Je perds le combat de regards avec le chat et pour m’en cacher, je dis :
— Laisse-moi te donner un coup de main.
En m’approchant de Rose, j’attrape le sac de recyclage et je le porte jusqu’au vide-ordures.
— Vlad m’a déjà parlé de ton statut, mais il fallait que je le voie par moi-même.
Rose hoche la tête d’un air appréciateur en indiquant mon aura du Mandat lorsque je me retourne vers elle. Comment ai-je pu ne pas me rendre compte que tu étais Consciente ?
Je l’examine attentivement. Avec son maquillage épais, mais bien appliqué, elle paraît avoir au moins vingt ans de moins que les quatre-vingts ans et plus que je la soupçonne d’avoir… encore une fois, comme elle est Consciente, elle peut être bien plus âgée.
— Alors, Vlad n’est pas ton neveu, dis-je lorsque ma curiosité me ferait presque oublier à quel point je suis en retard pour le travail.
— Non, il ne l’est pas, répond Rose et je la vois rougir légèrement sous son maquillage. Je m’excuse pour ce mensonge. Je ne sais pas très bien pourquoi je l’ai dit. Peut-être parce que notre relation est tellement liée à mon pouvoir que je…
— Et quel est ce pouvoir ? dis-je lorsque ma curiosité est encore plus piquée.
— Le pouvoir d’une sorcière, bien sûr, dit-elle en levant le menton. Je croyais que cette partie-là était évidente.
— Pas pour moi. Tu es la première sorcière que je rencontre.
— C’est sans doute mieux, dit Rose en caressant Lucifer derrière l’oreille pour le plus grand plaisir de la créature qui ronronne. Certaines d’entre nous ne sont pas très… aimables.
Je ne peux m’empêcher de regarder la silhouette frêle de Rose et de me demander ce qu’elle veut dire par cela. Sous-entend-elle que les sorcières sont mauvaises ou dangereuses d’une certaine façon ? Ne voulant pas l’offenser, j’oriente la conversation vers ce qui m’intrigue le plus.
— Comment vous êtes-vous rencontrés, Vlad et toi ?
Un petit sourire apparaît sur le visage de Rose.
— C’était en France, dit-elle, et son regard se perd au loin. Juste avant cette affreuse Révolution…
— Attends, dis-je. Comment ça, en France ? Es-tu française à l’origine ?
— Je croyais que tu le savais, dit Rose en baissant la tête vers sa tenue chic, comme pour le confirmer.
— Tu n’as pas d’accent.
Je constate alors qu’avec le nom de famille de Martin, Rose peut effectivement être française.
— Bien sûr que non, dit-elle fièrement. Je vis aux États-Unis depuis la guerre civile. Mais si tu as le moindre doute…
Elle dit alors quelque chose qui ressemble à du français courant.
Ma gueule de bois réaffirme sa présence en faisant tourner le couloir.
— Alors, quand tu dis que vous vous êtes rencontrés autour de la Révolution française, tu parles de celle avec Louis XVI, Marie-Antoinette, Robespierre et Napoléon ?
— Oui. Et la guerre civile était celle avec Abraham Lincoln, qui était un si gentil…
Une porte s’ouvre de l’autre côté du couloir et un de nos voisins en sort. Il ne possède pas d’aura du Mandat et il semble avoir environ l’âge de Rose… sauf que je sais maintenant que ce n’est pas le cas. Il pourrait facilement être l’arrière-arrière-arrière-petit-fils de Rose.
Rose fronce presque imperceptiblement le nez, comme elle le fait toujours quand son voisin essaie de flirter avec elle. Maintenant que je sais ce que je sais – qu’elle a un petit ami canon (ou peut-être un mari ?) –, je ne peux lui en vouloir de son manque d’intérêt pour cet homme plus vieux.
— Salut, Rose, dit-il en souriant, ce qui est une erreur tactique, étant donné ses dents tâchées.
— Bonjour, Monsieur Duffertnizer, répond Rose d’une voix encore plus froide que d’habitude.
Lucifer siffle vicieusement contre lui, évoquant les lions territoriaux des documentaires sur la nature. Monsieur Duffertnizer – qui a dû voir ces mêmes émissions – cède en faisant un pas en arrière vers son appartement.
