L’enfant commençait à réfléchir beaucoup. Tout en demeurant habituellement gaie et vive, elle devenait pensive à certains instants.
Grand-mère demandait :
– À quoi songes-tu, fillette ?
Madel répondait franchement :
– Je pense à papa.
Grand-mère prenait un air tout drôle et bonne-maman devenait un peu pâle. L’une ou l’autre disait avec une voix qui tremblait :
– Prie pour lui, Madel.
L’enfant se souvenait très bien qu’une émotion semblable s’exprimait chez ses deux aïeules chaque fois qu’elle avait parlé de son père, depuis le jour où, en faisant cette prière quotidienne : « Mon Dieu, rendez bien heureuse ma maman qui est au Ciel, et sauvez papa », elle avait demandé :
– Il n’est donc pas au Ciel, papa ?
Grand-mère répondit avec un très gros soupir :
– Oh ! non, ma petite fille !
– Où est-il, alors ?
Grand-mère répondit :
– À Paris.
Depuis, Madel parla encore quelquefois de son père. Mais à mesure qu’elle grandissait, son tact précoce lui fit comprendre que ce sujet était pénible à ses aïeules. Elle évita donc de l’aborder. Cependant, son esprit n’en travailla que davantage. Qui était ce père inconnu ? Que faisait-il loin de sa fille, sans jamais écrire, sans donner de ses nouvelles ? Pourquoi les aïeules semblaient-elles si émues quand Madel avait voulu parler de lui ?
Un jour, elle demanda :
– Est-ce que je ressemble à maman ?
Bonne-maman soupira en répondant :
– Non, pas du tout de figure.
– À vous non plus, bonne-maman, ni à grand-mère ?
– À nous non plus.
Madel ne poussa pas plus loin ses questions. Mais Constance, qui était là, l’entraîna peu après dehors et chuchota :
– Je sais, moi, à qui tu ressembles. L’autre jour, j’ai entendu maman qui parlait de toi à M. le curé, et elle disait : « Ce sera tout le portrait physique de la sœur de son père, cette pas grand-chose. » Alors, M. le curé a dit avec son air si bon : « Oh ! elle ne lui ressemblera pas autrement, je l’espère ! C’est une âme charmante. »
Madel demanda :
– Une pas grand-chose, qu’est-ce que c’est ?
Constance réfléchit et déclara doctoralement :
– C’est comme la vieille Gariotte, tu sais bien, qui vient mendier le vendredi. Maman dit toujours : « Ne lui donnez que du pain : c’est une ivrognesse, une pas grand-chose. »
Madel eut un geste de dégoût.
– La sœur de papa serait comme ça ?
– C’est probable, déclara Constance.
Madel s’écria avec véhémence :
– Oh ! non, bien sûr que je ne veux pas lui ressembler.
Tous les jeudis, Madel allait prendre sa leçon chez M. Charminat. Le vieux salon était toujours sombre aux plus beaux jours d’été. L’hiver, les angles restaient obscurs, car la lumière de l’unique lampe n’y atteignait pas. L’armoire, le piano demeuraient dans une pénombre légèrement effleurée par un reflet de cette clarté qu’un vieil abat-jour de carton vert rabattait sur les deux sièges où s’asseyaient le professeur et l’élève.
M. Charminat se montrait fier des remarquables dispositions musicales de Madel. Il prolongeait le temps de la leçon sans y prendre garde. Madel ne réclamait pas. Les moments consacrés à la musique lui semblaient toujours trop courts.
Quelquefois, dans la grande pièce austère, une mince et brune jeune fille entrait. C’était Cécile, la fille unique de M. Charminat. Des yeux bleus, très beaux, d’une douceur pensive, éclairaient la fine blancheur de son délicat visage. Cécile avait toujours de jolies robes claires, qu’elle faisait elle-même, et elle coiffait en bandeaux ondulés, cachant les oreilles, ses épais cheveux bruns. Madel aimait beaucoup son sourire et le son charmant de sa voix. Cécile l’embrassait, lui parlait avec bonté, tandis que M. Charminat contemplait sa fille avec une dévotieuse admiration.
– Si vous vouliez bien me chanter quelque chose, Mademoiselle ? demandait Madel d’un ton suppliant, en appuyant sa joue contre une des fines mains blanches légèrement parfumées, dont elle trouvait le contact si doux.
