IIISeize ans auparavant, lord Cecil Falsdone avait épousé une Russe appartenant à la plus haute aristocratie. De ce mariage naquirent trois enfants, dont seul Walter survécut. Le dernier coûta la vie à la mère, jeune femme délicate, qui souffrait, en outre, profondément des infidélités sans nombre de son mari.
Pendant plusieurs années, lord Falsdone voyagea beaucoup, fit surtout d’assez longs séjours en Italie et en France. Sa renommée de séducteur irrésistible était presque européenne. Il ne s’était pas remarié, peu soucieux d’aliéner à nouveau sa liberté. Mais un jour, plus habile que d’autres qui s’essayaient vainement à cette conquête matrimoniale, une jeune et fort jolie veuve, lady Belmore, réussit à obtenir une demande en mariage de lord Cecil, que la mort de son père venait de faire marquis de Shesbury.
Ce fut de sa part à lui un caprice à peu près aussi éphémère que les précédents. Mais Paméla était fort amoureuse. Il y eut, dans les deux premières années de cette union, d’assez nombreux conflits entre les époux. À la suite de l’un d’eux, lord Shesbury partit pour les Indes et, après une absence de six mois, reparut en Angleterre où, dès lors, il mena une existence presque complètement séparée de sa femme. Déjà, à cette époque, commençait à s’altérer une santé jusqu’alors excellente. Lady Shesbury avait toute liberté de mener la vie mondaine qu’elle aimait. Toutefois, elle en usait avec modération et s’absentait peu des résidences préférées de son mari : Falsdone-Hall, une grande partie de l’année, et une villa près de Nice, pendant trois mois d’hiver.
Le lendemain de l’arrivée des petites étrangères, elle se promenait, au cours de l’après-midi, dans une allée du parc, en compagnie d’un cousin de lord Shesbury, l’Honorable Humphrey Barford. Celui-ci, assez grand et de stature vigoureuse, se penchait pour écouter la blonde petite personne qui parlait avec un peu de nervosité.
– Vous faites semblant de ne point partager mon opinion à ce sujet, Humphrey, mais je suis bien certaine qu’au fond vous êtes persuadé, comme moi, que ces petites filles lui tiennent de près. D’abord, il ne m’a jamais parlé de cet ami, ce comte Alberto Farnella, qui n’existe probablement pas. Vous aussi ignorez ce nom...
– Je n’ai pas connu tous les incidents de la vie voyageuse de Cecil, dont le caractère n’est pas très communicatif, comme vous le savez. Aussi, je n’ai aucun motif pour ne pas croire à l’explication qu’il nous donne de l’hospitalité offerte à ces enfants.
Un petit rire sardonique entrouvrit les fines lèvres roses de lady Shesbury.
– Je ne vous crois pas si naïf, mon cher Humphrey ! L’existence passée de Cecil rend ma supposition très vraisemblable... et une certaine gêne remarquée chez lui, tandis qu’il nous parlait hier de ces étrangères, pendant le lunch, me donne à penser que je vois juste dans cette histoire.
– Il me déplairait de vous contredire davantage. Mais j’avoue ne point partager votre idée à ce sujet.
Lady Paméla s’arrêta, en levant sur Humphrey ses yeux bleus, clairs et vifs, où passait un éclair d’irritation.
– Je sais très bien que vous ne désavouerez pas lord Shesbury, quelle que soit votre pensée secrète. Il est un fétiche pour vous et toutes ses opinions ont force de loi à vos yeux.
Humphrey eut un sourire presque imperceptible – un sourire d’ironie. Et de l’ironie aussi traversa, rapidement, les prunelles d’un gris bleuté, dont l’expression la plus habituelle était une douceur caressante.
– Vous avez tort de penser ainsi, Paméla. Il est un point du moins, vous en conviendrez, sur lequel je n’approuve pas mon cousin.
– Oui, je sais que vous blâmez sa conduite à mon égard, et que vous le lui avez dit... ce qui, d’ailleurs, n’a rien changé.
