IIÀ l’heure du déjeuner, le lendemain, Edern entra dans la salle de son logis où l’attendait sa femme, penchée sur une vieille robe dont elle essayait encore de tirer parti.
– À table ! ordonna-t-il. J’ai beaucoup travaillé ce matin. Ce navire anglais avait une importante cargaison d’objets de luxe. L’affaire sera bonne.
Le pâle visage de la jeune femme frémit, ses yeux chargés d’effroi douloureux se baissèrent un instant sous le regard sardonique d’Edern. M. de Porspoët eut un rire sourd.
– Oui, Jeannette, une affaire excellente !... Et puis, il faut que je t’annonce encore une chose : nous allons avoir des hôtes.
– Des hôtes ? répéta-t-elle, visiblement stupéfaite.
Car jamais, depuis trois années qu’elle était mariée à Edern de Porspoët, Jeanne n’avait vu quelqu’un d’étranger loger dans ce sinistre Ty an Heussa.
– Parfaitement. Hier soir, j’ai sauvé une des passagères de ce navire, avec son petit garçon. Riec m’a aidé à l’apporter ici cette nuit. Je les ai logés dans les chambres de l’est. Catherine les soigne et tu n’auras pas à t’en occuper. La femme a perdu la mémoire, sans doute par l’effet de la peur éprouvée au moment du naufrage ; elle ne peut donc me dire pour le moment son nom. Mais elle est espagnole, je l’ai reconnu aussitôt à son langage, à son type et au prénom de Linda brodé sur son mouchoir.
Jeanne regardait son mari avec une surprise qui semblait lui enlever l’usage de la parole. Porspoët poursuivit :
– Quant au petit garçon, il paraît avoir environ quatre ans. Il a l’air bien portant, mais d’esprit assez engourdi. J’ai cependant pu obtenir de lui son prénom, dont la mère ne se souvient pas, il s’appelle Miguel.
– Oh ! les malheureux ! murmura Jeanne. Mais elle va retrouver la mémoire, sans doute, Edern ? Elle ne restera pas ainsi ?
– Comment veux-tu que je le sache ? En tout cas, je vais faire venir Mainsville. Nous verrons ce qu’il en dira.
La servante entra, portant un plat qu’elle posa sur la table. Porspoët demanda :
– Tu as servi les Espagnols, Catherine ?
– Oui, monsieur.
– La jeune femme est toujours de même ?
– Toujours... mais elle est bien jolie, on peut le dire !
Les mauvais petits yeux noirs de Catherine dévisageaient la figure amaigrie, déjà un peu fanée, de sa jeune maîtresse.
Edern leva les épaules.
– Une beauté brune qui peut plaire à certains. Moi, j’aime mieux celle de ma Jeannette.
Il souriait en attachant sur la jeune femme ses prunelles d’un bleu-vert, brillantes, fascinantes, auxquelles il savait donner la plus ensorcelante douceur. Jeanne frissonna d’effroi et faillit laisser échapper le plat qu’elle venait de prendre. Elle savait par expérience que ce regard-là et ce sourire lui promettaient quelque souffrance nouvelle.
Catherine rentra dans la cuisine en disant :
– J’apporte tout de suite les perdreaux pour vous, monsieur.
Jeanne essaya d’avaler quelques cuillerées de la bouillie de blé noir qui était l’unique plat de son déjeuner. En face d’elle, M. de Porspoët mangeait de bon appétit les perdreaux dodus, cuits à point. Telle était la règle habituelle à Ty an Heussa : tout ce qu’il y avait de bon pour le maître seul et l’ordinaire le plus frugal pour sa femme.
Pendant le repas, Edern garda le silence. Des préoccupations importantes l’absorbaient visiblement. Jeanne, en le voyant se lever, le déjeuner terminé, demanda en hésitant :
– Dois-je aller voir cette étrangère ?
– Pas pour le moment : elle a besoin de repos. Catherine suffit à la soigner et à la servir.
Sur ces mots, Porspoët quitta la salle par une petite porte basse ouvrant sur la pièce d’entrée, haute et voûtée, d’où s’élevait l’escalier tournant autour d’un énorme pilier de granit. Il gravit les degrés usés, longea au premier étage un couloir dallé dont aucune tenture ne cachait les murs de pierre sombre. Puis il ouvrit une porte massive, tourna à gauche dans un second couloir et s’arrêta devant une autre porte à laquelle il frappa.
