Chapitre Deux
Je pose ma cuillère.
— Je viens d’entendre une voix dans ma tête.
— Oui, répond Felix.
— Bienvenue au club, sourit à nouveau Ariel.
Mon estomac se noue.
— C’est un symptôme de la psychose, dis-je à personne en particulier.
— Pas si tes colocataires ont eu des conversations avec cette même voix dans leur tête, précise Felix en me faisant un clin d’œil. Sauf s’il s’agit d’une psychose de groupe…
— Pas de plaisanteries, l’avertis-je avant de regarder Fluffster de près. Tu disais ?
— J’essayais de souligner à quel point je compatis à ta perte.
La voix dans ma tête est aussi apaisante pour mon cerveau que la fourrure de Fluffster l’est pour ma peau. Même le mal de tête s’estompe légèrement, mais il s’agit peut-être de l’effet du paracétamol.
Je fixe mon animal de compagnie comme si je le voyais pour la première fois.
Il me scrute, se tenant étrangement immobile. Je me frotte le front.
— Tu ferais mieux de commencer par le début. Pourquoi es-tu désolé ? Et qu’ai-je perdu ?
Fluffster jette maintenant un regard pénétrant en direction de Felix.
— Très bien, finit par dire Felix au chinchilla au bout d’un moment. Je vais t’aider.
Il porte son attention vers moi et dit :
— Alors, il ne s’en souvient pas, mais quand nous avons emménagé ensemble pour la première fois, il avait une forme transparente qu’Ariel et moi apercevions parfois. Au début, nous pensions que c’était peut-être un fantôme…
— Attendez, les fantômes existent également ?
Je regarde Fluffster qui semble hausser ses minuscules épaules poilues.
— Il existe de nombreux Conscients sachant être invisibles pour les gens qui ne font pas partie du Mandat, explique Ariel. Quelques groupes possèdent les caractéristiques des fantômes mythiques, mais ce ne sont jamais les âmes d’humains décédés, alors dans le sens le plus strict, les fantômes n’existent pas.
— Très bien, dis-je en étant encore une fois stupéfaite. Revenons-en aux domovoi. Vous l’avez vu tous les deux, et je ne pouvais pas à cause du Mandat.
— Exact, répond Felix en souriant. Tu comprends très vite.
— Et à quoi ressemblait-il ?
J’examine la créature à l’apparence d’un écureuil-lapin d’un air sceptique.
— Un peu effrayant, en réalité, lâche Ariel avant de jeter un regard gêné à Fluffster.
— Mais le père de Felix a expliqué que c’était un domovoi et qu’il protège l’habitation où il vit.
Felix hoche la tête et repousse son assiette.
— Dans les familles russes, en avoir un est considéré comme une véritable bénédiction.
— Je comprends, dis-je alors que c’est faux. Que veux-tu dire en laissant entendre qu’il ne s’en souvient pas ? Ces domovoi ont-ils des problèmes de mémoire ?
— Bon, dit Felix en s’agitant sur sa chaise. Tout est arrivé la nuit où tu as reçu ton chinchilla originel.
Il jette un regard appuyé en direction de Fluffster, qui semble secouer la tête.
— D’après ce qu’Ariel et moi avons compris, poursuit Felix, l’animal que tu as récupéré au magasin a eu une attaque la toute première nuit que tu l’as ramené à la maison, alors d’une certaine façon, le domovoi l’a sauvé en s’incarnant en lui.
— Fluffster a eu une attaque ?
Je regarde mon animal sans comprendre.
— Je suis vraiment désolé, dit la voix dans ma tête. Mon tout premier souvenir est d’essayer de sauver la vie de cette petite créature. Les dégâts à son cerveau étaient trop importants pour que mes pouvoirs puissent les réparer, alors j’ai pris son corps.
— Tu as pris son corps, dis-je bêtement. Il est donc mort ?
— Je crois que c’est une question philosophique, intervient Felix. Si ce corps était tué, le domovoi redeviendrait incorporel, ce qui implique pour moi que l’animal est toujours en vie – ou son corps l’est, au moins.
Je me frotte les tempes.