Cécile acquiesçait aussitôt. M. Charminat se mettait au piano, Madel s’installait de manière a avoir en face d’elle le fin profil de la jeune fille. Dans la grande pièce, la voix de Cécile s’élevait. Le timbre merveilleusement pur, de don de l’expression, la douceur et la force, l’éducation musicale la plus complète, Cécile avait tout cela. Madel, les mains jointes, écoutait. Elle ne savait plus trop où elle était – sur la terre ou au Ciel.
Quand le chant se taisait, l’enfant demeurait encore un moment immobile. Puis elle allait vers Cécile et la remerciait par un mot charmant. Mais c’était dans les yeux brillants de Madel que la jeune fille lisait surtout l’émotion intense produite par sa voix, sur cette petite âme vibrante. Alors elle se penchait, baisait le front de l’enfant en disant avec une douceur attendrie :
– C’est moi qui vous remercie, Madel.
Quand elle venait de chanter ainsi, ses yeux avaient plus d’éclat, et il semblait que s’avivaient aussi la teinte pourpre de ses lèvres, le rose léger de son teint.
Aux jours de grandes fêtes, Cécile chantait à l’église. On voyait alors, sous les vieilles voûtes, des gens qu’on n’y apercevait jamais à l’ordinaire. Madel avait des petits frissons d’émoi par tout le corps, tant que se faisait entendre la voix de Mme Charminat. C’était plus beau encore que dans le vieux salon de son père – ou autrement beau. Madel ne savait pas expliquer cela, mais elle préférait entendre Cécile à l’église.
Elle aimait surtout quand elle chantait le Pater sur un air grave et très beau, composé par M. Charminat. La voix pure et profonde, l’émotion vibrante de l’artiste donnaient ici toute leur mesure. Bonne-maman reconnaissait que, dit ainsi par Cécile, le Pater conservait tout son caractère de prière – de la prière par excellence.
Et cependant, elle avait une petite prévention contre Cécile, bonne-maman. Quand elle voyait sa petite-fille trop enthousiaste, elle disait avec un peu de mécontentement :
– Allons ! allons ! ne t’exalte pas, fillette ! Les admirations trop fortes risquent d’amener de dures désillusions, quand elles s’adressent à la pauvre nature humaine. Il y a des ombres à tout, en ce monde, hélas !
Mme Nisse non plus n’aimait pas Cécile. Elle dit un jour à grand-mère, en sortant de l’église où la jeune fille avait chanté :
– Cette petite Charminat devient bien coquette ! Le père devrait être plus sévère pour elle.
Grand-mère répondit avec sa douce indulgence accoutumée :
– Le pauvre homme n’a plus qu’elle. Il l’a gâtée un peu, c’est vrai. Mais je crois qu’elle a une bonne nature, franche et honnête.
– Hem ! Enfin, qui vivra verra ! Mais elle ne me plaît pas, et je vois d’un mauvais œil les visites que Vital ne manque jamais de faire à Charminat, sous prétexte que celui-ci est son ancien professeur. Je crains qu’il ne se laisse tourner la tête par cette petite Cécile.
– Mais non, mais non. Et puis, après tout, si cela arrivait ?... Les Charminat sont de bonne famille...
Mme Nisse eut une exclamation qui arrêta net grand-mère et fit se détourner toute la famille du notaire qui passait.
– Vital, épouser Mlle Charminat ? Vous plaisantez ! Une petite sans le sou !
Grand-mère objecta :
– Il a de la fortune...
– De la fortune ! Une large aisance, voulez-vous dire ?
– Mais sa profession...
– Sa profession demande précisément qu’il fasse un riche mariage pour se bien poser aussitôt et attirer la belle clientèle. C’est d’ailleurs son idée arrêtée à lui aussi. Il est ambitieux, il veut arriver haut et vite. Jamais il n’épousera Cécile Charminat.
Le soir, dans le salon bien clos, Madel vint s’agenouiller sur le tapis, devant le feu. Elle aimait regarder les braises incandescentes qui s’écroulaient avec un bruit léger et les minces flammes bleuâtres léchant les bûches noircies. La vive clarté se répandait sur son délicat visage, où les grands yeux profonds rêvaient. La chaleur amenait une teinte rose aux joues mates. Bonne-maman fit observer :
– Tu vas prendre mal à la tête, Madel.
