Chapitre 2

695 Mots
2Àl’aube du jeudi 16 septembre, sur les hauteurs de Bastia, une unité de soldats investit le couvent Saint-Antoine dans le plus grand secret. Son commandant, le colonel Dahl, demanda à s’entretenir avec la mère supérieure. La Corse vivait les derniers jours de l’occupation allemande. Au moment même où la France continentale connaissait une importante offensive aérienne des Alliés sur la ville de Nantes, l’île de Beauté allait bientôt devenir le premier département français libéré. C’était à la fin de l’été 1943. Lancée par le général de Gaulle, l’«  opération Vésuve » faisait rage. À la suite du débarquement des troupes françaises et marocaines, l’armée d’Hitler en pleine débâcle avait abandonné la Sardaigne et subissait de sévères défaites dans le sud de l’île. Dans le Nord, la situation était chaotique. Après la capitulation de l’Italie rendue publique huit jours plus tôt sans instructions précises, les soldats italiens se retrouvaient dans la confusion la plus totale. Certains restaient fidèles à Mussolini, tandis que d’autres coopéraient avec les résistants corses. À Bastia, les forces italiennes avaient ouvert le feu contre des avions et des navires allemands, mais la ville restait sous le contrôle de la Wehrmacht. Les nazis préparaient activement leur repli vers la base navale ligure de La Spezia, conscients qu’ils essuieraient le feu des bombardiers alliés durant la traversée. Après avoir soigneusement fermé la porte du grand bureau de la prieure, Horst Dahl, colonel de la SS, s’approcha d’elle, courtois mais menaçant. — Ma Mère, commença-t-il dans un français parfait, je vais vous demander d’ordonner à vos sœurs de gagner leurs cellules et d’y rester. C’est pour leur bien. Je ne veux voir personne pendant que mes hommes travaillent. Cela ne durera pas longtemps. Si vous obéissez à la lettre, il n’y a aucune raison pour que les choses ne se passent pas bien. — Oseriez-vous menacer des religieuses, Herr Oberst ? s’étonna mère Maria, en gardant un calme olympien. En guise de réponse, l’officier se contenta d’un sourire qui en disait long. Il n’hésiterait pas à tuer des messagères de Dieu. Elle en fut aussitôt convaincue. Appuyée contre la barrière en fer forgé d’une terrasse dominée par une statue de saint Antoine, mère Maria regardait nostalgiquement la ville qui s’étendait à ses pieds. De nombreux toits et murs portaient les stigmates de la guerre. Un lever de soleil baignait le port de ses rayons orangés. Dans le bassin, les épaves des sept navires allemands coulés une semaine plus tôt par le destroyer italien Aliseo évoquaient autant de pierres tombales pour de nombreux marins ennemis. Paix à leur âme ! Ce conflit n’avait que trop duré et tué de soldats et de gens innocents. Quel que fût leur camp. Mère Maria soupira et regagna le couvent pour communiquer aux sœurs les ordres du colonel Dahl. En montant les escaliers qui menaient à l’église, elle croisa deux SS portant une grosse caisse métallique. Celle-ci pesait son poids. Au bas des marches, ils la chargèrent péniblement sur un camion. La mère supérieure les ignora et rejoignit sœur Agathe dans une salle de vie commune du premier étage. Debout derrière une fenêtre, la jeune religieuse assistait au manège des Allemands. Les deux religieuses restèrent là, sans prononcer un mot durant de longues minutes. Les hommes de Dahl chargèrent au total six caisses sur deux camions. Le mystérieux convoi comptait également d’autres véhicules militaires, dont une automitrailleuse. Quand l’officier prit place dans le side-car d’une moto BMW, signe d’un départ imminent, sœur Agathe rompit le silence. — Que vous ont-ils dit, ma Mère ? — Ils ne veulent pas de témoin. — Dans ce cas, pourquoi regardons-nous ce triste spectacle ? Impassible, mère Maria observait le toit de la petite chapelle du couvent. Sous son voile, les rides de son visage marquaient son âge avancé comme les cernes d’un arbre. L’expérience de la vie lui avait enseigné une forme de fatalisme. La sagesse acquise au cours des années lui avait souvent permis de surmonter la peur. Au moment de répondre à la jeune sœur, elle se souvint du testament de saint François d’Assise : Et après que le Seigneur m’eut donné des frères, personne ne me montrait ce que je devais faire, mais le Très Haut lui-même me montra que je devais vivre selon la forme du Saint Évangile. D’une voix lente et monocorde, elle dit : — Parce que les ordres des soldats ne valent rien, sœur Agathe. Nous n’obéissons qu’à une puissance qui les dépasse. Rassemble nos sœurs pour la prière, mais d’abord tu prépareras le thé.
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