– Entrez ! répondit une faible voix de femme.
La pièce où pénétra Edern était nue, très vaste chambre tendue de tapisseries fanées. Les poutres de vieux chêne du plafond, les fenêtres hautes, garnies de vitraux, enfoncées dans de profondes embrasures, les meubles de bois ancien, noircis par les siècles, une odeur de renfermé, de moisissure, tout contribuait, en cette salle de dimensions trop grandes, à donner une impression de tristesse presque lugubre.
Dans un fauteuil à haut dossier était assise une jeune femme de vingt-cinq à trente ans, enveloppée dans une grande cape bretonne qui appartenait à Catherine. Dans un petit lit voisin, dormait un bel enfant aux cheveux bruns bouclés, au teint légèrement ambré.
À l’entrée de Porspoët, l’étrangère tourna la tête. Deux grands yeux noirs, fatigués, inquiets, largement cernés, se posèrent sur lui.
– Eh bien ! dona Linda, comment vous trouvez-vous ?
Edern lui adressait la parole en excellent espagnol.
– Tout à fait brisée... toujours incapable de retrouver mes idées...
– Cela reviendra, ne craignez rien. Tout à l’heure vous verrez un médecin que j’ai fait chercher... Votre enfant dort, lui... il sera vite remis de cette émotion.
– Mon enfant ?
Linda dirigeait son regard vers le lit. Sa voix faible, hésitante, répéta :
– Mon enfant... ? Oui, il dort...
– Il est bien votre fils ?
– Je ne sais pas.
– Comment, vous avez oublié même cela ?
– Oui...
– Alors, vous ne vous souvenez pas non plus si vous êtes mariée ?
Elle secoua négativement la tête.
Edern jeta un coup d’œil sur ses mains, fines et soignées, garnies de fort belles bagues.
– Vous n’avez pas d’alliance... Parmi les épaves que la mer renvoie, nous avons trouvé tout à l’heure une malle portant gravé sur une plaque de cuivre ce nom : Linda Morales. Est-ce le vôtre ?
– Je ne sais pas... je ne sais pas !
Elle leva ses deux mains vers son visage, en ajoutant avec un accent d’angoisse :
– Oh ! c’est terrible de ne pouvoir me rappeler qui je suis !
M. de Porspoët posa sur son épaule une main protectrice.
– Ne vous désespérez pas ainsi, je vous en prie ! Tout s’arrangera. Cet après-midi, on apportera la malle où vous trouverez peut-être quelque papier capable de vous rappeler votre identité...
Il savait fort bien le contraire, car ladite malle, et deux autres, jetées sur la grève par la tempête, avaient été auparavant fouillées sans qu’il y découvrît la moindre révélation sur les naufragés.
– ... En attendant, calmez-vous. Ici, vous êtes chez des amis qui feront leur possible pour vous être agréables.
Linda laissa retomber ses mains, montrant un visage crispé par l’anxiété. Catherine disait vrai : elle était fort jolie. Une masse de cheveux noirs, brillants, entourait sa figure aux traits fins, au teint mat, animée par l’éclat de grands yeux expressifs. Ceux-ci ne se baissèrent pas sous la lueur d’admiration jaillie du regard d’Edern.
– Je vous remercie... je vous suis très reconnaissante... Ah ! quelle terrible chose ! Cette tempête... Seigneur !
Ses traits se convulsaient, un v*****t tremblement agitait ses membres.
– Écartez ces souvenirs... Oubliez ! Oubliez !
Edern se penchait sur elle, plongeait ses fascinantes prunelles dans les yeux dilatés par l’épouvante rétrospective.
– ... Reposez-vous... dormez. Vous êtes maintenant en sûreté, vous et l’enfant.
Elle parut se calmer, inclina la tête et ferma lentement les paupières mates aux longs cils.
– À bientôt, dona Linda. Je reviendrai vous voir avant le souper.
Il prit sa main, la baisa et quitta la pièce.
