Chapitre 1

2278 Mots
Chapitre Un Je grogne en ouvrant les yeux. La chambre tourne autour de moi et une troupe de batteurs utilise mon cerveau pour répéter « Les Plus Grands Hits du Death Metal ». Combien de verres ai-je bus au Jubilé ? Je ne me souviens que de gens avec deux verres d’alcool, un pour eux, un pour moi… et d’avoir cédé à la pression du groupe. Je m’assois et je glisse mes pieds dans mes chaussons. Lorsque je bouge, j’ai l’impression que mon crâne est une étoile naine blanche sur le point d’exploser en supernova. Avec un effort surhumain, je parviens à marcher jusqu’à la salle de bains. Si marcher avec une gueule de bois était un sport, j’obtiendrais une médaille d’or. Un fantôme blafard de mon visage déjà pâle m’observe depuis le miroir de la salle de bains avec d’énormes yeux injectés de sang et une tignasse brune. En regardant les toilettes, j’ai des flash-backs dans lesquels je suis accroupie devant le marbre blanc. Je me souviens vaguement qu’Ariel et Felix se disputaient l’honneur de tenir mes cheveux. Après une douche minutieuse et cinq minutes de brossage de dents, mon esprit s’éclaircit suffisamment pour décider que cette gueule de bois est la pire de ma vie. Je ne boirai plus jamais. J’avais une bonne raison de me mettre aussi minable : le Jubilé est important. C’était mon entrée dans la société des Conscients, la race secrète qui inclut les voyants comme moi, les vampires, les descendants d’Hercule comme ma colocataire Ariel, et l’espèce de techno-machin qu’est Felix. Je retourne en trébuchant dans ma chambre et j’envisage fortement de ne pas aller au travail. Le problème avec cette idée, c’est que mon patron Nero est mon nouveau mentor dans le monde Conscient – un rôle dont le sens m’échappe encore. Hier soir, après m’avoir informé d’une augmentation, il a exigé que je fasse des recherches sur les actions de deux nouvelles biotechnologies pour onze heures… et il est déjà huit heures moins le quart, donc je n’ai pas beaucoup de temps. Devinant qu’il me faut diviser le problème en morceaux plus petits, je décide d’aller à la cuisine et d’ingérer des liquides et des électrolytes dans l’espoir de redevenir humaine. L’expression devrait maintenant être « redevenir Consciente », puisque nous semblons ne pas être humains. Enfilant mes vêtements de travail les plus confortables, je me dandine jusqu’à la cuisine et j’y trouve Felix. — Bonjour, fêtarde, dit-il avec un sourire joyeux et irritant en me montrant la cuisinière. Veux-tu des œufs ou du porridge ? Le visage de Felix est un melting-pot de traits slaves, asiatiques et orientaux, et à ma connaissance, il est la seule personne à paraître attachante en agitant son mono sourcil touffu. — Ce qui fonctionne le mieux contre la gueule de bois, dis-je d’une voix rauque, car cette fois, l’odeur de nourriture ne parvient pas à me mettre l’eau à la bouche. Felix hoche la tête et travaille au fourneau pendant que je regarde la cuisine tourner sur elle-même. — J’ai mis du sel et des bananes dans ton porridge, dit-il un instant plus tard, d’une voix bien trop forte pour moi. Il pose le bol devant moi avec un claquement à fracasser le crâne. — Laisse-moi aussi te servir du jus de fruits et du thé. Lorsqu’il me tend les liquides, j’avale le jus de fruits en une seule gorgée, comme un médicament, et je bois bruyamment le thé en attendant que le porridge refroidisse. — As-tu vu Ariel danser avec ce vampire ? dit Felix sur un ton de conspiration, en posant son assiette d’œufs sur la table avec un autre bruit trop v*****t. Qu’est-ce qui lui a pris ? J’attrape un peu de banane avec ma cuillère. — Tu parles de Gaius ? Elle dit qu’ils sont seulement amis. — Seulement amis, marmonne Felix. Nous sommes amis, et si je me frottais contre elle de cette façon, elle me briserait sûrement le cou. Il rougit en disant cela. Puis il regarde la porte et devient écarlate. Ariel entre dans la pièce d’un pas léger. Bien que le maquillage du Jubilé ait disparu, elle semble encore pouvoir poser pour la couverture du magazine Maxim. Elle regarde Felix en battant ses cils parfaits, et demande : — Qui te briserait le cou et pourquoi ? Felix se remplit la bouche de nourriture. — Personne. Aucune raison. — Très bien, répond Ariel en attaquant la cuisine comme un diable de Tasmanie boudeur. Des portes de placards claquent, des assiettes frappent le comptoir