Magda l’ItalienneCette année-là, la naissance d’André permet à Blanche de recruter une femme qui l’aide dans la maison. Elle a l’assentiment de Louis-Anatole, son mari. Et ce faisant, elle se découvre une grande amie, inattendue, Magda, qui ne ressemble en rien aux commères du village. De son nom complet Magdalena Longalli, une Italienne arrivée récemment dans le pays d’Artense. Matthieu, qui pense que son père n’a pas assez d’égards pour sa mère, s’en étonne et s’en réjouit.
Magda arrive à pied par le chemin de vallée chaque matin de semaine, alors que Blanche allaite André et se remet mal de ses couches, devant rester couchée une partie de la journée. Magda s’est fait connaître en venant frapper à la porte, comme d’autres avant elle et après elle. Blanche est connue dans le canton comme une femme de bon conseil, sage, ferme, discrète, avisée dans les questions de cœur comme dans celles d’argent.
Blanche verse une bonne paie à Magda. Magda vit seule depuis la mort de son père dans une pauvre masure à trois kilomètres. Elle reste chaque jour trois heures à Treillade mais le plus souvent s’attarde. Très vite, la relation n’est plus celle de maîtresse à servante mais de deux amies complices. Le fort accent de Magda, de sa lointaine Calabre, ravit Blanche. La jeune immigrée a le regard vif, embrasse beaucoup, chante des airs napolitains ou calabrais, fait sauter Blaise et Bernadette sur ses genoux, effectuant des rondes avec eux. Blanche et Magda discutent de manière animée.
Sa mère semble à Matthieu si différente, presque bavarde, elle qui parle si peu. Une fois, quel n’est pas son ravissement quand, revenant des prés avec ses frères, il entend depuis le chemin creux le crescendo de velours de deux voix qui se font écho. Il accélère le pas, court. Ô divine surprise quand il comprend que la voix la plus grave est celle de sa mère, qui reprend phrase après phrase ce que chante l’Italienne. Un air d’opéra. Violetta dans la Traviata, lui dira-t-on.
Le chant s’achève. « Vous pouvez monter », dit Magda à la fenêtre. Ils montent quatre à quatre l’escalier de bois, pénètrent dans la chambre. Blanche est radieuse, Magda devant elle. Elle se remet à répéter un air très doux que lui a appris l’Italienne. Matthieu, Sébastien, Blaise et Bernadette ne bougent pas, cois, en extase, contre le mur. « Zeffiretti, che sussurrate », ce chant dit le sentiment langoureux – à la fois douleur et plaisir – de l’état amoureux. C’est un aria de Vivaldi que Matthieu apprendra lui-même plus tard :
Petits zéphirs qui chuchotez.
Petits ruisseaux qui murmurez :
Consolez mon désir.
Dites au moins à celui que j’aime,
Comme je souffre et je soupire.
Aime, répond le fleuve.
Aime, répond le vent.
Aime la petite hirondelle,
Aime la petite bergère.
Viens, viens, toi qui me ravis.
Déjà mon cœur plein de tendresse
T’attend et t’appelle sans cesse.
Le cœur de Matthieu bondit. Il a souvent regretté que Blanche ne fasse pas mieux connaître sa beauté intérieure, sa finesse alliée à son extrême pudeur. Et il juge que ce coin perdu, son père sans délicatesse ne le lui permettent pas ! Ses petits bras se jettent au cou de Blanche. Elle lui caresse les cheveux, pose son doigt sur ses lèvres. Sur l’aire, ce père, qu’on surnomme « Tonnerre », rentre. Sa voix tonne. Il engueule Louis son aîné de n’avoir pas appelé à la rescousse les garçons du village pour dégager Fantine, une de ses plus vieilles vaches qui perd ses forces, enlisée dans le marécage. Cela contraste avec le silence de la chambre, silence heureux de ce secret musical de deux femmes.
Une autre fois, Blanche aura le fou rire, réussissant à peine à le contenir, rouge de confusion. Là aussi, Magda est présente. Matthieu, assis en tailleur sur le seuil, jouant aux dés dans la lumière, voit arriver la célèbre « dame vautour », à profil de rapace, chapeau et mantille, de noir vêtue, solennelle, visage éploré, descendue d’un fiacre d’un autre temps. Elle est connue pour être médisante et raconter ses malheurs. Rien n’est jamais assez bien pour elle. Blanche, ne pouvant échapper aux gestes moqueurs et au regard amusé de Magda qui, assise derrière la visiteuse, la défie, constate avec affolement qu’elle perd sa contenance, et ce respect sacré de l’autre qui l’anime. Des tiraillements se font sentir sur ses lèvres, ses narines, son front, les coins de ses yeux. Elle invente une excuse et fuit dans la cuisine. Matthieu voit émerger cette part secrète d’elle qu’il supposait sans l’avoir jamais vue. Voilà Blanche qui revient s’asseoir, sérieuse à nouveau. Elle fait signe à Magda de quitter son champ visuel. Plus rien ne bouge sur son visage. Matthieu s’en va, il court dans la pente, culbute sur les mains, rit à pleines joues. Le fou rire, la Traviata, les « petits zéphirs », il attribue ces grâces à Magda.
Comme Magda s’en va déjà sur le chemin, il court pour la remercier. Alors qu’il se rapproche, il imite la voix de la dame éplorée. La marcheuse se retourne et éclate de rire. Elle le prend dans ses bras, qui sont tendres et dodus ; et ses mains sur ses cheveux sont douces, et ils rient tous les deux, comme il continue à imiter la Cassandre auvergnate. « Tu as fait rire ma mère », fait-il tout heureux. « Tou as veramente un talente d’imitatore », répond-elle avec son accent italien.
Dès lors, Matthieu a la plus haute opinion de celle que ses aînés critiquent à mots couverts.
Ce sont des mois exquis. André, bébé vigoureux, observe le monde d’un regard déjà sérieux. Magda a l’effet d’un tonifiant sur Blanche, que son mari, pilier de la politique locale, délaisse en ce temps de campagne électorale. À Blanche, Magda amène des livres d’un certain écrivain dont le nom commence par un Z. Qui n’est pas bien vu de tous, comme le rapportent les grands frères.
Et puis un jour, Magda ne vient plus.
On murmure des choses méchantes sur elle au lavoir. « Une femme de mauvaise vie, une socialiste. » Même à l’église on chuchote. Sa mère en est affectée. Elle prend ses distances avec les auteures des commérages, semble même en froid avec le curé. Matthieu ne comprend pas pourquoi.
En juin et juillet, le village voit Blanche de Lavergne s’éloigner plusieurs fois par semaine au lever du jour sous les merisiers, entre les murets de pierre sèche, jusqu’au hameau qui en marque le point ultime. Elle va voir sa jeune amie « qui est tombée malade ».