D’un geste nerveux, lady Shesbury ouvrit l’ombrelle de soie blanche qu’elle tenait à la main, car l’allée finissait et les promeneurs se trouvaient dans la pleine lumière du soleil d’été qui s’étendait sur les magnifiques jardins de Falsdone-Hall.
– Je n’ai sur lui que bien peu d’influence, dit Humphrey.
Lady Shesbury leva légèrement les épaules.
– Je crois bien que personne n’en a jamais eu sur cette nature fuyante, insaisissable... Oui, une nature décevante !
Les sourcils se rapprochèrent, donnant au fin visage de blonde une expression de colère. Pendant quelques secondes, Humphrey et la jeune femme marchèrent en silence. Paméla tenait les yeux attachés à terre ; Humphrey regardait, avec une flamme voilée au fond des yeux, la noble perspective du château, bâti dans le style français du XVIIe siècle, dominant les jardins en terrasse, où l’on descendait par des escaliers de marbre.
– J’ai fait avertir Barker de m’amener tout à l’heure ces petites filles, dit lady Shesbury. Je veux les connaître... Nelly m’a raconté que Walter avait tué le chien de l’une d’elles, qui mordait son lévrier. Cela n’est pas pour m’étonner de sa part. Voilà certes, une nature inquiétante, difficile à pénétrer...
Humphrey hocha affirmativement la tête.
– ... Et quand il sera le maître, Humphrey, il ne fera peut-être pas bon être sous sa dépendance !
L’inquiétude perçait dans l’intonation de Paméla, dans le regard qu’elle levait sur son compagnon.
– Je vous redis, ma chère cousine, que je ferai tout le possible pour vous être utile près de Cecil. Mais, comme nous venons de le reconnaître une fois de plus, la nature fermée de celui-ci limite beaucoup ces possibilités.
– Oui, mais il a de la sympathie pour vous, et de la confiance... Enfin, mon cher Humphrey, je m’en remets à vous, comme à mon meilleur ami, pour que lord Shesbury ne laisse pas Rose et moi à la discrétion de son fils.
Elle étendit sa petite main, scintillante de bagues, prit celle d’Humphrey et la serra longuement. Il se pencha et effleura de ses lèvres les doigts fins.
– Je serai digne de cette amitié, n’en doutez point, Paméla.
Il eut un sourire câlin, un regard de langueur rieuse glissé entre les épais cils blonds.
– On vous appelle mon chevalier, Humphrey.
– C’est un titre que je suis heureux de porter.
Humphrey souriait aussi, en caressant de son regard le joli visage rose, encadré d’une masse ondulée de fins cheveux blonds.
Lady Shesbury secoua la tête et, subitement, la colère reparut dans son regard.
– Humphrey, faut-il que je « lui » sois indifférente, pour qu’il voie sans ombrage notre amitié !
– Que vous avez essayé de lui faire prendre pour un autre sentiment, afin d’exciter sa jalousie... Oui, Paméla, je ne crois pas qu’il vous ait jamais réellement aimée. Je me demande même s’il n’a pas quelque aversion à votre égard.
– De l’aversion ? dit Paméla d’une voix sifflante. Peut-être... Oui, peut-être... Mais pourquoi ?
Humphrey eut un geste qui signifiait : « Je n’en sais rien ! » À ce moment, contournant une des serres où les jardiniers de Falsdone-Hall entretenaient des plantes exotiques, apparut une nurse qui poussait une petite voiture dans laquelle se trouvait une frêle enfant vêtue de blanc. De beaux cheveux châtains entouraient un visage anguleux, à l’expression maussade et souffreteuse.
– Voilà ma petite Rose, dit lady Shesbury.
Son regard s’éclairait d’une lueur de tendresse. Elle alla vers l’enfant, se pencha pour lui b****r le front. Mais Rose l’écarta d’un geste impatient.
– Je n’aime pas qu’on m’embrasse, aujourd’hui.
– Souffres-tu davantage, chérie ?
