IVOr, sur le domaine de Trenarvan et aux alentours, on apprit, quelques jours après le naufrage, que M. de Porspoët avait recueilli chez lui une jeune femme et un enfant. La nouvelle fut portée à Kermoal par Me le Bourhis, notaire au bourg de Lauzalec. Le vicomte de Tréguidy, en apprenant cela, fronça les sourcils et se tourna vers son fils qui assistait à l’entretien d’affaires pour lequel le notaire était monté à Kermoal.
– Que dis-tu de cela, Ely ? Quelle diablerie se cache sous ce prétendu sauvetage-là ?
Ely, un grand et mince garçon à mine décidée, eut un ironique et méprisant sourire.
– Simplement que la naufragée est jolie, sans doute.
– Savez-vous si elle est jolie, le Bourhis ? demanda M. de Tréguidy.
– Je l’ignore, monsieur le vicomte. Personne ne l’a vue, et pas davantage l’enfant.
– Ah ! oui, l’enfant ! S’il a sauvé la femme parce qu’elle lui plaît, pourquoi a-t-il préservé l’enfant ? Il y a du louche là-dessous.
– Il y en a toujours dans ce que fait Porspoët.
– Évidemment, hélas ! Et nous ne pouvons rien dans cette affaire-là... du moins tant qu’il ne se produira aucune réclamation au sujet de cette personne, ou qu’elle-même ne demande pas aide et protection.
– Il s’arrangera pour qu’elle ne le puisse jamais, dit Me le Bourhis. Maintenant qu’elle est à Ty an Heussa, au pouvoir de cet homme, la malheureuse est perdue.
– Il faudrait connaître le motif qui a conduit le bandit à la recueillir. Peut-être alors pourrions-nous contrecarrer son action, fit observer Ely.
– Bien malin celui qui y parviendrait ! répliqua M. de Tréguidy en hochant sa tête grisonnante. Ah ! il est habile, le coquin !
Nous serons toujours bernés par lui, je le crains bien. Néanmoins, j’essayerai de savoir ce que devient cette pauvre créature, dont vous dites, le Bourhis, qu’elle a tout à fait perdu la mémoire sur ce qu’elle est, sur le lieu d’où elle vient et celui où elle allait ?
– Il paraît. Le docteur Mainsville a été appelé pour la soigner...
– Mainsville ? Cet étranger ? Ce personnage suspect, ami de Porspoët ? Voilà qui n’est pas rassurant pour les malheureux ! Mais que pouvons-nous faire ? Porspoët est maître en son domaine et quelle que soit sa mauvaise réputation, il est impossible d’intenter une action contre lui parce qu’il a recueilli des naufragés, tant que nous n’aurons pas de preuves qu’il agit dans un but coupable.
– Et nous n’en aurons probablement jamais, conclut Ely.
Quand Me le Bourhis eut entretenu les châtelains du sujet qui l’avait amené, il prit congé, après s’être informé des nouvelles de Mme Ely de Tréguidy qui avait mis au monde, la veille, une petite fille.
– Elle va fort bien ! répondit le jeune père avec un sourire de bonheur. Et notre petite Hoëlle paraît très vivace. Elle fait la joie de ses frères.
Dans la cour, Me le Bourhis croisa un homme aux cheveux roux, à mine paisible et souriante. Il portait la livrée des Tréguidy. Au passage, il salua respectueusement le notaire qui lui dit avec cordialité :
– Bonjour, Mocaër. Nous aurons beau temps ces jours-ci, car le vent a tourné. Ces brigands de naufrageurs n’auront pas de besogne comme la semaine dernière !
– Non, monsieur, heureusement ! Ah ! si nous avions pu les pincer cette nuit-là ! Mais rien à faire : ils nous glissent toujours entre les doigts !
– C’est qu’ils ont nombre de complicités dans le pays ! Impossible d’en douter !
– Bien certainement, monsieur. Je le disais encore l’autre jour à M. le vicomte, des complices partout... et peut-être même ici, qui sait ?
– Ici, au château ? Vous soupçonneriez... ?