et de la vaisselle tinte dans le lavabo. Je suis presque sûre de voir une fissure apparaître dans la tasse qu’elle tient lorsqu’elle la frappe contre le robinet en voulant se servir de l’eau. Avant que je puisse la supplier d’arrêter de faire autant de bruit, elle attrape une assiette d’œufs et une tasse de café et elle se dirige vers la table. — Veux-tu bien t’asseoir ? lui dit Felix lorsqu’elle bondit sur ses pieds une seconde plus tard pour attraper du lait, toujours aussi frénétique. C’est quoi, ta dixième tasse de café ? En réalité, Ariel agit comme si elle était sous amphétamines, mais je ne le dis pas à voix haute, car cela ne ferait que la contrarier. Ma colocataire prend tout un éventail de médicaments légaux et je suppose aussi pas-si-légaux pour l’aider à gérer le syndrome post-traumatique qu’elle nie avoir. En général, Felix et moi nous ne l’ennuyons pas à ce sujet, car les médicaments semblent améliorer sa qualité de vie. — Je suis seulement excitée de m’être autant amusée hier soir. Le sourire éblouissant d’Ariel me fait mal aux yeux. — Autant « amusée », dis-je en faisant des guillemets avec les doigts pour m’assurer que personne ne rate mon sarcasme. J’aimerais bien utiliser une guillotine, là. L’intensité du sourire d’Ariel diminue légèrement. — Ta gueule de bois est vraiment si terrible ? Je peux te brancher sur une intraveineuse, si tu veux. Il paraît que cela aide à combattre les symptômes de la déshydratation. — Je pense que je vais m’en passer, dis-je en buvant mon thé. Mais je vais prendre assez de paracétamol pour soigner ou tuer un éléphant. Ariel se lève et va tout droit vers le placard à pharmacie. Elle revient presque instantanément avec une boîte d’antidouleurs et un verre d’eau. Je fourre les pilules dans ma bouche d’un air reconnaissant et je les avale avec de l’eau. Avec un peu de chance, mon foie le supportera. — Tu as intérêt à te remettre bientôt. Le Jubilé n’était que la première étape de notre célébration, dit Ariel lorsque je me remets à manger. Je manque m’étrangler avec mon porridge. — D’autres fêtes ? — Bien sûr, dit-elle en rayonnant. Je t’emmène à l’Earth Club. J’imagine des rythmes bruyants de boîte de nuit et mon œil gauche fait un tic involontaire, le mal de tête tambourinant joyeusement à la base de mon crâne. Felix m’examine. — Es-tu certaine que c’est une bonne idée de l’y conduire si tôt ? — Non. Pas une bonne idée, dis-je en m’éclaircissant la gorge. Je préfère encore aller au stand de tir et laisser quelqu’un me tirer dans la tête. — Je ne dis pas que nous irons aujourd’hui, précise Ariel, toujours aussi surexcitée. Nous ne sommes même pas obligés d’y aller demain. Nous irons samedi : c’est là que tout le monde sera présent, de toute façon. Je masse mes tempes douloureuses. — Que veux-tu dire par « tout le monde » ? — Les Conscients, dit Ariel en poignardant un morceau d’œuf sur sa fourchette. L’Earth Club est l’endroit où nous traînons sans être obligés de cacher nos vraies natures. — Cela rend les choses un peu plus intéressantes, dis-je prudemment en mangeant une demi-cuillerée de porridge. Peut-être dans quelques années, quand je n’aurai plus mal à la tête… Le sourire d’Ariel menace de casser son visage en deux. — Cela se trouve dans les Autremondes. C’est l’occasion pour toi de t’y rendre officiellement… je sais que tu en as envie. — Je vais y réfléchir, dis-je en buvant encore mon thé. Mais si j’y vais, pas d’alcool au club. Pas d’alcool pour moi, plus jamais. Ariel passe la main dans ses cheveux d’un geste saccadé, souriant toujours comme une folle. — Bien sûr. Ils ont toutes les drogues connues des humains… et certaines qui sont inconnues. Mes inquiétudes au sujet de la sobriété d’Ariel reviennent en force. J’aperçois Felix qui me regarde intensément : il doit penser la même chose que moi. — Viendras-tu avec nous ? lui dis-je. Ce que je ne dis pas, c’est : « Tu pourras m’aider à veiller sur elle ? » Felix hésite, puis il hoche la tête. — Oui. D’accord. Je viendrai. Ariel en bondit sur sa chaise. — On va tellement s’amuser, vous verrez. Au cours du silence momentané qui suit, j’entends le bruit de petits pas poilus. Avec une grosse dose de culpabilité, je me rends compte que dans la misère de ma gueule de bois, j’ai oublié de nourrir Fluffster – mon chinchilla. Heureusement, Fluffster ne semble pas particulièrement