Rose secoua négativement la tête. Sa main maigre, jaunâtre, saisit les pans de la ceinture de soie rose qui ornait la robe blanche de lady Shesbury et les tira violemment.
– Voyons, mon amour ! dit lady Paméla d’un ton de doux reproche.
Elle essaya de dégager la ceinture des doigts qui s’y agrippaient, mais ceux-ci ne la lâchèrent pas et un craquement annonça que les points qui la rattachaient à la robe cédaient.
– Rosette, mon trésor !... Ne la froisse pas ainsi ; elle ne sera plus mettable.
Mais Rose s’empressa d’employer les deux mains pour chiffonner consciencieusement la fraîche ceinture qui, détachée, glissait autour de la taille ronde et souple.
– Petite vandale !... Garde-la maintenant. Il va falloir que je m’en mette une autre... Nuttie, ramenez lady Rose au château.
La nurse, grande femme blonde au visage impassible, changea la voiture de direction. Rose, avec ses ongles, essayait de déchirer la soie rose, Humphrey, qui marchait derrière avec lady Shesbury, dit à mi-voix :
– Elle vous donnera bien du mal, cette petite Rose. Habituée à se voir tout céder...
Lady Paméla l’interrompit avec impatience.
– Eh ! puis-je faire autre chose que de la gâter, pauvre petite, menacée d’être infirme ! Évidemment, elle est d’une nature difficile... Seuls, lord Shesbury et surtout Walter lui inspirent de la crainte. Devant Walter, elle est toujours d’une sagesse parfaite. Quant à son père... je crois qu’elle l’aime plus que moi, lui qui est si indifférent à son égard.
La voix de Paméla trembla d’irritation à ces derniers mots.
Humphrey hocha la tête, sans mot dire. Ils arrivaient au bas de la première terrasse. La nurse arrêta la voiture et prit l’enfant dans ses bras pour monter les degrés. Humphrey et Paméla la dépassèrent et, silencieux tous deux maintenant, atteignirent la troisième terrasse, dallée de marbre rose, qui s’étendait devant le château.
À cette heure, le soleil s’en retirait. Devant les portes vitrées d’un des salons, des domestiques achevaient de disposer la table pour le thé. Lady Shesbury dit à l’un d’eux :
– Prévenez Mrs Barker qu’elle peut amener les petites filles.
Elle s’assit dans un des fauteuils élégants disposés là, en ajoutant à l’adresse d’Humphrey :
– Vous seriez très aimable, cher, d’aller me chercher l’éventail que j’ai laissé dans le salon.
Elle enfonça confortablement dans le siège profond sa gracieuse petite personne, très élégamment parée. Lady Paméla était encore une très jolie femme, souple et féline, dont les yeux savaient à merveille exprimer toutes les nuances de la câlinerie, toutes celles, aussi, d’une coquetterie savante.
Humphrey, apportant l’éventail, reçut en remerciement le plus doux des sourires. Il s’assit près d’elle et, sur son invitation, alluma un cigare. Peu après, apparut Nuttie portant la petite Rose, qu’elle déposa dans un fauteuil à sa taille, aux pieds de lady Shesbury.
– Vous me donnerez des gâteaux que j’aime, maman, dit une petite voix sèche.
– Mais naturellement, mon joli trésor. Tu choisiras ce qui te plaît.
Lady Paméla se penchait pour caresser les cheveux de sa fille.
– ... Nuttie va t’apporter les assiettes... Vous entendez, Nuttie ?
– Voilà les petites filles en question, annonça Humphrey.
D’une extrémité du château sortait la femme de charge, que suivaient Orietta et Faustina. Les petites étrangères étaient toujours vêtues de leurs vieilles robes campagnardes, que Mrs Barker n’avait pas encore eu le temps de remplacer. Faustina avançait en hésitant, avec une mine un peu craintive. Orietta, de loin, attachait son étrange regard profond et fier sur le groupe réuni là-bas.
Quand elles furent à quelques pas de lady Shesbury, Mrs Barker s’inclina en disant :
– Voici les petites filles que Votre Seigneurie désirait connaître.