– Je ne soupçonne personne, monsieur, je dis seulement que, vu la ruse et l’adresse de M. de Porspoët, il serait fort capable d’avoir gagné quelqu’un dans Kermoal pour le renseigner sur les faits et gestes des MM. de Tréguidy, qu’il sait être des adversaires très résolus.
– Eh ! vous pourriez avoir raison, Mocaër ! Mais il faudrait arriver à connaître ce traître-là !
– Je surveille, monsieur. Ayant cette idée-là en tête, je puis un jour ou l’autre le découvrir.
– Souhaitons-le. M. de Tréguidy a en vous un serviteur fidèle et zélé, Mocaër ! Tous mes compliments.
Là-dessus, Me le Bourhis monta sur son cheval pommelé, que lui amenait un autre valet, et reprit la route du bourg.
Vers cette même heure, le docteur Mainsville sortait de la vieille petite maison qu’il habitait hors de Lauzalec. Depuis quatre ans, il vivait là, seul avec ses deux dogues. Une femme du bourg venait faire très sommairement son ménage. Il était arrivé d’Angleterre un beau jour et M. de Porspoët lui avait loué ce logis. De nationalité anglaise, il se disait normand par son origine paternelle.
Bon médecin, il avait néanmoins peu de clients, car il était suspect, à la fois parce qu’on ne connaissait rien de son existence antérieure et par son intimité avec Porspoët. Il passait pour aider celui-ci dans l’accomplissement de ses forfaits. Mais de cela encore nul ne pouvait présenter de preuves.
En cet après-midi, il s’en allait, précédé de ses chiens, vers Ty an Heussa. Il s’y rendait quotidiennement depuis que les étrangers étaient hébergés au manoir. Ses mains croisées derrière le dos tenaient un gourdin noueux. Il marchait sans hâte en flânant, humait l’air frais de la lande déserte. Les dogues bondissaient devant lui, en venant parfois quêter une caresse de la main sèche qui ne les leur ménageait pas. Car Mainsville était un ami des bêtes, tout au contraire d’Edern de Porspoët qui les détestait.
Les chênes qui formaient en grande partie le bois de Trenarvan commençaient de prendre quelques teintes rousses. La tradition donnait à certains d’entre eux une vieillesse légendaire. Ce bois était traversé par deux chemins étroits dont l’un conduisait à Ty an Heussa, en débouchant près de l’étang.
Il y avait aujourd’hui un doux soleil de fin septembre. Néanmoins, l’eau morte aux reflets verdâtres restait lugubre sous cette lumière qui parvenait difficilement à rendre moins sombre la façade du logis fait de dur granit, que l’âge avait couvert d’une patine presque noire. Les fenêtres étroites et rares, barrées de fer, la voûte basse, en plein cintre, par où l’on pénétrait à l’intérieur, ne contribuaient pas à rendre l’aspect de cette demeure plus avenant.
Dans la cour pavée qui la précédait, Mme de Porspoët était assise, avec sa petite fille entre les bras, sur un des bancs scellés au mur qui étaient là depuis le temps des moines. À quelques pas d’elle se tenait debout le petit Espagnol, vêtu d’un vieux costume que s’était procuré Porspoët.
À la vue de Mainsville, Jeanne réprima avec peine un mouvement de répulsion. Quant à Miguel, il jeta un coup d’œil inquiet vers les dogues mais sans reculer d’un pas.
– Bonsoir, madame ! dit Mainsville en se découvrant avec une politesse affectée. Ahès se porte bien ?... Eh ! oui, elle a bonne mine ! Ce n’est pas comme sa maman.
Le pâle visage de Jeanne se colora d’une rougeur fugitive.
– Je ne suis pas malade, dit-elle sèchement.
– Non, non, pas malade, mais affaiblie, anémiée. Je dirai à Porspoët de vous donner quelques fortifiants.
Une lueur douloureuse jaillit du regard de la jeune femme.
– Il ne se souciera pas de dépenser son argent pour cela, répliqua-t-elle avec un accent d’amertume.
– Bah ! bah ! peut-être... Il est vrai qu’en ce moment il a des charges supplémentaires... cette étrangère, cet enfant... Eh bien ! petit, comment cela va-t-il ?
