IIILes Porspoët prétendaient descendre des anciens rois d’Armorique, par Ahès, la fille du roi Gradlon. Cette princesse, célèbre par sa beauté, par ses crimes et par la destruction de la ville d’Ys, avait eu, disaient-ils, un fils de Gésolric, prince Goth, dont la famille, exilée d’Espagne, résidait sur la terre d’Armor depuis près d’un siècle. L’enfant, nommé Armaël, fut élevé dans une forêt par des serviteurs fidèles, car il devint de très bonne heure orphelin. La tradition rapportait qu’Ahès, selon sa coutume, avait fait périr son époux dès qu’il avait cessé de lui plaire. Elle-même, peu après, fut engloutie par l’Océan qui submergea la royale cité d’Ys, quand elle eut ouvert la porte de la digue avec la clé soustraite à son père. Armaël devint une sorte d’aventurier, se fit redouter par sa vigueur et sa ruse, acquit des richesses par le pillage. Des descendants ne lui cédèrent en rien sous ce rapport et furent la terreur de cette partie de la Cornouaille, où ils avaient établi leur résidence, dans une demeure fortifiée située à une lieue de la côte. Sur celle-ci, ils régnaient en maîtres, attirant les navires contre les écueils, tuant les naufragés survivants, pillant les épaves et allant faire de la piraterie jusque sur les côtes de la Grande-Bretagne et de Normandie. L’Espagne même vit l’un d’eux qui en ramena une prisonnière dont il fit sa femme.
En l’an 652, un disciple de saint Ronon, l’apôtre irlandais, fonda un monastère en un lieu appelé Trenarvan, situé à une assez grande distance de la mer et entouré d’un bois où les druides avaient exercé leurs rites mystérieux. Autrefois, disait la tradition, il y avait eu là une sorte de petite mer intérieure. Celle-ci avait disparu à la suite de bouleversements sismiques, en laissant comme souvenir un étang d’eau saumâtre, aux alentours duquel se disséminaient de grands blocs de pierre sombre. Le lieu était d’aspect sauvage et triste. Il le parut bien plus encore après le drame dont le souvenir devait demeurer présent dans le pays, bien longtemps après.
Au début du treizième siècle, les moines du prieuré de Trenarvan furent égorgés, une nuit, jusqu’au dernier. L’auteur de ce crime demeura inconnu pour la justice, faute de preuves. Mais la rumeur publique accusait Audic de Porspoët, seigneur de Kermoal, et son fils cadet, Alain.
Cette opinion se fortifia du fait qu’Audic revendiqua la terre où s’élevait le prieuré, en s’appuyant sur d’anciens textes auxquels donnèrent raison les juges devant lesquels fut porté le litige. Les Porspoët étaient à cette époque de puissants seigneurs qui savaient se faire redouter. En outre, ils se servaient aussi bien que leurs devanciers de la ruse, de l’intrigue et de la corruption. Trenarvan, avec son monastère ensanglanté, devint leur propriété. Audic donna cette terre à Alain et mourut peu après d’une maladie terrible qui le faisait hurler de douleur.
La seigneurie de Kermoal revint à Goulven, l’aîné. Il y eut dès lors rupture entre les deux frères. Alain était un démon de férocité, de froide cruauté. Il fut la souche d’une branche de Porspoët sur laquelle semblait demeurer la malédiction divine.
Le crime, le vice, les plus effrayants malheurs, étaient habituels dans cette race marquée d’un sceau fatal. Mais le fond de l’horreur fut atteint en l’année 1512, quand un hasard fit découvrir, dans une carrière voisine de Trenarvan, un amas de sept squelettes. Yves de Porspoët, à l’imitation de Gilles de Rais, l’homme à la barbe bleue, faisait depuis plusieurs années enlever des enfants et des jeunes gens, non seulement dans la contrée, mais encore assez loin dans le pays pour les sacrifier au cours d’orgies démoniaques.
Se voyant découvert, il se jeta à la mer. On prétendit que, remarquable nageur, il avait gagné, par des grottes sous-marines, une retraite souterraine où sa femme venait lui apporter la nourriture nécessaire. En tout cas, on ne le revit plus.
Ce fut à dater de ce monstrueux forfait que la demeure sinistre fut désignée sous ce nom de Ty an Heussa : la maison de l’épouvante. On s’en écartait avec une terreur d’autant plus grande qu’elle passait pour hantée par toutes les victimes des Porspoët. Et non moins exécrables apparaissaient aux yeux de tous la veuve et les enfants d’Yves. Orgueilleux, impudents, bravant avec cynisme l’indignation et le mépris publics, ils continuaient les traditions de leur race maudite. Parmi celles-là existait la criminelle coutume d’attirer les navires sur les écueils à l’aide d’un feu trompeur pour recueillir ensuite les épaves. Les seigneurs de Trenarvan employaient à cette besogne certaines familles de la côte, leurs vassales, où l’on exerçait depuis des siècles, de père en fils, cet affreux métier. Ces gens, après la disparition d’Yves, restèrent attachés aux Porspoët qui avaient réussi à maintenir chez eux la sauvagerie et la férocité primitives et, les payant généreusement, trouvaient là d’utiles auxiliaires pour leurs brigandages. Les descendants d’Alain profitaient de tous les temps de trouble pour saccager, tuer, piller chez leurs voisins. Ils n’épargnèrent pas le domaine de leurs cousins Tréguidy. Comme ceux-ci, à l’époque des guerres de religion, tenaient pour la Ligue, les Porspoët de Trenarvan se déclarèrent pour le roi de Navarre et assaillirent le château de Kermoal qui fut mis à sac. La femme et les deux enfants d’Hugues de Tréguidy furent égorgés. Après ce bel exploit, de Porspoët se retira au logis sinistre où il mourut peu après de façon brusque et mystérieuse, comme beaucoup de sa race.
