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La nuit fut courte. Contrairement à ses habitudes, Gonzague se leva avant Emma, arborant de noires lunettes de soleil cachant des yeux bordés de reconnaissance et d’un indéniable manque de sommeil…
— Gonzague déjà debout ? articula Léna d’une voix encore tout engourdie.
Accoudée au comptoir du petit café, tasse d’arabica à la main, elle avala sa première gorgée sans laquelle, le matin, rien chez elle, ne peut se mettre en route… D’un geste amical, elle l’invita à prendre place autour de la table dressée pour le petit déjeuner. Léna observa la satisfaction de son cher ami à la vue de la tasse en fine porcelaine de Limoges qu’elle lui tendit… Se souvenant du jour où il lui dit « Ma chère Léna, si je devais boire mon thé matinal dans des tasses de faïence, mes sangs et mes humeurs en seraient retournés ! » Ainsi, devant une telle injonction, il n’était désormais plus possible d’offrir du thé au Major Thompson dans d’autres réceptacles… Et de fait, les petits déjeuners étaient servis pour tous dans de la porcelaine.
Gonzague s’installa et prit ses aises ; si son éducation ne le lui avait pas interdit, les ressorts réfrénés de son machisme aristocratique se seraient bien détendus pour aller réveiller Emma et lui demander de beurrer ses toasts… Emma lui était toute dévouée, telle une abeille butinant autour de lui, son amour par-ci, son amour par-là….
Elle avait besoin de cette relation, lui donnant l’impression de créer une dépendance de l’un envers l’autre pour toujours… Sans naïveté, elle se livrait à cet exercice de dévouement comme pour consolider des liens que la vie pourrait rompre sans préavis. Intuition prémonitoire, ou soumission exercée par une passion qui l’asservissait ? Certainement l’un et l’autre ! Et le gentleman, dans son confort bourgeois et assumé, abusait avec amour de la sollicitude de sa bien-aimée.
Ce matin-là, inhabituellement, il prit son petit déjeuner sans Emma sous le regard étonné de Léna qui voyait dans cette évolution de mœurs matinales, la seule raison d’une nuit agitée… Mais en fait, il attendait Marius, tôt levé d’ordinaire. Cependant, dans la nonchalance des premiers matins de vacances, Marius traîna au lit et arriva à la table une bonne demi-heure après.
Il but rapidement son café et partit discuter avec Gonzague de la stratégie à mettre en place pour tenter de régler au mieux l’affaire.
Elefther était déjà là, Blandine à ses côtés, coiffée, parée et parfumée, faisant contraste avec la décontraction de son époux, dont l’objectif du jour était de construire un cerf-volant, afin d’évaluer la résistance à l’avancement que pourraient exercer la matière et la trame de sa toile, sur les courants aériens ! Le tout, quantifiable sur une échelle de vitesse, interprétable et compréhensible de lui seul… Travaillant sur la rhéologie, science des flux et précisément des flux sanguins, il souhaitait établir un parallèle aérien et obtenir une preuve de concept supplémentaire, selon laquelle, l’athérome (plaques de cholestérol déposées sur les parois des vaisseaux), et les perturbations du flux vasculaire déjà très bien décrites, étaient étroitement liées… Ainsi, la force de la résistance à l’avancement aérien pourrait servir de modèle, pour calculer cette même force athéromateuse, opposée au flux sanguin dans les parois… Le domaine était en effet aérien…
Admiratifs de sa masse de connaissances, de sa curiosité scientifique et médicale toujours en alerte, tous et chacun étaient honorés de partager avec lui des moments privilégiés. Elefther appartenait à ces scientifiques artistes et souvent poètes, ne réduisant pas la science à des chiffres seuls, issus de calculs statistiques aux résultats croisés et comparés, pour aboutir à une finalité juste et démontrée. Il est de la trempe de ceux qui savent, au-delà des démonstrations, se nourrir de l’intuition irrationnelle des pressentiments humains, guidant l’observation préalable des grands chercheurs. Et c’est toute cette intuition, qui sert son art de la médecine et de la recherche.
La mèche bien sûr en bataille, ordinateur à la main, feuilles de notes et dossiers sous le bras, il alla s’isoler sous un coin de Chronos et s’immergea dans son orbe, d’où personne ne pouvait l’extraire, tant il y était tout entier concentré. Dans ces moments-là, seul son chien à ses côtés était toléré. Aussi personne n’osait le déranger…
Sachant que son époux serait inabordable, tant il parut décidé à se plonger dans ses aériens travaux, Blandine prit le parti d’accompagner les Parisiens, Jeanne et Maurice, faire quelques courses au marché provençal du bourg voisin. La présence de la belle Blandine aux côtés de Maurice donna à son ego déjà très boursouflé, un argument supplémentaire d’autosatisfaction… Entre les deux filles, il se plaisait à faire le galant pour se rassurer sur ses capacités à séduire. Il les amusait parfois, avant de très souvent, les agacer…