Les enfants saluaient poliment, Faustina avec une grâce timide, Orietta, en gardant un air de fierté un peu sauvage.
Lady Paméla les toisa des pieds à la tête. Son regard, en ce moment, était particulièrement dur. Elle murmura :
– Elles se ressemblent...
– Oui... et pourtant, combien elles sont dissemblables ! dit Humphrey.
Lui aussi examinait attentivement les petites filles. Faustina, intimidée, baissait un peu les yeux, mais Orietta regardait en face les étrangers avec méfiance.
– Elles ne parlent pas anglais, je crois ? demanda Humphrey, s’adressant à la femme de charge.
– Pas un mot, monsieur.
– Comment vous appelez-vous, petite ?
La question était faite à Orietta, en un italien à peu près correct. La petite fille répondit nettement, sans gêne comme sans hardiesse.
– Elle a de la race, l’enfant ! murmura Barford. Et, dans dix ans d’ici, elle sera diablement jolie !
Lady Shesbury eut une moue d’impatience.
– Qu’en sait-on ! Les yeux sont beaux, oui...
– Ils suffiraient, à eux seuls, pour qu’on la remarquât, plus tard.
– Pour le moment, elle a l’air d’une petite effrontée ! dit sèchement lady Shesbury. Qu’allez-vous faire de ces enfants, Barker ? Vous n’avez pas le temps de vous en occuper.
– Il faudra bien que je le trouve, my Lady, puisque c’est l’ordre de lord Shesbury. Peggy m’aidera, et les petites filles apprendront peu à peu l’anglais avec elle.
Rose, en pétrissant dans ses doigts fluets la ceinture de sa mère, attachait sur les enfants étrangères des yeux étonnés – de beaux yeux bruns, qui ressemblaient à ceux de lady Shesbury. Près d’elle se tenait debout Nuttie, portant dans chaque main une assiette de vieux saxe garnie de pâtisseries. La voix impérative de la petite fille s’éleva tout à coup.
– Je veux jouer avec elles.
Son doigt tendu désignait Orietta et Faustina.
Lady Shesbury eut un rapide froncement de sourcils.
– C’est impossible, chérie. Ces enfants nous sont inconnues... elles peuvent être très mal élevées. Ce n’est pas une compagnie pour toi...
– Je veux !... Je veux !...
– Voyons, Rosetta... voyons, mignonne... Regarde comme elles sont mal habillées. Toi, tu es lady Rose Falsdone...
– Je veux jouer avec !
– Et puis, elles ne parlent pas l’anglais... Tiens, dis-leur quelque chose pour voir si elles comprendront.
– Venez jouer avec moi ! cria Rose d’une voix aiguë.
Orietta et Faustina la regardèrent, mais ne bougèrent pas.
– Là, qu’est-ce que je te disais ?... Barker, emmenez ces petites. Vous aurez soin d’éviter qu’elles se trouvent sur ma route, car elles ne me plaisent pas du tout.
La femme de charge salua, les petites filles l’imitèrent et toutes trois quittèrent la terrasse. Lady Shesbury suivait les enfants d’un regard chargé de sourde hostilité. Humphrey dit à mi-voix, avec un léger sourire d’ironie :
– Jalouse !... jalouse !... Par-delà ces enfants, vous voyez la mère qui, peut-être, fut aimée de Cecil. Je crois que, s’il vous était possible de leur nuire, vous y trouveriez quelque satisfaction, n’est-il pas vrai ?
Lady Shesbury ne répondit pas. Les lèvres serrées, les yeux assombris, elle resta un long moment silencieuse. Rose se décidait à puiser des deux mains dans les assiettes que lui présentait la nurse. Le regard d’Humphrey, plein de raillerie voilée, s’attarda sur la jeune femme jusqu’au moment où apparurent lord Walter et Herbert Nortley, son compagnon habituel. Lady Shesbury aussitôt retrouva son sourire pour accueillir son beau-fils, et Humphrey secoua la main du jeune garçon avec une cordialité qui ne parut pas recevoir de retour.