grognon, alors avec un peu de chance, il vient de se réveiller et il ne sait pas que je l’ai oublié. En fait, ses yeux me paraissent particulièrement vifs et sa queue très touffue aujourd’hui, son minuscule nez se fronçant au milieu de ses longues moustaches majestueuses et ses grandes oreilles piquant le ciel comme des antennes satellites, prêtes à recevoir des communications extraterrestres. Mes colocataires échangent un regard étrange, puis ils me fixent. Je les observe, puis je jette un coup d’œil inquiet à Fluffster et c’est alors que je la vois. Fluffster possède une minuscule aura. Elle brille de la même façon que celle de mes colocataires… ce qui dans leur cas, signifie qu’ils sont sous le Mandat, comme moi. Des Conscients, en d’autres mots. Je pointe l’aura du doigt. — Felix. Ariel. Vous aussi, vous voyez la lueur censée indiquer les personnes sous le Mandat ? Savez-vous pourquoi mon rongeur mignon en a une ? Felix pose le couteau à beurre et regarde Ariel. — C’est une longue histoire. — Fluffster n’est pas celui que tu crois, explique Ariel d’un sourire tout aussi éclatant. Fluffster s’approche, saute sur mon genou, puis sur la table. Il n’a encore jamais fait preuve d’autant d’agilité. Ensuite, il regarde intensément Ariel avec ses jolis petits yeux noirs. — Non, dit Ariel, s’adressant apparemment à Fluffster. C’est mieux si tu le lui dis. Fluffster regarde Felix de la même façon, comme s’il voulait l’hypnotiser. — Ne me regarde pas, moi, répond Felix. Je pense que cela doit venir de la bouche de l’intéressé. Ou du cerveau du chinchilla. Bref. — Me dire quoi ? La pièce se remet à tourner autour de moi, et ce n’est plus à cause de ma gueule de bois. — S’il vous plaît. C’est la pire journée pour faire des blagues. Fluffster se lève sur ses pattes arrière et cela peut être mon imagination, mais vient-il juste de gesticuler avec ses petites pattes ressemblant à des mains ? Ariel pose bruyamment sa fourchette, son sourire disparaissant lorsqu’elle jette un regard noir à mon animal domestique. — Je ne saurais pas par où commencer. Il s’agit de ta mascarade, c’est à toi de t’en occuper. Fluffster se met à faire les cent pas sur la table. De temps en temps, il regarde Felix ou Ariel, puis moi. — D’accord. Felix finit par céder et il se tourne vers moi. — As-tu déjà entendu parler des domovoi ? — Oui, dis-je lorsque mon mal de tête évolue rapidement vers une migraine. C’est une espèce d’esprit de maison russe, ou quelque chose du genre, n’est-ce pas ? Vlad et Pada ont appelé Fluffster par ce mot, alors je l’ai cherché. — Exactement, reprend Felix. Les domovoi sont omniprésents dans le folklore slave. Et d’après mon père, il s’agit d’un groupe d’esprits puissants avec leur propre domaine d’influence, et lui – Felix pointe Fluffster du doigt – est l’un d’entre eux. J’observe le petit animal avec stupéfaction. — Mais c’est un chinchilla. Un rongeur des Andes d’Amérique du Sud… aussi éloigné de la Russie que c’est possible. Je l’ai acheté dans une animalerie. Cela n’a pas de sens. Felix et Ariel se concentrent tous les deux sur Fluffster en évitant mon regard. — Ce n’est pas drôle, dis-je. Êtes-vous sérieusement sur le point de me dire que Fluffster est un chinchilla-garou ? Ou est-il censé être un chinchilla qui a été mordu par un type qui avait la rage en Sibérie, faisant de lui un homme-garou : une mignonne créature qui se transforme en homme russe poilu à la pleine lune ? — Ayant grandi aux États-Unis, je ne sais pas grand-chose du fonctionnement des domovoi, explique Felix. Ce que je sais est basé sur ce que mon père m’a raconté. En général, les domovoi ne prennent pas une forme matérielle, mais parfois, il leur arrive de prendre la forme d’un animal domestique décédé… généralement un chien ou un chat… Je regarde tout le monde tour à tour, mes cheveux se dressant lentement sur ma tête. Fluffster marche vers mon bol de porridge, se remet debout et me regarde directement. J’écarquille les yeux et je cligne des paupières de façon répétée. Il y a toujours eu une certaine intelligence dans le regard de Fluffster, mais jamais aussi profonde. Jamais aussi intense. — Je suis vraiment désolé que tu aies dû le découvrir de cette façon, dit une voix douce dans ma tête… et même si elle est purement mentale, elle possède un léger accent russe.
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