— Nous allons devoir continuer cette conversation plus tard, Rose, dis-je. Si je ne vais pas vite au travail, Nero va…
— N’en dis pas plus, dit-elle d’un air rappelant la Mona Lisa. Il vaut mieux que je nourrisse Lucifer avant qu’elle soit de mauvaise humeur.
Monsieur Duffertnizer et moi regardons la petite boule de nerfs dans les mains de Rose et nous nous demandons à quoi ressemble ce chat quand il est véritablement de mauvaise humeur. Le voisin reste cependant courageusement sur place et je l’entends essayer d’engager à nouveau la conversation avec Rose lorsque je monte dans l’ascenseur.
En sortant du bâtiment, je prends le premier taxi qui passe et je commence à me renseigner sur les actions que Nero voulait que j’analyse.
À 10 h 45, je décroche le regard de mon écran de travail. Au cours de dix des quinze minutes restantes avant ma date limite, j’écris ma recommandation sous forme d’e-mail à Nero. Cependant, mon doigt s’arrête avant d’appuyer sur « Envoyer ». Ceci n’est pas mon meilleur travail. Parce que le temps était limité, j’ai dû brûler des étapes et l’analyse qui en résulte est plus instinctive que basée sur des données.
Si je suis honnête avec moi-même, cette recommandation ne vaut pas beaucoup mieux qu’une supposition éclairée.
— Une grande partie du secteur financier fonctionne avec des intuitions, me dis-je en appuyant avec détermination sur le bouton envoyer.
Je fixe alors ma messagerie, m’attendant à ce que Nero réponde immédiatement par un reproche sur l’absence de rigueur dans mes recherches.
Lorsqu’aucune réponse instantanée n’apparaît, je me distrais en vérifiant ma boîte vocale.
Deux des messages viennent de mon père et ma culpabilité d’avoir fait cette analyse pourrie se mêle à une honte plus familière : celle d’être une fille critiquable. En comptant ces deux messages, j’ai sans doute ignoré plus d’une douzaine de messages vocaux de mon père.
Non pas qu’il ne le mérite pas. Comme un cliché horrible, il a trompé ma mère avec sa secrétaire, ce qui a conduit à la rupture de ma famille adoptive. Je ne sais pas si ma réaction violente à leur divorcée était normale ou si elle a été empirée par le fait que mes parents biologiques m’ont abandonnée.
Quelle qu’en soit la raison, je n’ai pas pu voir mon père pendant des années.
Au bout d’un moment, je l’ai suffisamment pardonnée pour chercher à recréer le lien. Jusqu’à sa bêtise, il avait été un bon père, et même après le divorce, il avait payé toutes nos factures jusqu’à ce que je quitte la maison de ma mère – bien que son avocat requin l’avait assuré qu’il n’y était pas obligé. Cependant, plus récemment, il a laissé ma mère se débrouiller complètement par elle-même, et je suis à nouveau furieuse contre lui pour cette raison. C’est peut-être irrationnel, mais j’ai l’impression qu’il a encore une fois abandonné notre famille.
Je localise Braxton Urban dans mes contacts et je fixe le numéro. Ai-je envie de faire ça ? Puis mon doigt tapote l’écran et le téléphone se met à sonner avant que je décide consciemment de le rappeler.
Ai-je pardonné à mon père, ou le fais-je parce que j’ai des questions ? Il a peut-être des ancêtres russes qui pourraient expliquer mon domovoi.
En fait, il pourrait lui-même être un des Conscients.
Bien sûr, il est également possible que mes expériences de mort imminente m’aient fait relativiser ma colère. Si un de ces zombies m’avait tué, mon père aurait été particulièrement accablé parce que nous ne nous étions pas vus depuis si longtemps.
Le téléphone continue à sonner et je me rends compte que j’espère secrètement tomber sur sa boîte vocale, ce qui est complètement illogique. Je suppose qu’une part de moi pense que si je laisse un message, il me sera possible de faire semblant que mon évitement était en partie un jeu de chat et de souris téléphonique et non pas…
— Sasha !
La voix rauque de mon père déborde d’excitation.
— Ma chérie, je suis tellement content d’avoir de tes nouvelles.
— Salut, papa, dis-je honteusement.
Son enthousiasme augmente encore plus ma culpabilité que s’il m’avait fait des reproches. Si c’était ma mère à la place de mon père, elle aurait commencé par : « Tu t’es donc souvenue que tu avais une mère ? »
— Je t’ai vue à la télé, dit-il. Tu as été incroyable.
