Prologue
La grosse Mercedes roulait lentement au long de la corniche. Au volant, Igor Lissenkov conduisait d'une main, le coude à la portière, l'autre main négligemment posée sur le haut de la cuisse de sa passagère, une blonde aux grands yeux bleus qu'il venait d'aller chercher à la gare de Rennes.
Il regagnait Saint-Quay-Portrieux par le chemin des écoliers, cette route sinueuse qui longeait la mer, tellement plus agréable que la quatre- voies que l'on prenait quand on était pressé.
Igor Lissenkov n'était pas pressé et si les pneus criaient parfois dans les virages, c'est que la Mercedes était une lourde voiture faite pour l'autoroute et qui s'accommodait mal des fantaisies des chemins bretons. Le Russe venait de croiser un tracteur qu'il avait failli emboutir tant la route était étroite et il se rangea pour laisser passer la moto qui le suivait depuis quelque temps.
Un impatient, qu'il passe! Il lui fit un geste du bras par la portière. Aussitôt le motard se porta à sa hauteur et balança quelque chose par la vitre ouverte. Puis il accéléra brutalement et Igor Lissenkov le vit balancer sa machine dans le virage et disparaître dans un grondement de moteur.
Coincé entre les deux sièges, un gros cylindre rouge dégageait un filet de fumée. Le Russe n'eut pas le temps de voir ce que c'était, l'objet éclata dans un fracas de tonnerre encore amplifié par l'exiguïté de l'habitacle qui se remplit instantanément d'une fumée blanche, âcre et dense.
Igor Lissenkov ne vit pas le virage venir, il ne voyait plus rien, abasourdi par le bruit, aveuglé par la fumée. La lourde voiture percuta le talus, l'escalada, puis elle bascula dans le ravin, écrasant le roncier sous son poids, rebondissant contre les pommiers sauvages qui avaient poussé sur la pente et s'écrasa sur la grève, une vingtaine de mètres en contrebas.
Elle resta un moment sur le sable, les roues en l'air, tournant encore, puis elle s'embrasa et une sourde explosion ébranla le matin calme lorsque le réservoir fut atteint par les flammes.
Là-haut, sur la falaise, le tracteur qu'elle venait de croiser s'était immobilisé. Le paysan en descendit, traversa la route, vit la colonne de fumée noire qui montait dans le ciel et dit en poussant sa casquette sur l'arrière de son crâne :
– Avaient-ils besoin d'aller si vite sur cette maudite route?