II

1728 Mots
IIPlusieurs pièces, d’une somptuosité raffinée, furent traversées ; puis Mario ouvrit un battant de porte, souleva une portière de vieux brocart et annonça : – Voilà les petites filles, my Lord. Il poussa devant lui les enfants, laissa retomber la portière... et demeura derrière celle-ci. Cette pièce était la bibliothèque de Falsdone-Hall. Elle occupait une partie d’une des deux ailes donnant sur les jardins. Une galerie décorée de portraits la faisait communiquer avec l’aile Renaissance de la cour d’honneur. Le plafond, très haut, en forme de coupole, était orné de peintures représentant les sept travaux d’Hercule. Entre les bibliothèques de marqueterie décorées de bronzes ciselés, meubles précieux jadis commandés par un marquis de Shesbury à l’un des plus célèbres ébénistes du XVIIIe siècle, des panneaux de Beauvais couvraient les murs. Des marbres italiens, des émaux anciens, des ivoires délicatement travaillés contribuaient à la décoration de cette pièce immense, éclairée par quatre fenêtres à la française ouvrant sur un degré de marbre rose. Près de l’une d’elles, un homme se tenait debout. À la voix de Mario, il tressaillit, se détourna lentement, couvrit les petites filles d’un regard qui décelait une fiévreuse curiosité. Lord Cecil Falsdone, marquis de Shesbury, avait trente-huit ans. Il en paraissait davantage, avec ses tempes dégarnies, ses traits fins creusés par la lente usure de la maladie, son teint jauni et cette silhouette autrefois droite, fine, élégante, maintenant voûtée. Mais les yeux, en dépit de la souffrance physique ou morale qui en avait changé l’expression, conservaient une partie de ce charme séducteur dont trop de femmes, pour leur malheur, avaient subi le fascinant sortilège. – Avancez, enfants, dit lord Shesbury, d’une voix légèrement frémissante. Quand elles ne furent plus qu’à quelques pas de lui, dans la pleine lumière du jour, il se mit à les considérer avec une attention aiguë. Ses lèvres se crispaient. Un pli douloureux barrait son front. Il regardait tour à tour Orietta et Faustina, semblant les comparer, détailler chacun de leurs traits. Elles étaient également menues, délicates. Elles avaient le même teint mat, des traits semblables, des yeux du même bleu foncé, ombrés de cils châtains chez Faustina, plus foncés chez Orietta. Mais Faustina semblait une copie affadie de sa compagne, la petite fille dont le regard ardent, farouchement méfiant, ne quittait pas le regard scrutateur de lord Shesbury. – Qui est Orietta ? demanda celui-ci avec une sorte d’hésitation. – C’est moi. – Toi ? Tu « lui » ressembles... Mais tu ressembles aussi à... Il s’interrompit, la gorge serrée, les traits crispés. Très bas, il murmura : – Laquelle ?... Laquelle ?... D’une poche de son vêtement, il sortit une lettre, chercha un passage qu’il relut. Avec un soupir, il replia le feuillet, le fit disparaître à nouveau et alla agiter une sonnette. À Mario qui apparut peu après, il ordonna : – Dites à Mrs Barker de venir me parler. Quand le valet eut disparu, lord Shesbury se tourna vers les petites filles et dit avec bienveillance : – Je vais vous garder ici, puisque votre père, comme il me l’écrit, part en voyage. Vous serez bien sages, vous obéirez à Mrs Barker, la femme de charge, à qui je vais vous confier... – Oui, si elle n’est pas aussi méchante que le jeune signor qui a tué Nino, interrompit une petite voix frémissante. – Quel jeune signor ? Qui est Nino ? La même voix, entrecoupée de larmes, raconta l’incident. Lord Shesbury, en secouant la tête, murmura : – C’est Walter, sans doute... Il est emporté. Le sang des Shesbury bout dans ses veines... Un voile d’angoisse parut un instant couvrir les yeux de lord Shesbury. Puis, regardant l’enfant dont les joues étaient couvertes de larmes, il dit avec douceur, en étendant la main pour caresser le visage brûlant : – Ma pauvre petite, je regrette que ce chagrin t’ait été infligé à ton arrivée ici. Mais je te donnerai un autre chien... – Un autre ?... Jamais ! Tout le petit corps vibrait d’indignation. – Est-ce qu’un autre serait Nino ? Lui, c’était mon ami... Il mordait tout le monde et n’aimait que moi... Lord Shesbury crispa sa main au dossier d’une chaise placée près de lui. Une émotion violente bouleversait son visage. Il dit à demi-voix : – Béatrice... Béatrice... Elle était ainsi. À ce moment, au bout de la bibliothèque, une porte fut ouverte par une main décidée. Lord Falsdone parut, suivi de son lévrier. Orietta, en l’apercevant, recula de quelques pas. L’horreur, la colère transformaient cette physionomie d’enfant, faisaient frémir le corps menu, sous la vieille robe grisâtre. Lord Falsdone, à la vue des petites filles, s’arrêta un court instant. Puis il continua d’avancer, en leur jetant un regard d’étonnement dédaigneux. – Ah ! vous voici, Walter, dit lord Shesbury. Une ombre d’embarras venait de passer dans ses yeux à la vue de l’adolescent. – ... Vous avez fait une bonne promenade, ce matin ? – Longue et excellente, mon père... Votre nuit a-t-elle été meilleure ? Walter, tout en parlant, serrait longuement la main que lui tendait lord Shesbury. – Guère, mon enfant. Mais j’en ai l’habitude... Voici, mon cher, deux nouvelles petites commensales de Falsdone-Hall. Un ami italien d’autrefois, se trouvant dans la gêne et obligé de s’expatrier, me demande d’accueillir ses enfants... de leur venir en aide... Lord Shesbury ne regardait pas son fils en parlant ainsi. Une émotion contenue tendait son pâle visage, dont les traits fins se retrouvaient, plus nettement frappés, chez lord Walter. – Cet ami aurait pu, du moins, attendre votre agrément, avant de vous expédier ses filles ! C’est agir avec un étrange sans-façon, ne trouvez-vous pas ? – En effet... Mais il a toujours été... original... Et comme il m’a rendu service, autrefois, je ne puis refuser de faire ce qu’il demande. – Alors, ce sont des enfants de bonne famille, ces petites étrangères ? Un regard d’indifférence dédaigneuse effleurait Orietta et Faustina. – De très bonne famille... de vieille souche noble... Elles s’appellent Orietta et Faustina Farnella... Ce dernier nom passa avec quelque effort entre les lèvres pâlies de lord Shesbury. – Naturellement, si vous croyez avoir quelque obligation à leur père, il est difficile de refuser... bien que le procédé soit assez cavalier. Mais qu’allez-vous en faire ? – Je les confierai à Barker, qui les soignera bien... Mais il paraît, Walter, que vous avez causé un chagrin à cette pauvre petite ? Le reproche contenu dans l’accent de lord Shesbury était tempéré par la caresse du regard. Un pli de dédain souleva la lèvre de Walter. – J’ai traité comme elle le méritait une affreuse petite bête hargneuse qui s’était jetée sur Fady. – Vous êtes trop vif, mon cher enfant, trop... prompt à châtier. C’est là un défaut que vous tenez de certains de vos ancêtres, qui furent des âmes violentes et sans pitié. Mais je voudrais, Walter, vous voir employer un peu de la grande énergie que vous possédez à lutter contre cette tendance. Une lueur d’orgueilleux mécontentement passa dans les yeux de l’adolescent – ces yeux chatoyants comme ceux de lord Shesbury, mais qui contenaient une vie plus intense, plus profonde, et décelaient une volonté altière. – Je crains malheureusement de ne pouvoir vous contenter sur ce point, mon père, dit-il froidement. Le lévrier, à ce moment, s’approcha d’Orietta. L’enfant leva son petit poing et le laissa retomber de toute sa force sur la tête du chien, qui recula avec un grognement. – Eh bien ! mauvaise petite créature !... Je vais t’apprendre à frapper mon chien ! Levant la main à son tour, lord Walter s’avançait vers Orietta, qui le bravait du regard. Mais lord Shesbury se