— Merci papa, dis-je en me demandant s’il essaie activement de me faire me sentir coupable.
Je regrette maintenant d’avoir gaspillé l’invitation au studio télé en la donnant à ma mère. Si j’étais honnête avec moi-même, je savais que ma mère n’allait pas venir, tout comme je suis maintenant convaincue que mon père aurait pris l’avion de San Francisco, où il vit maintenant, afin d’être là pour moi.
D’un autre côté, s’il était venu, il aurait vu un zombie essayer de me tuer, puis il aurait subi une sorte d’oubli effectué par des vampires, alors il vaut peut-être mieux qu’il n’ait pas été présent.
— S’il te plaît, ne me dis pas comment tu as fait ça, dit papa en répétant ce qu’il disait toujours quand j’étais adolescente et que l’un de mes tours le trompait : ce qui était rare quand je débutais.
— Bien sûr, réponds-je d’un ton sarcastique comme je le faisais autrefois.
Je suppose que mon père n’a pas vu la vidéo démystifiante de YouTube.
— J’allais te le dire avant, mais maintenant que tu ne veux pas le savoir…
Suivant le vieux script, mon père rit à sa façon distincte et gutturale.
Je jette instinctivement un coup d’œil à ma messagerie. Il y a un e-mail de Nero contenu en une seule ligne.
Dans mon bureau, maintenant.
— Papa, j’ai un truc au travail, mais il faudra que nous nous voyions un de ces jours, dis-je au téléphone. Te rends-tu bientôt à New York ?
Mon père ne parle pas pendant quelques secondes. Il n’arrive sûrement pas à croire que je viens de l’inviter.
— Je suis ici jusqu’à mardi, finit-il par répondre. C’est pour ça que j’ai appelé.
— Super. Tu es libre pour le déjeuner ce lundi ?
— Je suis toujours libre pour toi, ma chérie. Que dirais-tu du Fuji Emporium ? Tu aimes toujours les sushis, n’est-ce pas ?
— Parfait. Je suis désolée, je dois vraiment me dépêcher maintenant.
— Aucun souci, dit-il. Je te verrai là-bas à 12 h 30. Lundi.
— À bientôt.
Je raccroche le téléphone juste au moment où j’entends mon père dire :
— Je t’aime…
Je fixe le téléphone pendant un moment, puis je reporte mon attention sur ma messagerie.
Pour une raison qui m’échappe, mon pouls a accéléré, comme si j’avais peur de ce qui allait arriver en voyant Nero. Mais c’est absurde. Oui, les réunions avec son patron sont importantes, et peuvent causer du stress, mais on pourrait croire qu’après avoir vécu les aventures de ces derniers jours, ce genre d’inquiétude ordinaire ne me ferait plus rien. Ou alors est-ce l’excitation à l’idée de rencontrer mon nouveau mentor ?
Je sais ce que ce n’est pas : la nervosité à l’idée de voir la personne que j’ai rêvé embrasser.
Et que j’ai brièvement pensé avoir vraiment embrassé.
Ça ne peut pas être ça, car c’était Kit, une conseillère changeforme depuis le début.
Le véritable Nero ne sait pas du tout que nous nous sommes embrassés, car ce n’est jamais arrivé.
Pendant que je traverse le bâtiment dans la direction du bureau de Nero, les symptômes d’anxiété empirent et j’ai recours à la respiration relaxante dans l’ascenseur afin de me calmer.
Suis-je inquiète qu’il me vire à cause de mon mauvais travail de ce matin ? Et s’il le fait, cela signifie-t-il également la fin de ses responsabilités de mentor, quelles qu’elles soient ? Le reverrai-je un jour ?
Minute, papillon.
Pourquoi est-ce que je me soucie de le revoir ?
Je suis presque sur pilote automatique lorsque je dis à Venessa, un des spécimens les plus irritants de la horde d’assistants de Nero, que je suis attendue. Elle semble rester incrédule pendant un instant, puis elle me donne à contrecœur l’ordre de passer dans le bureau du patron.
Mes mains traîtres tremblent lorsque je pousse la poignée du bureau de Nero.
Les genoux chancelants, je trébuche dans la pièce spacieuse évoquant l’Art moderne, comme si c’était la tanière sombre et froide d’un terrible méchant.