— Ce qu’il faut se rappeler, dit Ariel, c’est que l’être que tu connais sous le nom de Fluffster est le domovoi depuis presque le début. Et même s’il ne pouvait pas te dire la vérité sur sa nature, il a toujours essayé d’être ce que tu voulais qu’il soit : un compagnon.
J’essaie de traiter cette information et pour la millionième fois, je regrette d’avoir la gueule de bois.
À cause du mal de tête qui presse mon cerveau hors de mon crâne, j’ai du mal à déchiffrer ce que je devrais ressentir. Suis-je en deuil pour le chinchilla que je n’ai connu qu’une seule soirée, ou bien suis-je reconnaissante envers le domovoi pour toute la joie qu’il m’a apportée ?
— Il n’a pas été si doué que ça en faisant semblant d’être un simple animal, dis-je après avoir marqué une pause. J’ai toujours pensé que c’était l’animal domestique le plus intelligent qui ait jamais vécu.
Fluffster lève fièrement le menton et piaille avec excitation. Dans mon esprit, il dit :
— Merci, Sasha.
— Avec plaisir, dis-je avant de glousser comme une hystérique en imaginant quelqu’un d’autre que mes colocataires être témoin de cette conversation. D’où viens-tu, alors ?
— Je ne m’en souviens pas, répond Fluffster en jetant un regard affamé à mon bol de porridge non terminé.
Je plonge ma cuillère dans l’avoine et je la tends vers lui. Avec un petit cri, le chinchilla-domovoi attrape un grumeau et le met dans sa bouche.
— L’un d’entre vous sait-il d’où il vient ? m’enquis-je auprès d’Ariel et Felix pendant que Fluffster mange.
— Il ne nous parlait pas quand il était désincarné, explique Felix. Il m’a juste fait un peu peur quelques fois.
Ariel boit quelques gorgées de café.
— Au début, nous avons pensé que c’était le domovoi de la famille de Felix. Jusqu’à ce que Felix pose la question à son père.
— Oui, dit Felix en se levant – sans doute pour se préparer une tasse de café. Mon père dit que notre domovoi vit dans la maison de mon grand-père à Yakoutsk, en Russie. Je suppose qu’un Conscient de Russie a un jour vécu dans cet appartement et qu’il avait ce domovoi, et lorsqu’il est mort, il a laissé l’entité ici. Je pense qu’ils suivent les gens dans certaines familles, mais s’il ne reste personne, ils gardent la maison elle-même.
On dirait qu’une ampoule s’est allumée au-dessus de la tête d’Ariel.
— Vous savez quoi, dit-elle, à l’époque où nous avons réfléchi à tout ceci, nous ne savions pas que Sasha était Consciente. Mais parce qu’elle l’est, il existe une possibilité plus intéressante quant à l’origine de Fluffster. Il pourrait être à elle.
— Tu as raison.
Felix pose la tasse de café sur la table, les yeux brillants d’excitation. Cela signifie que nous avons le tout premier indice de l’origine de Sasha.
Il me regarde.
— Se pourrait-il que tu viennes de Russie ?
— Tes parents ont toujours dit que Sasha était un nom slave, lui dit Ariel. Il est donc possible que…
Ma bouche est littéralement béante lorsque leurs mots pénètrent le brouillard de ma gueule de bois.
Un indice sur mes origines.
Cette idée suffit à déclencher une cascade d’émotions difficiles à identifier dont je devrais sans doute discuter avec Lucretia, la psy Consciente à mon travail.
Je sais que j’ai été adoptée depuis le début, alors je me suis évidemment demandé qui étaient mes parents biologiques et ce qui leur est arrivé. Cependant, ma mère – ma mère adoptive – n’était pas une grande fan de ce genre de questions. Elle pensait qu’elles indiquaient que je n’étais pas heureuse avec papa et elle. Sa logique était faussée, car j’étais heureuse avec ma nouvelle famille… je voulais simplement savoir qui étaient mes vrais parents.
Quand j’étais petite, au lieu de compter les moutons, je songeais régulièrement à des questions sur mes parents biologiques en m’endormant. M’ont-ils perdue, ou bien m’ont-ils abandonnée ? S’ils m’ont abandonnée, était-ce parce que je le méritais ? Qui sont-ils ? Où sont-ils ? Que faisaient-ils à l’aéroport JFK ce jour-là ? La liste de questions s’est allongée à mesure que j’ai grandi, jusqu’à ce que j’apprenne à réfréner ma curiosité, car un grand nombre des possibilités étaient trop douloureuses.
