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1883 Mots
3 — Gilles, veillez bien surtout à redonner « leur » chambre aux Van Smortens. Ils étaient désolés hier soir de ne pas avoir la « Château Noir » comme d’habitude. — Pas de souci, Madame. J’ai prévenu la réception et donné mes instructions à Mme Saulnier. Ils ont beaucoup apprécié les calissons, ajoute-t-il en souriant. — Merci, Gilles, je ne sais pas ce que je ferais sans vous. Pouvez-vous demander qu’on me monte un cappuccino ? Dès qu’il est sorti du bureau, Faustine de Souleyrand pivote sur son siège de cuir et contemple par la fenêtre la longue allée bordée de cyprès centenaires qui mène au Mas des Baigneuses. Déjà dix ans qu’elle gère d’une main de fer ce vaste domaine, propriété de sa famille depuis des générations. Elle l’a transformé en résidence de luxe très prisée par une clientèle triée sur le volet. De riches étrangers en majorité qui, sous prétexte de s’immerger au cœur des paysages peints par Cézanne, dépensent sans compter. L’alibi culturel, voilà le secret de sa réussite. À quelques kilomètres d’Aix-en-Provence, elle a fait de cette bastide du XVIIIe siècle un lieu d’exception où les réservations sont prises des mois à l’avance. Des hôtes du monde entier s’enorgueillissent d’avoir séjourné au pied de la Montagne Sainte-Victoire. On frappe discrètement : — Madame, le tapissier voudrait vous montrer les échantillons de tissus qu’il a sélectionnés pour les tentures du « Rocher Rouge ». — Je suis à lui dans une minute, juste le temps d’envoyer un message urgent. Quand vers 14 heures elle s’isole selon son habitude pour une courte sieste, Faustine jette un œil sur son écran. Olivier ne s’est pas encore manifesté, lui qui en général répond par retour. Contrariée, elle ne parvient pas à se détendre et lui renvoie un mail insistant : « Confirme-moi vite que tu n’as pas oublié notre rendez-vous chez Maître Baron. Je viendrai te chercher à la descente du TGV comme convenu. Tu sais combien c’est important. » Régler les modalités de leur divorce ne se réduit pas à une simple formalité administrative : les sommes en jeu sont considérables et les intérêts pas vraiment conciliables ! *** Traqué par la Mort, happé par le vide d’un gouffre sans fond, broyé dans le vortex des folles ambitions, Olivier Lormeau poursuit sa chute inexorable vers les Enfers ; sans atteindre le succès convoité. La sonnerie du réveil le sauve des démons qui le harcèlent, il est en nage. Un long jet d’eau glacée dilue les cauchemars de la nuit et les noie dans le siphon de la douche. Revenu dans le monde du réel, planté devant le grand miroir de la salle de bains il sourit à son image. Son optimisme reprend le dessus, il retrouve en quelques minutes la confiance en ses capacités, la foi en lui-même perdue au fil de son mariage avec Faustine. Il s’habille avec soin. Il a ce matin un rendez-vous important, il se doit d’impressionner son interlocuteur, cette canaille de Marquis qui le tient pour quantité négligeable et n’a encore aucune idée de l’homme nouveau à qui il aura à faire. Il n’a pas la moindre confiance en ce vieux grigou de Louvensac qui compte lui extorquer une véritable fortune en échange de son équipage de chasse à courre et d’une partie de ses bois. Ça marche peut-être avec Faustine, plus impressionnée par les apparences des gens que par leur personnalité profonde, mais c’est maintenant lui le patron. Ou tout comme… Il meurt de faim. Avant de descendre aux cuisines boire son café et engloutir deux ou trois croissants chauds, il entre dans son bureau. Il sort du coffre-fort l’atout maître de sa réussite future. Il saisit son Smartphone et prend la meilleure photo de toute sa vie. Au moment d’enfouir l’appareil dans la poche de sa veste, il contemple avec gourmandise le cliché qu’il vient de prendre ; « Bravo et merci ! » s’exclame-t-il à l’adresse du peintre aixois ; « à nous deux on fait du bon boulot. On tient notre revanche, toi pour ce qu’ils t’ont fait et moi pour le reste ». *** La revue d’inspection quotidienne de la patronne est redoutée par l’ensemble du personnel. Chaque jour Faustine de Souleyrand fait le tour des neuf suites que compte le Mas des Baigneuses, chacune baptisée du nom d’un tableau de Cézanne. Aujourd’hui Mme Saulnier, la responsable de l’hébergement la sent d’humeur chagrine, elle ne laissera rien passer. — Regardez cette trace rosée sur la housse de couette. Claudine, il faut me changer cela. — Tout de suite, Madame. — Avez-vous vérifié le débit du jacuzzi dans « Le Grand Pin » ? — Oui, oui c’est fait. Elles arpentent côte à côte le corridor lambrissé du deuxième étage, frappent à la porte du « Château Noir ». — J’espère que tout va bien, Monsieur Van Smortens ? — Absolument, ma femme et moi sommes ravis d’avoir retrouvé notre