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2193 Mots
1 Léna et Marius attendaient pour les deux semaines reliant l’Ascension à la Pentecôte, la venue de leurs amis lyonnais et parisiens. Depuis quelques années déjà, il était de coutume de partager des journées de détente à l’abri des bruits de la ville, dans la douceur de la pinède encore épargnée par les fournaises de l’été, mais juste réchauffée aux soleils de la fin du printemps. Exhalant les odeurs des bois et des prés, dans des subtilités de fragrances fines et suaves, la Provence est à cette période de l’année dans toute sa magnificence. Installés sous l’ombre du grand Maître, Léna et Marius patientaient tranquilles, heureux de cette attente. Au bout du chemin, la « Morgan », vieille automobile anglaise et racée d’Emma et Gonzague s’annonça. L’élégance du vert bouteille de sa rutilante carrosserie apparut au milieu de la b***e de velours rouge, que décrivaient les coquelicots semés là par les hasards des vents. Les genêts se mêlaient à eux dans une palette blonde illuminée et éclatant à la lumière du soleil. La voiture ralentit progressivement. Les deux amoureux savouraient le moment de l’arrivée et le bonheur des vacances débutantes. La voix cristalline d’Emma s’échappa par la fenêtre : — Hello, les amis ! Trois heures de bouchon, mais quelle joie d’être là ! La Morgan, conduite par le « Major Thompson », le très chic et élégant Gonzague, nommé ainsi pour ses cachemires trois fils, ses chemises et cravates de soie, et sa prédilection pour le sport cynégétique, alla se garer sous l’abri réservé aux automobiles de sa condition… Gonzague n’avait pas seulement une prestance physique, il possédait aussi l ’élégance du cœur, très étendue diraient d’aucuns…. D’un geste assuré et altier, il sortit de sa voiture, précédé par son Emma légère et toujours souriante, même face à l’adversité… Les embrassades à peine échangées furent tout de suite suivies par l’arrivée de la voiture des autres amis lyonnais, conduite par le « Professeur Eleftherios de Corfou », à côté duquel sa belle et blonde épouse, Blandine, exerçait une surveillance sans relâche sur les mèches de cheveux de son mari de Professeur, qu’elle trouvait toujours en pétard selon ses dires ! Débarrassée de son quant–à–soi lyonnais, Blandine se libérait de la tension des exigences de sa vie professionnelle et affichait son bonheur d’être là. — Mes amis, enfin nous sommes arrivés ! Nous rêvons de cette semaine avec vous depuis le début de l’année, quel bien cela va nous faire ! Elefther, ravi lui aussi de laisser derrière pour quelque temps, les contraintes de son métier, s’empressa d’acquiescer aux paroles de son épouse. D’origine grecque, à n’en pas douter…, ses amis l’appelaient « Elefther », pour faire plus court. Professeur de médecine et physiologiste, inventeur génial rêvant du Nobel, Elefther avait toujours l’œil sceptique et étonné du scientifique, même quand les alcools des Côtes du Rhône, excitaient en fin de soirée ses neurones bien gras… Ici et maintenant, il venait lui aussi lâcher prise. Leur labrador noir, étendu à l’arrière de la voiture, n’avait pas son pareil pour s’en extraire à la vitesse de l’éclair, aller satisfaire ses besoins naturels, puis sauter ensuite dans la piscine. Le sphinx des lieux, le chat Rourou, toujours sur ses gardes à la vue de l’intrus, retrouvait son perchoir situé sur l’une des plus hautes branches de Chronos, afin d’analyser le danger de la situation dans un repli stratégique. Mirza et Tibalt ne tardaient pas eux aussi à s’insurger, mais les présentations faites, la diplomatie et le bon sens canin et félin, sûrement mieux répartis que dans le genre humain, prenaient le pas sur ces querelles animales. Ainsi, même cette gent passait ensemble un