3Dans son bureau du premier étage du palais de justice de Bastia, à l’extrémité du boulevard Paoli, sur la place Moro-Giafferi, devant une bibliothèque débordant de codes et de jurisclasseurs, la juge d’instruction Estelle Faure sirotait une verveine. Face à elle, souffrant de la canicule du mois d’août, le procureur de la République Marc Langlois peinait à comprendre qu’on puisse éprouver un quelconque plaisir à boire de l’eau chaude avec une telle touffeur. Il avait accepté un thé glacé, même si un vendredi en fin de journée il aurait préféré une bière. Il savait toutefois que sa collègue, une vieille fille de bonne famille, était opposée à toute consommation d’alcool durant les heures de travail.
Sans afficher la moindre émotion, Estelle Faure parcourut rapidement les photos de la scène de crime, que Langlois avait posées devant elle sur son bureau.
— De quoi est-il mort ? demanda-t-elle.
— Selon le légiste, exsanguination consécutive à l’émasculation. La position dans laquelle on l’a retrouvé, le bassin vers le bas et les quatre membres surélevés, a contribué à le vider massivement de son sang.
— À l’évidence, c’est un crime. Cet homme a été torturé à mort. Vous devriez ouvrir une information et me saisir du dossier.
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ? s’étonna la juge d’instruction.
— Parce que vous êtes personnellement trop impliquée.
— Trop impliquée ?
Il comprit le quiproquo et corrigea :
— Je voulais parler de votre bureau, non de vous naturellement. Dois-je vous rappeler que l’ordre de libération de Vincent Mariani a été faxé à la prison depuis vos locaux ?
Elle lui sourit amèrement.
— Je ne le sais que trop bien, monsieur le procureur.
L’un et l’autre connaissaient la suite. La maison d’arrêt de Borgo avait téléphoné à son greffe pour vérifier l’ordre et quelqu’un l’avait confirmé.
— Vous avez des soupçons ?
— Sur une personne de mon cabinet en particulier ? Aucun.
— Pourtant, ça s’est passé pendant les heures d’ouverture des bureaux.
— À l’heure de la pause, corrigea-t-elle.
— Vos locaux sont sécurisés.
— Certes, mais plusieurs personnes en possèdent les clés. Personnel des autres juridictions du palais de justice, concierges, service de sécurité et même certains policiers.
— J’ai lu le rapport de l’enquête interne.
— Dans ce cas, pourquoi me posez-vous ces questions ?
— Pardonnez-moi, madame la juge. Je voulais me convaincre que vous demeuriez dans le flou. C’est une raison suffisante pour ne pas vous saisir tout de suite du dossier de l’assassinat de Mariani. Je préfère que l’enquête préliminaire se poursuive encore quelques jours sous mon autorité, comme la loi m’y autorise.
Estelle Faure rendit les photos à Langlois et termina sa tasse de verveine.
— Très bien, marmonna-t-elle. L’affaire est entre les mains de la DRPJ ?
— Non, j’ai confié l’enquête préliminaire à la section de recherches de Bastia.
La réponse du procureur étonna la juge d’instruction. La Direction régionale de police judiciaire d’Ajaccio étendait sa compétence territoriale sur les deux départements de l’île, la Corse-du-Sud et la Haute-Corse. Si la gendarmerie était certes appelée à intervenir sur quatre-vingt-dix-huit pour cent du territoire corse, les villes d’Ajaccio et de Bastia demeuraient en principe dans les attributions de la police judiciaire.
Constatant le scepticisme de la magistrate, Langlois justifia :
— C’est l’adjudant-chef Beaussant qui en a la charge.
En entendant ce nom, Estelle Faure faillit s’étouffer.
— Lui ? Mais pourquoi ?
— Il connaît parfaitement le clan Mariani.
— Je n’en doute pas. Mais est-ce une raison suffisante ? Tout le monde s’accorde à dire que cet homme est fini. Personne ne comprend pourquoi il est revenu en Corse. C’est un clochard. Chaque fois que je le vois, sa tenue est débraillée, il pue la godaille et la fumée à plein nez. Je ne sais d’ailleurs pas si c’est l’alcool ou la cigarette qui finira par le tuer. Il tousse sans arrêt comme un cancéreux et j’ose à peine lui serrer la main.
L’image fit sourire le procureur. Le caractère ambivalent de la vieille fille l’amusait : impassible en présence d’un cadavre atrocement mutilé, mais chatouilleuse lorsqu’il s’agissait de l’hygiène de vie de ses collaborateurs.
— Croyez-moi, madame la juge, Éric Beaussant est aussi compétent que vous et moi.
Estelle Faure fit la moue.
— Permettez-moi d’en douter sérieusement. Il paraît qu’il vit en ermite sur un bateau. On m’a rapporté qu’il fuirait ses collègues et que ce serait réciproque.
— C’est un solitaire. Ce n’est pas synonyme de mauvais enquêteur. Sa personnalité et ses méthodes sont originales, mais j’ai entière confiance en lui.