Il adressait la parole à Miguel en assez mauvais espagnol. Car il ne parlait pas cette langue comme Edern qui avait séjourné un an en Espagne, pays que les Porspoët avaient toujours considéré comme l’un des berceaux de leur race.
L’enfant lui jeta un regard hostile, sans répondre. Il avait de très beaux yeux bleu foncé, un petit air fier et triste, des manières graves empreintes d’une distinction raffinée. Mainsville l’enveloppa d’un coup d’œil curieux et ricana :
– C’est déjà tout plein d’arrogance ! Il doit être le fils de quelque Grand d’Espagne, pétri de morgue ! Eh ! bonsoir, Porspoët ! Je voulais saluer dona Linda.
Au tournant du manoir, venant sans doute du jardin qui s’étendait par-derrière, apparaissait Edern, au bras duquel s’appuyait l’Espagnole. Elle était vêtue d’une robe de mousseline blanche brodée, trouvée dans sa malle, et que Catherine avait lavée et repassée avec le plus grand soin. Ses beaux cheveux noirs tombaient en boucles épaisses autour du joli visage mat, reposé, légèrement teinté de rose. Elle avançait d’une démarche souple, ondulante, en s’appuyant avec une grâce nonchalante au bras d’Edern. Sa beauté brune semblait prendre encore plus d’éclat par le contraste avec le teint si clair de son compagnon et avec cette nuance de cheveux d’un blond un peu roux que les Porspoët prétendaient avoir hérité d’Ahès, la criminelle fille du roi Gradlon.
Edern, dont la tenue comportait toujours quelque recherche, était vêtu aujourd’hui avec plus d’élégance que de coutume. Penché vers l’étrangère, un peu moins grande que lui, il lui parlait de si près que sa bouche effleurait presque les petites boucles de cheveux disposées sur le front bas, couleur d’ambre clair.
– Eh ! cette jeune personne est décidément tout à fait charmante ! dit Mainsville.
Il frottait l’une contre l’autre ses grandes mains sèches en jetant un coup d’œil sur la physionomie contractée de Jeanne.
– ... Qu’en pensez-vous, madame ? Voilà une aimable compagnie, n’est-il pas vrai ?
Jeanne ne répondit pas. Elle regardait le couple qui s’avançait à pas lents et ses lèvres crispées, ses yeux douloureux témoignaient d’une violente émotion.
– La plus jolie femme que j’aie jamais connue ! poursuivit le docteur de sa voix railleuse. Et voyez quel agréable couple ils forment, Porspoët et elle !
Jeanne se leva brusquement et alla vers les arrivants, avec la petite Ahès entre ses bras. Les grands yeux noirs de l’étrangère l’enveloppèrent d’un regard quelque peu dédaigneux. Edern dit sèchement :
– Tu devrais être à aider Catherine à cette heure-ci. Elle s’éreinte pour préparer le dîner, pendant que tu perds ton temps ici.
Une brûlante rougeur monta au visage de Jeanne.
– Je ne puis travailler sans relâche ! J’ai besoin de prendre l’air !
La voix de la jeune femme frémissait, une lueur de révolte passait dans les prunelles azurées.
– Bien, bien... très bien, chère amie.
Edern souriait en répliquant ainsi d’un ton où ne se discernait aucune colère, ni impatience. Et ce sourire, d’une douceur sardonique, parut épouvanter Jeanne. Elle pâlit, baissa les yeux et se détourna pour gagner la voûte sous laquelle disparut sa silhouette mince.
Le docteur Mainsville, qui s’était avancé derrière Mme de Porspoët, s’inclina devant l’étrangère.
– Je suis ravi de vous voir si bien remise, dona Linda ! Vos beaux yeux sont chaque jour plus merveilleux !
À ce compliment, Linda eut le sourire banal de la femme accoutumée d’en recevoir et tendit à Mainsville sa main qu’il baisa.
– Oui, tu dis bien, cher Mainsville, appuya Edern. Dona Linda est un incomparable trésor que la mer a jeté sur notre côte sauvage. Aussi ne serons-nous pas très pressés de nous en séparer !