séjour des plus délicieux ! La fin de l’après-midi accueillit Jeanne et Maurice, les « Parigots » perpétuellement en conflit, mais inséparables ! Maurice le peintre, amusa longtemps les vacances par ses bons mots, ses galéjades acides et cyniques, jamais vulgaires, mais désenchanta souvent celles de son épouse. Ses observations acérées mettaient parfois mal à l’aise, cependant, ô combien faisaient-elles rire ! L’attachement réciproque de ces deux – là, se nourrissant de querelles, de retrouvailles, dans une complicité intellectuelle étonnante, faisait penser à ces héros de roman, qui ne sachant se passer l’un de l’autre, sont cependant incapables de vivre ensemble sans se déchirer, reliés malgré tout par une mystérieuse alchimie… Souvent, lors du séjour venaient se greffer les fidèles marseillais, avec lesquels le monde se refaisait dans le partage de soirées mémorables… Tous, se retrouvaient comme si la veille seulement les avait séparés. Durant l’automne et l’hiver, leurs obligations professionnelles respectives les accaparaient ; ils attendaient ces moments avec l’impatience des enfants, la semaine précédant la sortie des classes annonçant les grandes vacances. Ces vacances étaient bien plus que l’occasion de retrouvailles. Elles transformaient la vie pour un temps, en parenthèses légères d’amitié partagée. C’était une suspension en dehors du monde, une harmonie avec la nature, un hymne aux rires, à l’humour, à la danse et la musique, à la paresse, à la bonne chère, aux bons vins, enfin à la vie. C’était un bain d’insouciance à l’âge de la maturité, un bain à l’émollient de la fraternité. Ce jour-là, l’arrivée d’Emma et Gonzague ne se e déroula pas comme à l’habitude. Gonzague trahissait une inquiétude inaccoutumée et l’œil de Marius s’aperçut de son trouble… Ces deux, très complices, n’avaient nul besoin de parler pour se comprendre. Sans plus attendre et à l’écart, Marius questionna Gonzague sur la tempête qui semblait s’agiter sous son crâne… — C’est ennuyeux, mon cher Marius… Je suis embarrassé par un problème de conscience… — Mais, que me dis-tu là ? — Tu sais que j’ai acheté il y a un mois une maison de maître à Lyon, « Les Florets ». Cette demeure appartenait à un industriel de la pharmacie. Dans les années cinquante, il fit construire son siège social, toujours existant, sur une partie du terrain où se trouve le bien que je viens d’acquérir. Attenantes au mur d’enceinte, séparant ma propriété de cette entreprise, s’élèvent de charmantes dépendances. Elles étaient autrefois les habitations des gardiens des lieux, enfin, des gens de maison ! Ces communs désormais sont à moi. Je projette de les réhabiliter en chambres secondaires, salons de lecture, et de billards pour accueillir les amis. Mais là, n’est pas l’objet de mon propos, il s’agit de bien autre chose. Ainsi hier matin, venu revoir les lieux et descendant dans la cave d’une de ces deux annexes, je fis une découverte bien singulière, pour le moins troublante… Dans cette pièce voûtée et humide, à peine éclairée, j’aperçus derrière les escaliers de pierre, deux larges caisses de bois en partie recouvertes de sombres toiles de jute, elles-mêmes surmontées de casiers rouillés, à l’intérieur desquels avaient dû voisiner les meilleures bouteilles de la région lyonnaise. Je pensai, doux rêveur, découvrir là, quelques nectars subtils, oubliés par les maîtres de céans, et me plonger dans le romantisme de la mémoire d’un monde, où les règles de l’art de recevoir, n’étaient pas une simple vue de l’esprit… Débarrassant ces boîtes de Pandore, de ce qui encombrait leur ouverture, sans résistance, leur contenu s’offrit à moi. Pêle-mêle, s’entassaient dans ces caisses marquées par le temps et recouvertes d’une fine pellicule de moisissure, des crayons