Par le chemin parcouru précédemment, il regagna le principal corps de logis et se dirigea vers sa chambre, située au premier étage sur la cour. Arrivé là, il ouvrit un vieux bahut de chêne et en tira un petit coffret d’ivoire, d’un joli travail. La veille, il l’avait trouvé dans une des mains crispées de la jeune femme. Tout aussitôt, il avait pris connaissance de son contenu. Et de nouveau, il l’ouvrait, en retirait une enveloppe et un feuillet de papier plié en quatre.
À cet instant, on frappa et la voix de Catherine annonça :
– Monsieur, voilà le docteur Mainsville !
Edern cria :
– Eh bien, qu’il entre !
Repoussant la porte du bahut, il alla poser sur une table le coffret et les papiers.
Le docteur Mainsville parut. Il devait avoir une quarantaine d’années. Une étrange tête d’oiseau était posée au bout d’un long cou, sur un grand corps maigre habillé de bure grise. En entrant, ce personnage enleva le large chapeau qui recouvrait sa perruque poudrée et le jeta sur un siège.
– Eh bien ! Porspoët, tu as du travail avec cette tempête ? dit une voix profonde, un peu caverneuse, avec un léger accent anglais.
– Oui, cher ami... et j’ai besoin de ta science pour soigner une naufragée.
– Une naufragée ? dit Mainsville avec surprise. Quelqu’un a été sauvé ?
– Elle et un enfant.
– Ah ! ah ! Tu les as épargnés ?
Porspoët inclina affirmativement la tête.
– Je vais t’expliquer cela.
Ils s’assirent en face l’un de l’autre près de la table. Mainsville demanda avec un sourire sarcastique :
– Elle est jolie ?
– Très jolie... Mais ce n’est pas seulement pour ce motif... Voici un coffret qu’elle tenait et où j’ai trouvé ceci... Lis.
Porspoët tendit au docteur l’enveloppe. Elle portait comme suscription :
Sr. Agostino Pavïla
2, rue de la Source, Paris
Mainsville en sortit un papier et lut :
« Je t’envoie la señora Morales qui t’amène un enfant dont je te confie la garde. Suis exactement ses instructions. Elle te remettra une somme importante pour ce service que je te demande en retour de celui que je t’ai rendu autrefois.
« Enrique. »
Le docteur releva la tête et regarda Porspoët.
– Eh bien ?
– Lis encore ceci, dit Edern en lui tendant le feuillet qu’il venait de déplier soigneusement.
« Linda chérie,
« Un messager sûr te portera ces quelques lignes avant ton départ. Merci encore pour ton dévouement. Sois assurée, ma niña, que ton souvenir ne me quittera pas. Au retour, tu retrouveras mon amour augmenté encore par le grand service que tu me rends.
« À toi toujours,
« Ton Fernando. »
– Linda est le nom de la jeune personne qui a échappé au naufrage, expliqua Edern quand son hôte eut fini de lire.
– Et elle serait aussi la señora Morales, dont il est question dans l’autre billet ?
– Probablement. Une des malles échouées porte ce nom. Elle contient des accessoires de toilette dénotant qu’elle appartient à une femme fort élégante. La jolie Linda a de fort belles bagues aux doigts et, avant qu’elle revînt à elle, je lui ai enlevé cela du cou...
Porspoët, allant au bahut, y prit un riche collier d’or serti d’émeraudes et de diamants.
– Peste ! cela vaut quelque chose ! dit Mainsville après un rapide examen du bijou. Et la somme importante dont parle le correspondant du señor Pavila ?
Malheureusement, je ne l’ai pas trouvée.
– Dommage !... Mais qui peut être l’enfant que cet individu exile ainsi ?
– Ah ! voilà précisément ce qui serait intéressant à connaître ! Mais, pour le moment, la jeune personne a complètement perdu la mémoire. Elle ne se souvient même plus de son nom.
– Effet de la frayeur, du choc nerveux.
– Cela passera, Mainsville ?
– Probablement. Quoique j’aie vu, dans un cas de ce genre, l’incurabilité complète.
Porspoët fronça les sourcils.
– Voilà qui serait fort désagréable !
– Nous ferons le possible pour la guérir... car j’imagine que tu as quelque bonne affaire en vue ?
– Oui, à condition que l’Espagnole me donne les renseignements nécessaires... Vois-tu, Mainsville, je flaire là quelque enlèvement d’enfant.