mit vivement entre eux. – Voyons, Walter, un peu d’indulgence ! Elle est encore toute au chagrin de la perte de son chien... Et toi, Orietta, ce n’est pas bien de faire cela... – Je voulais le tuer aussi !... Je le tuerai ! dit l’enfant avec véhémence. – Orietta ! – Je tuerai son chien... et lui aussi ! Un doigt tendu désignait lord Walter, qui laissa échapper un rire mordant. – Eh bien ! elle a d’aimables dispositions, votre protégée, mon père ! Quelle petite figure de démon ! Faites-la donc fouetter par Barker, pour lui changer le caractère ! – Vous, je vous déteste ! Vous êtes le plus méchant du monde ! Elle tremblait de colère, la petite Orietta. Son chapeau, une vieille paille jaunie, avait glissé derrière la tête, découvrant de courts cheveux bouclés, d’un brun doré. Dans le visage empourpré, les yeux avaient un éclat v*****t dont parut vivement impressionné lord Shesbury. – Assez, enfant ! dit-il d’une voix troublée. Il faudra apprendre à être plus douce, plus... Barker, venez, que je vous explique. Depuis un instant, une femme était apparue au seuil de la bibliothèque, en tenant la portière soulevée. Une surprise scandalisée se lisait sur son large visage, sans doute provoquée par l’inconcevable audace de cette petite créature, laquelle osait parler à lord Walter, le jeune maître déjà craint, qui savait imposer à tous sa volonté. La femme de charge s’approcha, lourde et majestueuse, très digne dans la robe de soie noire qui habillait sa ronde personne. Elle écouta respectueusement, sans que rien trahît ses impressions, les instructions de lord Shesbury au sujet des petites étrangères. Puis elle s’inclina en disant : – Tous les désirs de Votre Seigneurie seront accomplis. Lord Shesbury se tourna vers ses protégées. – Suivez Barker, mes enfants. Demandez-lui tout ce dont vous avez besoin ; elle parle et comprend assez bien l’italien. Je désire que vous soyez heureuses sous mon toit... Il fit deux pas en avant, caressa la joue de Faustina, glissa un instant ses doigts entre les boucles dorées d’Orietta. Celle-ci, dont le visage restait empourpré, jetait de noirs coups d’œil vers lord Walter, qui, tournant le dos, venait de s’approcher d’une des fenêtres ouvertes. – Allons, sois sage, mon enfant... calme ta colère, dit à mi-voix lord Shesbury. Le regard d’Orietta se leva sur lui, et, subitement, ce fut une métamorphose. La douceur caressante, le charme le plus tendre apparurent dans ces beaux yeux d’un bleu profond. – Vous, vous êtes très bon, Signor. Je vous aimerai bien. Lord Shesbury abaissa un instant ses paupières, comme si ce regard d’enfant lui était insoutenable. Il parut, pendant quelques secondes, comprimer avec peine une vive émotion. Puis, sans regarder la petite fille, il dit, les lèvres un peu tremblantes : – Vous pouvez les emmener, Barker. La majestueuse femme de charge s’inclina et se dirigea vers la porte. Orietta, après un grave petit salut à lord Shesbury, la suivit, et derrière elle vint Faustina qui était demeurée muette, effarée, tremblante, près de cette petite personnalité dont elle semblait l’ombre peureuse. Lord Walter se détourna et vint à son père. Après un regard sur la physionomie altérée, il fit observer avec un accent adouci : – Vous ne semblez pas bien ce matin ? Recevoir ces enfants vous a fatigué. – Mais non... Je suis content de pouvoir faire quelque chose... rendre ce service... Walter, si je venais à mourir, il faudrait continuer, pour ces petites filles... – Mon père, nous n’avons pas à envisager cette éventualité ! – Si... Pas tout de suite, mais... Enfin, nous en reparlerons. Il est presque l’heure du lunch, je crois ? – Presque. – Allons, en ce cas. Et, d’un geste affectueux, lord Shesbury prit le bras de son fils, dont la taille svelte et souple dépassait la sienne, courbée par la maladie.
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