L’enfant se recula un peu, sans se relever. Elle se trouva tout près de bonne-maman, qui venait de cesser la lecture à haute voix faite chaque soir. Près d’elle, grand-mère tricotait. Cette dernière demanda avec son petit sourire amusé :
– Que voyais-tu donc dans ce feu, Madel ?
Car, souvent, l’imagination de Madel apercevait, entre les charbons ardents, d’effrayantes cavernes de feu où elle situait en esprit tout un monde de mystérieux génies des flammes.
Mais ce soir, elle répondit gravement :
– Je ne pensais pas au feu.
Elle se tut un moment. Sa tête s’appuyait sur les genoux de bonne-maman, dont les doigts caressaient doucement les boucles brunes qui entouraient le front de l’enfant. La grosse lampe, coiffée de vert, éclairait ces trois visages féminins, ces trois âges de la vie, entre lesquels un échelon manquait : la mère de Madel. La clarté se répandait jusqu’au mur où des portraits, à demi effacés, s’encadraient d’or terni. Dans la pénombre, les vieux meubles craquaient. Miquet, étendu devant le foyer, leva la tête et se détira avec un léger grognement.
– Grand-mère, est-ce que vous ne trouvez pas Mme Cécile bien gentille ?
Les doigts de grand-mère cessèrent leur mouvement, tandis qu’elle répondait :
– Très gentille.
– Mme Nisse prétend qu’elle est coquette.
– Un petit peu, oui... un petit peu. Mais Mme Nisse exagère.
Madel dit avec une sorte de ferveur :
– Je l’aime beaucoup, Mme Cécile !
Bonne-maman posa le livre sur la table près d’elle et se pencha un peu vers Madel. Son regard s’attacha sur la physionomie de l’enfant, sur les yeux doux et vifs que l’enthousiasme éclairait comme une flamme. Elle eut un petit froncement de sourcils en disant :
– Il ne faut pas donner son cœur si vite, Madel. Il ne faut pas le donner tout entier. Les affections de ce monde ont besoin d’être éprouvées.
Grand-mère eut son joli rire, toujours jeune.
– Elle est trop enfant pour savoir cela et pour le comprendre, ma fille. Laisse-la aimer tout spontanément, comme elle le fait. La défiance viendra assez vite, toute seule, quand elle connaîtra la vie.
Bonne-maman croisa ses fines mains blanches sur sa jupe noire, en murmurant :
– Je voudrais lui épargner la dure souffrance des désillusions.
– Elle en aura toujours, c’est le pain de la vie, un pain amer mais que nous ne pouvons éloigner de nous. Sa foi, son éducation chrétienne seront là pour la soutenir, pour lui montrer, au-dessus de tout, Celui qui ne déçoit jamais.
Le doigt de grand-mère, doux et chaud, caressa la joue de Madel, tandis que l’aïeule ajoutait :
– Conserve ton petit cœur aimant, chérie, en dépit de toutes les déceptions que tu pourras trouver sur ta route. Mais souviens-toi toujours que Dieu seul est parfait, que Dieu seul mérite qu’on Lui donne tout entier ce pauvre cœur humain.
Madel et Constance firent leur première communion par un beau jour de juin, tout parfumé de la senteur des roses innombrables, écloses dans les jardins de la petite ville. Les vieux vitraux répandaient leur incarnat, leur azur, leur vert ardent sur les mousselines blanches, sur les visages d’enfants. Le curé, à l’autel, évoluait dans un flamboiement de pourpre qui teintait de rose vif la blancheur moirée de sa chasuble et avivait la pâleur des ors du tabernacle. De lourds parfums de fleurs mourantes flottaient dans la chaleur renfermée du grand vaisseau où bruissait toute une foule. Des parents s’entassaient dans les nefs latérales, dans les chapelles obscures que le soleil n’atteignait jamais.
Madel ne voyait rien, n’entendait rien. Elle se recueillait et priait de toute son âme.
Elle priait pour ses aïeules, pour Constance, pour Mme Nisse, pour Mélanie. Elle priait pour son père, longuement, avec une insistance particulière.
Quelques jours auparavant, rompant avec sa résolution de silence, elle avait demandé :