Linda reporta son regard, devenu plus brillant, sur Porspoët dont les yeux couleur d’océan s’attachaient à elle, éclairés de fascinantes lueurs.
– Vous êtes pour moi d’une bonté incomparable ! Je vous serai toujours reconnaissante, monsieur de Porspoët !
– Ne parlons pas de cela, charmante Linda ! Il me suffit d’être près de vous pour me trouver récompensé au centuple !
Et Porspoët appuya longuement ses lèvres sur la petite main de l’Espagnole, toujours garnie de ses bagues étincelantes.
Puis il avisa l’enfant qui, demeuré immobile, les considérait de ses yeux sombres.
– Que fais-tu là, Miguel ? Pourquoi n’es-tu pas à jouer dans le jardin ?
– Je m’ennuyais.
– Je t’avais ordonné d’y rester. Il faudra apprendre à ne pas me désobéir.
– Tu ne te souviens toujours pas du nom de tes parents, mon petit ? demanda Mainsville.
L’enfant eut vers lui le même regard hostile que tout à l’heure.
– Maman, c’était dona Mercédès.
– Oui, je sais, tu nous l’as déjà dit. Mais des Mercédès, cela ne manque pas en Espagne ! et ton père ?
– Je ne sais pas.
– Il vivait seul avec sa mère et deux serviteurs, d’après ce que j’ai pu tirer de lui, interrompit Edern. Mais il ne paraît pas se souvenir de son nom de famille ni de l’endroit où il habitait. On lui a donné certainement un soporifique : il était endormi, a dit dona Linda, quand on le lui a remis, et cette drogue devait être calculée pour lui enlever, tout au moins pendant un certain temps, la mémoire. Car, par ailleurs, il semble intelligent.
– Cependant, il se rappelle le nom de sa mère.
– Oui, certaines choses peuvent avoir résisté à l’influence de la drogue. S’il n’était pas si jeune, il y aurait plus de chances que, peu à peu, tous ces nuages s’écartent, mais à cet âge...
– Évidemment, il n’y a pas encore d’empreintes bien nettes dans le cerveau. Puis l’enfant n’avait peut-être que rarement l’occasion d’entendre le nom de sa famille. On devait appeler généralement sa mère dona Mercédès.
– En effet. Quant au lieu où il vivait, sa mémoire n’est pas encore réveillée.
– Cela viendra peut-être.
Linda qui avait suivi cet échange de paroles fait en français, langue qu’elle comprenait mais parlait avec quelque difficulté, passa lentement la main sur son front.
– Je ne sais pas non plus... je ne peux pas vous dire...
– Oui, chère dona Linda, vous m’avez appris tout ce que vous connaissez. Ne vous fatiguez pas à chercher... Remontez chez vous... Toi, Miguel, retourne au jardin.
L’enfant obéit et s’éloigna à petits pas, sans hâte. Linda qui le suivait des yeux leva légèrement les épaules.
– Ce sera un petit être désagréable, je le crains, déclara-t-elle.
– Peut-être. Mais s’il restait avec moi, je saurais le rendre souple, dit Porspoët. Il paraît avoir de l’antipathie pour vous, dona Linda ?
– C’est exact. Bah ! peu m’importe ! ajouta l’Espagnole dans un sourire qui montra de jolies dents.
Et, adressant aux deux hommes un salut gracieux, elle se dirigea vers la voûte d’entrée.
– Heureux Porspoët ! dit Mainsville en frappant sur l’épaule de son ami. J’ai vu, à la façon dont te regarde la jeune personne, que tu commences de ne plus lui être indifférent.
Edern sourit, tandis qu’un éclair traversait le bleu de ses yeux.
– Oui, la conquête est déjà commencée. Elle m’aimera, car je l’aime. Je le dois à ce pouvoir mystérieux que je possède dans mon regard, dans ma volonté, car il me faut lutter contre une autre influence très puissante. Enfin, j’ai obtenu de connaître toute son histoire.
– Vraiment ? s’exclama le docteur dont les yeux brillaient de curiosité.
– Oui, mais cela ne nous donne pas la clef de l’énigme. Rentrons, je vais te raconter cela.