Cependant, maintenant que je suis Consciente, je dois revenir vers ce sujet. Le Conseil ne semblait pas avoir d’indice quant à mes origines, et d’après Gaius, ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas essayé. La bonne nouvelle est que le fait d’être Consciente a considérablement réduit les candidats potentiels, puisque nous ne représentons qu’un pourcentage d’un pourcentage de la population mondiale.
En outre, un ou mes deux parents étaient voyants, ce qui réduit encore les possibilités. Maintenant, il y a peut-être un autre élément auquel je peux me raccrocher : le domovoi, c’est-à-dire la connexion russe, en supposant que Fluffster est vraiment…
— Sasha ? Tu es là ?
Felix semble inquiet.
— Pardon, dis-je en secouant la tête dans l’espoir de m’éclaircir les idées.
— C’est peut-être un sujet sensible pour toi, ajoute Ariel en baissant la voix de compassion. Je suis désolée d’avoir lâché…
— Non. C’est en effet une idée intéressante. Un domovoi doit-il « appartenir » à une maisonnée Consciente ? Et s’il avait vécu dans la maison de l’un de mes parents adoptifs ?
— Je n’en ai aucune idée, répond Felix.
— Il faut que je le découvre. Existe-t-il un moyen de permettre à Fluffster de se souvenir de ce qui est arrivé avant qu’il devienne poilu ? Une façon de vérifier qu’il a vraiment vécu avec mes parents biologiques ? Car si c’est le cas, il se souviendra peut-être de qui ils étaient…
— J’aimerais beaucoup me souvenir, mais je n’y arrive pas, dit mentalement Fluffster avec une bonne dose de tristesse, ce qui est peut-être moins étrange que le fait que sa voix mentale ait un accent.
Ariel regarde Felix qui hausse les épaules et dit :
— Je pense que tu devrais parler de tout ça à mon père. Avant cet appartement, je n’avais encore jamais rencontré de domovoi, mais mon père connaissait celui de la maison de mon grand-père.
— D’accord.
Je me rends compte que tout ceci – ou bien les médicaments et les liquides et la nourriture – a fait reculer ma gueule de bois.
— J’aimerais rencontrer ton père pour déjeuner cette semaine et voir ce qu’il peut m’apprendre. Je veux m’assurer que Fluffster n’est pas ici à cause de ta famille. De plus, ton père connaît peut-être une façon de stimuler les souvenirs de Fluffster.
— Il sera ravi de déjeuner avec toi, dit Felix avant de grimacer. En revanche, ma mère ne sera pas très enthousiaste. Tu sais à quel point elle peut devenir jalouse.
Pour défendre la mère de Felix, il faut dire que son père semble apprécier un peu trop la compagnie des femmes – et cela m’inclut, même s’il n’est pas aussi bizarre avec moi qu’avec Ariel. Je crois bien l’avoir vu baver la première fois qu’il l’a rencontrée.
— Peut-être un déjeuner de famille ? De cette façon, ta mère serait présente.
— Pourquoi pas. Mais tu regretteras d’avoir ajouté ma mère. Malgré ce que je lui répète, elle pense toujours que nous sommes ensemble.
Ariel glousse et je me contente de secouer la tête. Sa mère pense que nous sortons toutes les deux, Ariel et moi, avec Felix. Je ne sais pas si c’est parce que la polygamie est à la mode en Ouzbékistan, ou parce qu’elle est convaincue que son père est irrésistible pour les femmes – ou les deux.
— Super, dis-je. Je vais faire des recherches sur les anciens propriétaires de cet appartement et découvrir s’ils étaient russes. Je vais aussi voir si mes parents adoptifs ont des origines russes, ou s’ils ont eu des animaux domestiques, ou d’ailleurs, s’ils sont Conscients, puisque nous avons tendance à nous attirer les uns les autres.
— Ta mère n’a pas l’aura du Mandat, répond Felix, mais je n’ai jamais rencontré ton père adoptif.
— Il est improbable qu’un Conscient épouse un humain, intervient Ariel.