Le docteur eut un mouvement de tête approbateur.
– Quel âge a le petit garçon ?
– Environ quatre ans, je crois. Il est fin et joli. Mais il paraît d’intelligence un peu endormie.
– Tu ne penses pas qu’il soit le fils de la señora Morales ?
– Non, d’après ce que dit le second billet que tu as lu.
Mainsville reprit les deux papiers, les examina et conclut :
– C’est la même écriture masculine, ferme, appuyée. Mais ce nom Enrique ne se rapporte pas à l’autre signature : Fernando... Ce Fernando est, évidemment, l’amoureux de Linda. Il semble, d’après les termes des deux billets, que celle-ci se soit chargée, pour rendre service au dit Fernando, de conduire le petit au señor Pavila.
– Cela apparaît, en effet.
– Dans quel dessein, voilà ce qu’il faut savoir. S’il y a enlèvement, si les parents de l’enfant sont riches, l’affaire peut être vraiment intéressante !
– Va voir l’Espagnole : tu me donneras ton avis sur son état.
Mainsville quitta la pièce. Edern alla remettre coffret et papiers dans le bahut, mais avant de le refermer, il entrouvrit un tiroir intérieur pour jeter un coup d’œil sur un petit sac gonflé. Porspoët l’avait détaché du jupon de la naufragée avant qu’elle reprît connaissance. Il contenait des pièces d’or frappées à l’effigie de Charles III, roi d’Espagne. Mais Edern n’en avait soufflé mot à son ami, pour lequel il avait quelques petits secrets de ce genre, quelle que fût la complicité qui les unît.
Mainsville reparut au bout d’un quart d’heure. Il s’assit en déclarant :
– Charmante femme ! Pas farouche, habituée aux galanteries des hommes. De petite extraction, mais affinée par la fréquentation de gens appartenant à une classe sociale plus élevée.
– Elle t’a fait des confidences ? demanda Porspoët.
– Pas du tout. Ce sont mes seules observations dont je te fais part. Quant à sa mémoire, je n’ai pu en tirer davantage que toi. Mais c’est une question de temps, espérons-le.
– Elle semble d’un tempérament très nerveux, as-tu remarqué ?
– Oui. Peut-être auras-tu quelque puissance sur sa volonté.
– Elle se calme quand je la regarde, quand je le lui ordonne.
– Eh bien ! tu pourras sans doute user de ce pouvoir pour la faire parler. Mais va doucement à cause du choc moral qu’elle a reçu.
– Oui, je la ménagerai... Je pense, Mainsville, qu’il sera préférable de faire connaître dans le pays sa présence et celle de l’enfant chez moi. Je puis avoir à les garder ici assez longtemps et il serait difficile de les tenir toujours enfermés. Puis les Tréguidy sont à l’affût. Qu’un hasard les amène à connaître que je cache dans mon logis des étrangers, ils en profiteront pour me faire tous les ennuis possibles. Cette nuit, ils ont essayé encore de me prendre sur le fait. Mais mes guetteurs ne s’endorment pas... et puis, Mocaër est l’homme de confiance des châtelains ! Ah ! ah ! ah !
Un rire sardonique s’échappait des lèvres d’Edern. Mainsville lui fit écho.
– Oui, ils sont bien renseignés !... Allons, je pars, Porspoët. Pour les naufragés, rien que le repos et une nourriture fortifiante. Je reviendrai demain matin. Si la jeune femme est plus agitée, je lui donnerai une potion calmante.
Il tendit à Edern sa large main, dans laquelle se posèrent des doigts longs, aux ongles étroits et aigus.
– ... Et bonne chance auprès de la jolie Linda, qui t’apporte peut-être la fortune avec ce petit garçon. Puis, tu ne manqueras pas de lui faire la cour, car elle est délicieuse. Mme de Porspoët aura de quoi être jalouse !
Edern haussa les épaules.
– Je ne me soucie guère des jalousies de Jeanne, tu le sais. D’ailleurs, elle n’ignore pas qu’elle aurait à s’en repentir, si elle s’avisait de les manifester.
– Oui, tu la tiens en bride et tu as bien raison. Les femmes sont de maudites créatures quand on leur laisse trop de liberté ! Allons, bonsoir, cher ami. À demain.