CHAPITRE 19 — Sa cousine 19

1008 Mots
Clara Je me réveille avant lui. C’est rare. Presque étrange. En général, c’est Éric qui se lève le premier. Discret. Organisé. Il aime ce moment à lui, avant le tumulte. Il va dans la cuisine, prépare le café, lit les journaux en ligne ou jette un œil aux mails du cabinet. Mais ce matin, son bras est encore sur moi. Son souffle régulier. Son torse monte et descend doucement, comme s’il cherchait à convaincre le monde qu’il dort paisiblement. Mais je le sens. Ce n’est pas un sommeil normal. Il y a quelque chose dans la tension de sa mâchoire, dans l’arc de ses sourcils, dans l’immobilité de ses bras. Un calme qui n’est pas du repos, mais de la fuite. Un silence qui ne repose pas, mais qui étouffe. Et moi, je ne bouge pas. Je reste là. Figée. Je l’observe, comme on observe une pièce fermée à double tour. Il y a en lui une porte qui ne veut plus s’ouvrir. Une distance nouvelle. Quelque chose qui n’était pas là, hier encore. Ou alors… que je refusais de voir. Je tends la main. Je effleure sa joue du bout des doigts. Il sursaute. — Éric ? Ses yeux s’ouvrent d’un coup. Instinctivement. Comme ceux de quelqu’un qui ne dormait qu’à moitié. Ou qui sort d’un rêve dont il n’est pas sûr de vouloir s’arracher. Il me fixe. Une demi-seconde trop longtemps. Comme s’il attendait une autre silhouette. Un autre nom. Puis il se ressaisit. Et il sourit. Mais c’est un sourire qui ne va nulle part. Un sourire de façade. De ceux qu’on colle sur son visage pour rassurer. Pour éteindre les soupçons. — Désolé… j’ai mal dormi. Sa voix est voilée. Usée. Je me redresse. — Des cauchemars ? Il hoche la tête. — Un truc bizarre. J’ai déjà oublié. Mensonge. Je le sens. Je le connais. Je connais ses insomnies, ses silences, ses absences. Mais celle-ci… elle est différente. Plus profonde. Plus lourde. Plus intime. Je me lève, lentement, enfile ma robe de chambre. Il ne bouge pas. Il reste allongé, les bras croisés derrière la tête, le regard planté dans le plafond comme s’il y lisait un verdict. Je m’éloigne vers la salle de bain. Je m’asperge le visage d’eau froide. Et là, ça me frappe. Un sentiment étrange. Glissant. Comme une main invisible sur ma nuque. Quelque chose de déplacé. De dissonant. Pas un objet manquant, non. Pas un indice visible. Juste… une vibration. Comme si l’air lui-même portait la trace d’un autre souffle. D’un autre corps. Je me fige. Je regarde mon reflet. Et cette pensée que j’ai chassée depuis des semaines revient. Et s’il m’avait trompée ? Le miroir ne répond pas. Je respire. Je reviens dans la chambre. Il s’est assis sur le bord du lit. Il est déjà presque habillé, tee-shirt blanc, short gris, les cheveux encore ébouriffés. Il regarde le sol. Fixement. Je m’approche. Je passe mes bras autour de sa taille. Je pose ma tête contre son dos. Je ferme les yeux. Et là, son corps réagit. Une tension, brève, comme une alarme. Il se raidit une seconde, avant de se détendre artificiellement, comme s’il se forçait à redevenir lui-même. Il pose sa main sur la mienne. Mais il ne serre pas. — Tu travailles aujourd’hui ? je murmure. — Pas ce matin. J’ai décalé mes rendez-vous. — Tu veux qu’on sorte ? Juste nous deux, prendre un petit déjeuner dehors, comme avant ? Il met du temps à répondre , trop. — Peut-être. Laisse-moi juste… émerger un peu. Je recule. Je le regarde se lever, aller dans le dressing. Il s’habille mécaniquement. Précis. Trop précis. Comme s’il exécutait une routine pour masquer le chaos. Et je repense à la nuit. Il était rentré tard. Très tard. Je m’étais réveillée un instant, juste assez pour sentir un courant d’air, le froissement léger des draps. Il ne m’avait pas touchée. Pas embrassée. Il s’était allongé comme un fantôme. Un intrus familier. Je secoue la tête. Non. Non, Éric ne me ferait pas ça. Ce n’est pas lui. Ce n’est pas nous. Mais alors… pourquoi cette sensation que je ne reconnais plus l’homme que j’ai épousé ? Je le rejoins dans la cuisine. Il est déjà là, debout près de la cafetière, une tasse à la main. Il m’en tend une. Il évite soigneusement mon regard, cette fois. Comme s’il craignait que mes yeux percent quelque chose en lui. Je bois. Le café est trop fort. Presque amer. — Tu t’es trompé dans les doses, on dirait, je dis avec un demi-sourire. Il hausse les épaules. — Ouais… désolé. Je suis pas très réveillé. Mais je le suis, moi. Et ce que je sens est plus fort que n’importe quelle parole. Je parle. Je meuble. Je lance des sujets banals. Les courses. Notre fille. Le dîner avec ses parents, prévu samedi. Il répond. Hoche la tête. Sourit. Mais chaque geste est un peu trop lisse. Un peu trop prévisible. Et il est absent. Pas seulement mentalement. Il est émotionnellement ailleurs. Pris. Captif. Je le vois dans la manière dont il tient sa tasse, dans la rigidité de sa nuque, dans le clignement rare de ses paupières. Et soudain, je n’ai plus aucun doute. Quelque chose s’est passé. Quelque chose d’irrémédiable. Pas une pensée. Pas un fantasme. Un acte. Je m’approche. Je pose ma main sur sa joue. Doucement. Comme on caresse un souvenir. — Tu es sûr que tout va bien ? je demande, bas. Il me regarde enfin. Droit dans les yeux. Et c’est là que je le vois. Le vide. Il ment. Et il sait que je sais. Mais il tente quand même. Il tente de sauver ce qu’il reste. De recoller des morceaux invisibles. — Bien sûr que oui. Et il embrasse ma main. Mais sa bouche est froide. Et son regard… est ailleurs. Et moi, je me tais. Pour l’instant. Mais je le jure : je vais comprendre. Je vais savoir. Je vais ouvrir cette porte. Même si, derrière… il ne reste plus rien.
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