le projetai contre le mur.
Le bruit sourd du choc résonna dans toute la pièce.
Les cadres accrochés tremblèrent.
— Mais qu’est-ce que tu fous, Léo !? cria Matteo derrière moi.
— Ne t’en mêle pas ! dis-je sans détourner le regard de mon oncle.
Je le tenais toujours, le souffle court, la rage brûlant dans mes veines.
Sous mes doigts, je sentais son cœur battre, rapide. Pas de peur, non. De colère.
— Leonardo, lâche-moi immédiatement, grogna-t-il.
— Tu veux que je te lâche ? Dis-moi d’abord une chose.
Je serrai un peu plus, mes yeux plantés dans les siens.
— J’ai lu la lettre que mon père m’a laissée avant de mourir.
Son expression changea à peine. Un battement de cil. Une hésitation imperceptible.
Mais c’était suffisant.
— Il y a un traître, dis-je lentement, chaque mot comme une lame.
— Il a dit que celui qui l’a trahi porte peut-être déjà notre sang.
Le silence devint lourd, presque irrespirable.
Je voyais dans son regard qu’il cherchait une réponse, une issue, un angle de défense.
— Léo, écoute-moi…
— Non, toi écoute, dis-je en le plaquant à nouveau contre le mur.
— J’espère, Enzo, j’espère sincèrement que ce n’est pas toi.
Il se redressa, malgré ma poigne. Sa voix retrouva cette autorité que j’avais toujours entendue dans mon enfance.
— Tu oublies à qui tu parles, Leonardo.
— Je suis ton oncle. C’est moi qui ai tenu cet empire quand ton père s’effondrait.
— C’est moi qui ai nourri cette famille pendant que tu te planquais à l’étranger !
Je serrai les dents.
Ses mots me frappaient, mais ne me faisaient pas fléchir.
Je le regardai droit dans les yeux.
— Et c’est censé me faire peur ?
— Je n’ai rien à foutre de tes discours de patriarche, Enzo. Tu parles de loyauté ?
— Mon père t’a fait confiance… et il en est mort.
Il voulut répondre, mais Matteo intervint, posant une main sur mon épaule.
— Leo, s’il te plaît… c’est ton oncle. Calme-toi.
Je ne bougeai pas.
Matteo ajouta, plus bas :
— Tu lui dois au moins ça. Par respect pour ton père.
Je respirai lentement, relâchant peu à peu ma prise.
Enzo ajusta sa chemise, la respiration courte, les yeux toujours durs.
— Voilà, dit Matteo d’une voix apaisée.
— Dis-lui, Enzo. Dis-lui qu’il se trompe.
Mon oncle me regarda longuement.
Son visage était fermé, mais son regard… lui, brillait d’un éclat étrange, à mi-chemin entre la colère et la culpabilité.
— Crois ce que tu veux, Leonardo, finit-il par dire.
— Mais sans moi, il n’y aurait plus de De Luca à défendre. Souviens-t’en.
Je restai silencieux un moment, les mâchoires crispées.
Puis je redressai sa veste, lentement, remettant en place le tissu froissé par ma colère.
— J’espère que t’as raison, dis-je d’une voix plus calme.
— Parce que si j’apprends que tu m’as menti…
Je laissai ma phrase suspendue, incomplète.
Mais il comprit.
Je m’écartai enfin, attrapai la bouteille sur le bureau, me versai un verre d’un geste brusque.
— J’ai perdu mon père une fois, Enzo. Je ne compte pas perdre notre nom une seconde fois.
Je bus d’un trait. Le goût amer du whisky me brûla la gorge.
Enzo remit en place le revers de sa veste, tenta un sourire crispé.
— Tu deviens ton père, Leonardo.
Je tournai la tête vers lui, le regard glacial.
— Non. Je deviens pire.
Il quitta la pièce sans un mot.
Matteo soupira et me lança un regard lourd.
— Tu viens de déclencher quelque chose, Léo.
Je fixai la porte qui venait de se refermer.
— Je sais, répondis-je simplement.