1La Tour-Porte de l’horloge dominait l’entrée nord du vieux bourg du Landeron, crevée de meurtrières, chargée de canonnières. Totalement paniqué, Radovan Krtic se précipita sous l’arche de pierres et déboula sur la place centrale. Elle était bondée. Les touristes défilaient en grappes, les familles, sac au dos, partaient à la conquête d’un Moyen Âge de pacotille où les premiers Romains côtoyaient des Guillaume Tell par dizaines. Radovan Krtic bouscula un badaud, qui bougonna, son verre d’hydromel se répandit sur les pavés. Radovan se retourna, s’excusa à peine, recula et heurta un géant en armure. Le choc avec le métal lui arracha un rictus de douleur. Le chevalier l’insulta, mais il l’entendit à peine.
Toute l’attention du jeune homme était portée sur l’ombre qui le pistait. L’avait-il distancée ?
Radovan reprit son souffle, en s’appuyant sur le bord de la fontaine du Vaillant. De là, il avait une vue globale sur l’accès principal à la vieille ville. Autour de lui, on buvait et on dansait. Un ménestrel chantait des ritournelles moyenâgeuses. Dans une petite cour, un porc entier rôtissait sur la broche. Devant les caves de l’abbaye, deux enfants mimaient un duel à l’épée. Un forgeron battait le fer face à la devanture d’un antiquaire. On était le vendredi 24 août 2018. La fête des Médiévales battait son plein.
Radovan aperçut l’ombre sous l’arche de pierres, son cœur fit un bond. Elle l’avait retrouvé. Il se redressa et prit ses jambes à son cou. Il contourna l’allée centrale bardée d’arbres et de stands et se fraya un passage à travers la foule en bousculant les fêtards sous des cris d’indignation. Il passa devant l’hôtel de ville et la chapelle des Dix-Mille-Martyrs, quitta le vieux bourg par la Portette surmontée d’une bretèche à mâchicoulis, gagna les champs au sud de la ville. Dans une enceinte sur sa droite, le tournoi de chevalerie amusait petits et grands. Le spectacle pyrotechnique illuminait la nuit landeronnaise.
Dans la précipitation, Radovan avait oublié de se munir d’une arme pour se protéger de l’ombre. De toute façon, à quoi bon ? Dans le bourg, il n’aurait trouvé au mieux qu’une arme blanche et à coup sûr factice. Contre un flingue bien réel, elle n’aurait pas fait le poids.
Dans les derniers retranchements de la fête, il croisa un cracheur de feu qui marquait une pause en buvant de la cervoise. Par réflexe, il subtilisa sa bouteille de liquide inflammable. Surpris, l’homme n’eut que le temps de voir son voleur disparaître en courant dans l’obscurité.
— Où est-il allé ? demanda la femme au cracheur de feu.
— En direction de la Thielle, répondit-il. Vu son allure, vous ne le rattraperez jamais. On aurait dit qu’il avait le diable aux trousses. Il a pris ma bouteille de kerdane.
La femme le remercia à peine. Elle disparut en courant dans les champs plongés dans l’obscurité.
Quand elle rattrapa Radovan, il s’était entièrement dévêtu, il avait allumé un feu. Les flammes éclairaient les grands peupliers qui bordaient le canal reliant les lacs de Neuchâtel et de Bienne. Le jeune homme nu la regardait avec des yeux de fou, l’air étrangement vainqueur. La peur semblait l’avoir quitté.
La femme stoppa sa course et mit ses mains en évidence devant elle, pour lui montrer qu’elle n’était pas armée et qu’il n’avait rien à craindre. Elle conservait une distance de sécurité.
— Qu’est-ce que t’as fait, Rado ?
Le jeune homme se mit à rire de façon démoniaque, comme si quelqu’un d’autre avait pris possession de son corps et de son âme. Il désigna le feu devant lui. Ses chaussures et ses vêtements brûlaient.
— Je détruis tous tes micros, tes balises et tes traceurs. Je t’emmerde. Qui que tu sois !
Elle tenta de le rassurer.
— Rado, tu délires. C’est moi, Monia. Je suis ton amie. Je ne te veux aucun mal. Tu le sais. Arrête tes conneries ! Tu es sous l’effet du produit. Tu es en pleine crise de parano.
La nudité rachitique et la peau grêlée du visage du toxicomane étaient baignées d’une lueur orangée.
— Monia…, gémit-il soudain comme s’il venait de retrouver une partie de ses esprits.
— Oui, lui sourit-elle compatissante. C’est moi.
Le jeune homme se mit à pleurer comme un enfant. Elle perçut une possibilité, l’espace d’un espoir.
— Rado, pose cette bouteille et rentrons à la maison. Je t’en supplie.
Elle lui tendit une main bienveillante.
Il hésita, recula soudain. Et retourna dans sa folie.
— Non, Monia. T’es avec elles, j’en suis sûr. T’es une des leurs !
Ce furent les dernières paroles de Radovan Krtic. Le toxicomane s’aspergea copieusement de liquide inflammable, en commençant par la tête, puis le haut du corps. Monia n’eut pas le temps de réagir. Des gouttes de kerdane giclèrent sur les vêtements enflammés. Une boule de feu se forma et éclaira les champs alentour. Le jeune homme se transforma aussitôt en torche humaine. Il cria brièvement, mais rapidement ses poumons brûlés l’en empêchèrent. En silence, il se mit à décrire de grands cercles avec les bras et tournoya sur lui-même, comme s’il cherchait à échapper à son supplice. Ses pas désordonnés laissaient des empreintes flamboyantes dans les herbes sèches. Peu à peu, le feu perdit en intensité.
Les bras de Radovan retombèrent mollement le long de son corps. Il n’était plus que lambeaux de chair sanguinolents et noircis. Comme un zombie aveugle, il fit encore quelques pas chancelants entre deux peupliers, sous le regard horrifié de son amie. Son corps bascula dans la Thielle et s’enfonça lentement dans les eaux noires du canal, abandonnant à la surface de discrets filets de fumée.