Depuis la rupture survenue entre les fils d’Audic, les deux branches ne s’étaient jamais rapprochées. L’existence criminelle des Porspoët de Trenarvan était un sujet d’horreur et de mépris pour leurs cousins, les seigneurs de Kermoal, vicomtes de Tréguidy. Ceux-ci, après l’épouvantable découverte des forfaits d’Yves le démoniaque, avaient cessé de porter le nom patronymique déshonoré par ce monstre. À la suite des crimes de son petit-fils Ivol, le fossé fut plus profondément creusé encore. Il semblait que la haine des Porspoët pour leurs cousins augmentât à chaque génération. De leur côté, les Tréguidy s’efforçaient d’entraver les criminelles besognes auxquelles se livraient les maîtres de Trenarvan. Mais c’était en vain. L’esprit de ruse, l’habileté diabolique, survivaient dans la race d’Alain, le meurtrier des moines. Jamais on ne put les prendre sur le fait, eux et leurs séides qu’on appelait « les gars de Porspoët », soit au cours des naufrages qui eurent lieu en cette partie de la côte, soit pour les meurtres suivis de pillage dont parfois était terrorisée la contrée et qu’on leur attribuait, mais qui restèrent toujours enveloppés de mystère.
À toutes ces causes de mépris et d’éloignement s’en joignit une autre chez les Tréguidy. Il advint que sous le règne du roi Louis XV, Budic de Porspoët s’éprit de la belle Haude de Tréguidy. Il l’enleva et l’obligea de consentir à un mariage secret. Quand M. de Tréguidy retrouva sa fille, il eut la stupéfaction de la voir complètement tournée contre lui, se déclarant à jamais unie à Budic et prête à mourir plutôt qu’en être séparée. Ce Porspoët, à la fois dominateur et fascinant, avait déjà fait d’elle une fanatique esclave. Le malheureux père comprit que, usât-il de la force, Haude n’en était pas moins perdue pour lui. Il la maudit et ne la revit plus.
De cette union naquit Edern, l’actuel maître de Trenarvan. Les Porspoët, étant donné leur sinistre réputation, avaient grand-peine à trouver des épouses. Edern alla chercher la sienne dans le pays de Vannes. Il y avait là un vieux gentilhomme, Pol Guénaël, seigneur de Plouvernon, qui était créancier de Budic de Porspoët, car cet estimable personnage et ses ascendants pratiquaient l’usure et y avaient trouvé l’une des principales sources de leur fortune. Le vieillard fut mis en face de cette alternative : ou il donnerait sa petite-fille en mariage à Edern, ou il rembourserait intégralement son prêteur – chose impossible. Jeanne Guénaël se sacrifia pour sauver l’aïeul et ses deux jeunes frères. Elle devint la femme d’Edern, le suivit à Ty an Heussa et ne revit jamais plus sa famille dont Porspoët lui interdit même de recevoir des nouvelles.
Un an après son mariage, elle mettait au monde une fille qui reçut le prénom d’Ahès, en souvenir de la belle et criminelle princesse, sa lointaine aïeule. Et, la même année, mourut Budic de Porspoët. Mais il avait en son fils un continuateur digne de lui. Les vaisseaux continuèrent de se perdre sur la Roche Rouge et les écueils voisins, le grand coffre caché dans les souterrains de Ty an Heussa reçut le produit des prêts usuraires qui ruinaient bien des gens à plusieurs lieues à la ronde, et celui que donnait la vente des objets recueillis lors des naufrages, ou celui que procurait la contrebande, car les Porspoët n’avaient garde de négliger ce métier lucratif où leur ruse excellait. En outre, puisque en ces temps plus calmes il fallait renoncer à piller les logis des alentours, il restait du moins possible d’attaquer les voyageurs sur les routes pour s’emparer de leur avoir. Les « gars de Porspoët » avaient une incomparable maîtrise pour ce genre de besogne. Ils étaient véritablement, aujourd’hui comme autrefois, dignes des maîtres dont ils se faisaient les instruments dociles.
Personne, dans la contrée, ne doutait qu’ils fussent les auteurs de ces crimes et de ces méfaits. Mais en fournir une preuve demeurait impossible. C’était en vain qu’on les surveillait, qu’on les traquait, ils s’échappaient toujours, grâce à une organisation d’espionnage et de renseignements qui faisait honneur au génie malfaisant de leur chef. Aussi, paysans et pêcheurs, frappés par cette singulière impunité, se trouvaient-ils depuis longtemps convaincus que les Porspoët avaient un pacte avec les puissances infernales. Et cette croyance faisait d’eux les tremblants complices des bandits, à peu d’exceptions près, car ils redoutaient la vengeance des démons protecteurs des descendants d’Alain le sacrilège.
Les Tréguidy avaient inutilement cherché à combattre cette terreur. Aujourd’hui encore elle existait, aussi forte chez le peuple de la côte et des terres. Plus forte peut-être même, car Edern passait pour posséder le pouvoir, par son regard, de forcer autrui à lui révéler sa pensée et à lui obéir.