de papier, des blocs-notes, des stylos-feutres et « bic » perdant leur encre, des rouleaux de scotch collés entre eux et autres articles de papeterie. Puis, des feuilles vierges à l’entête de « Kremser Science », nom du laboratoire de mon vendeur, glissèrent d’une pochette d’épais papiers Kraft marron. Mes rêves s’arrêtèrent aussitôt, déçu de cette découverte sans aucun intérêt. Je m’apprêtai donc à refermer la caisse, lorsqu’au fond, une chemise cartonnée très robuste et sanglée d’un ruban rouge attira mon œil… Je la saisis intrigué, une curiosité inexpliquée me poussa à l’ouvrir. Ce fut difficile, tant le lien était serré ; mais mon couteau suisse en vint à bout. Et là, m’attardant à lire et à relire, comme aimanté, je compris que je venais de découvrir ce que j’aurais préféré ne jamais savoir ! Les yeux écarquillés, la bouche ouverte, à l’écoute de Gonzague, Marius ne put dissimuler sa stupéfaction exprimée par un « Ça alors ! », qui dans son vocabulaire provençal, traduit la marque suprême de la surprise et de l’étonnement. En une minute, il devint le codétenteur d’un secret, qui pour le moins allait faire vaciller ses convictions et l’engager dans une aventure peu ordinaire au nom de l’amitié et de la solidarité. Très vite, il comprit l’importance des enjeux. Sans aucune hésitation il apporta son soutien sans faille à son ami. La fidélité et la confiance, sans lesquelles les relations sont artificielles, ont toujours été pour lui le socle le plus solide et le véritable ciment des amitiés durables. De cette confiance et fidélité, Marius personnage entier, allant jusqu’au bout, ne s’est jamais exonéré. Alors, la brève mais édifiante conversation, échangée en aparté, fut conclue par ces mots : — Tu le sais bien, Gonzague, tu peux compter sur moi ! — Merci, mon cher ami, je connais la valeur de ton amitié, mais ne veux pas perturber ces vacances en si agréable compagnie ! Tout s’annonce sous de si beaux auspices ! — Gonzague, cesse les mondanités, au moins entre nous deux… Peut-être l’as-tu déjà fait, mais je crois qu’il faut en parler à Elefther, car versé en la matière, son point de vue est incontournable. — Oui, dès demain je m’entretiendrai avec lui sur le sujet. — Très bien, attendons. Demain, il fera jour ! Le Major Thompson opina du chef, qu’exceptionnellement il n’avait pas couvert et emboîta le pas au maître des lieux, rejoignant les amis déjà réunis au « Petit Café »… Le « Petit Café » est le nom donné à l’abri provençal, jouxtant la piscine et joliment bâti en pierres et tuiles de la région. Un point de vue stratégique, s’offre à l’observateur attablé, permettant sans être vu, de voir tout ce qu’il se passe sous Chronos le grand chêne et devant la maison… Comme Chronos, le « Petit Café » lui aussi, protégea soirées, réunions et agapes entre amis, arrosées des meilleurs crus de cette région où Bacchus a dû naître… Margot, cheville ouvrière de la cuisine, s’était affairée à en préparer le comptoir sur lequel rivalisaient tapenades, poivrons grillés, croûtons rôtis à l’huile d’olive parsemés de quelques truffes râpées, dont les miracles de la congélation permettaient d’en déguster hors saison les saveurs toujours intactes. Ce festival de couleurs et délices, accompagné par le traditionnel champagne de bienvenue, ouvrait les hostilités… « À la santé, à l’amitié, à l’amour, à nos hôtes, à nous tous, nos femmes, nos chevaux, nos escaliers et à tous ceux qui… » était l’antienne du cercle… À les observer tous ensemble, on comprenait aisément ce qui les reliait ; un certain art de vivre et surtout celui de saisir la réalité de la fragilité de la vie, que leur rappelaient au quotidien leurs expériences professionnelles. L’oncologie, nom savant et moins brutal à l’esprit que celui de cancérologie, est le domaine dans lequel évoluaient quelques uns de ces amis… À l’exception de Marius comptable, DRH, et homme à tout faire d’une petite entreprise fabricant des biscuits et autres spécialités provençales, de Gonzague, marchand de biens en région lyonnaise et de Maurice à la retraite d’une vie de concepteur d’espaces et « designer » comme disent les Anglais. Elefther, le professeur, exerçant son art dans un centre hospitalier universitaire en physiologie pédiatrique et adulte, était aux premiers rangs des témoins quotidiens de la souffrance, lorsque la santé se dérobe pour laisser la place au désarroi. Les filles, depuis des années au service de l’industrie pharmaceutique, tant malmenée trop peu de fois à tort…, côtoyaient la face du décor où l’exercice de l’information médicale ne souffre d’aucune approximation, d’aucun message erroné. Médiane de survie globale, taux de réponse aux traitements, effets secondaires indésirables… Tous ces mots animaient leur tête au quotidien… Attachées à ce métier, elles l’exerçaient avec unique et seul objectif, l’intérêt des patients, la rigueur, et l’honnêteté de ceux qui y durent. Alors ces retrouvailles, cette respiration, cette complicité dans ce lieu enchanteur, étaient les revanches nécessaires et salvatrices prises sur les adversités de la vie. Le prix de la souffrance, les espoirs déçus, les pertes de chance, les injustices de la vie basculant et condamnée trop tôt, sans rien n’y pouvoir faire, tout cela participait à la nécessité de se blinder et de lutter face aux vents contraires. Ce soir-là au couchant, le ciel s’habilla de rose et bleu, diffusant au travers des feuilles de Chronos une pluie de lumière irisée, s’infiltrant depuis sa canopée pour atteindre à ses pieds l’herbe encore verte et tendre de la fin du printemps… Puis le jour finissant, fleurs et feuilles se replièrent pour s’endormir le temps d’une nuit méritée et paisible. Douce et chaude, la caresse du soleil, à l’aube naissante, viendrait les réveiller. Dans ces lieux isolés, où la nuit se pare d’une activité animale intense, les oiseaux nocturnes dans des concerts à peine murmurés, se lancent des appels ponctués de longs sifflements s’invitant les uns et les autres à répondre. Leurs échos harmonieux traversent ainsi la nuit. Si Mozart devait s’en mêler, le sublime serait atteint. Après plusieurs coupes de bulles, l’assemblée passa à table. Ce ne fut pas Mozart, mais Boby Lapointe, qui accompagna le dîner… Le ton était donné. L’annonce du programme des deux semaines à venir excita la curiosité… L’arrivée prévue et pour quelques jours de leur Italienne préférée Victoria et de son fiancé Henri, qu’elle viendrait présenter enchanta l’assistance. Victoria, oncologue dans un centre hospitalier universitaire, aimait venir partager ces moments hors du temps et se vider la tête. Maurice, tout émoustillé à l’idée de rencontrer cet Henri, encore inconnu, se fendit d’un de ses bons mots dont il détenait les secrets : — Victoria, si elle a la devanture, elle a aussi le fonds de commerce… Alors l’Henri, il faudra qu’il assure et sache aussi entretenir la boutique… Les fous rires ne se firent pas attendre ; les métaphores de Maurice agitèrent le groupe qui ne fut pas prêt à rejoindre les bras de Morphée, spéculant une grande partie de la nuit sur cet inconnu tant attendu ! Il serait inspecté, évalué et jugé… Aux lendemains, il réussit l’examen de passage et devint l’ami et la référence œnologique de la b***e ! Pharmacien de profession et œnologue à ses heures, il leur permit de découvrir tout ce que la vigne peut donner de meilleur. Ses qualités de cuisinier et fin gourmet, ajoutées à cela, l’homme fut accepté dans le cercle, avec même, un satisfecit !
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