petite maison en Provence, répond son interlocuteur avec un fort accent hollandais. — Je vous rappelle la causerie autour de Cézanne et Picasso, demain soir. — Ah, intéressant, n’est-ce pas ma chérie ? Du fond de la pièce, une voix fluette approuve avec enthousiasme. — Eh bien, nous serons heureux de vous compter parmi nous à 19 heures dans le salon bleu. Bon après-midi ensoleillé. Avant de descendre aux cuisines, Faustine repasse dans son bureau. Toujours rien d’Olivier. Elle parcourt ensuite avec le Chef les menus du dîner qui font la part belle à la truffe du Luberon puis se dirige vers la salle du restaurant pour s’assurer que le couvert est dressé conformément aux exigences de son étoile au Michelin. Elle termine sa tournée par la cave où elle s’attarde devant la réserve de vins régionaux que son sommelier se propose de faire découvrir aux clients : Château Simone, Châteauneuf du Pape, Gigondas rouges, Cassis blancs, Bandol rosés… n’ont rien à envier à nombre de crus du Bordelais. À tout juste quarante ans Faustine de Souleyrand, brune de taille moyenne, cultive son physique méditerranéen : elle ombre ses yeux noirs d’une légère touche de khôl et partage ses longs cheveux en deux bandeaux lisses tressés dans la nuque qui lui dégagent le visage, mettant en valeur sa carnation sans défaut et le dessin régulier de ses sourcils. Elle s’habille de vêtements de marque toujours dans des tonalités foncées pour affiner sa silhouette gironde. Elle ne porte que des bijoux en or agrémentés parfois d’une pierre précieuse. Un sourire convenu vient compléter cet ensemble où rien ne détone. Elle impressionne souvent, fascine parfois, mais n’inspire jamais la sympathie. Devant le silence obstiné de son futur ex-mari, Faustine se décide à appeler Alain Meunier, sous-directeur de la Chartreuse du Val, l’établissement qu’Olivier dirige en Touraine : — Désolé, Faustine, mais nous ne l’avons pas vu de la journée. On ne peut pas le joindre, il est à l’extérieur pour discuter d’une affaire très importante. — Une affaire très importante, tiens donc ! Quand Monsieur daignera réapparaître dis-lui qu’il doit impérativement me rappeler, répond-elle en proie à une sourde colère sous son calme apparent. *** — Salut, beau gosse ! Tu viens parler business avec l’ancêtre ? Olivier ne supporte pas les familiarités. Il fait cependant une exception pour la jeune femme qui l’invite à pénétrer dans le hall du château. Il la connaît depuis l’enfance, lorsqu’ils étaient assis l’un à côté de l’autre sur les bancs de l’école. Mignonne, gentille et pas très futée, Clémentine Favier a finalement réussi à se hisser en haut de l’échelle sociale en épousant Pierre-Édouard de Louvensac dont à part elle, aucune jeune fille sensée n’aurait voulu. Joueur, buveur, coureur, elle l’a connu au bar du village où debout derrière son comptoir elle validait les grilles de quinté+ et autres rapidos qu’il cochait à longueur de journée. Grillé dans tous les cercles de jeu du coin, il avait momentanément délaissé le poker dont l’avènement des sites en ligne lui a rendu le goût. — Salut, Clem, il m’attend et pour une fois je suis à l’heure. — À plus. Ne te fais pas manger tout cru… — T’inquiète, ce coup-ci, c’est pas lui le chasseur. Olivier se demande encore comment Clémentine supporte un type pareil. Il fallait qu’elle ait vraiment besoin de se sortir de son milieu familial où alcoolisme et inceste font écho à la misère. Il ressemble à un crapaud avec ses bajoues et ses yeux globuleux. La soixantaine juste dépassée, il se lève difficilement de son fauteuil, usé par les excès, affaibli par deux infarctus successifs. Ses dettes de jeu le forcent à mettre en vente une partie de son domaine. Il n’a plus les moyens d’entretenir ni sa meute ni ses gens. Faustine n’est pas hostile au rachat des biens du Marquis, mais elle s’oppose à son mari sur un point crucial. Elle estime que tout doit rester en l’état : les parties de chasse auront lieu au Château et le nom de « Louvensac » leur sera irrémédiablement associé. Pas question d’attirer n’importe qui. Bien entendu Pierre-Édouard se rallie à la proposition de Madame de Souleyrand et cette entente cordiale entre aristocrates bien nés agace Olivier Lormeau au plus haut point. — Bonjour, cher ami, alors, où en sommes-nous ? Vous avez réfléchi ? Olivier prend place dans un canapé Louis XVI pas très confortable, mais certifié d’époque, accepte un whisky et refuse un cigare. À 11 heures du matin, il ne faut pas exagérer. On veut lui en mettre plein la vue, mais quand même... — La situation a évolué depuis notre première rencontre. J’ai peur que vous ne deviez accepter MA proposition : je conclus la vente et je rapatrie tout à la Chartreuse pour le plus grand confort des clients de l’hôtel qui n’auront pas à se déplacer. — Qu’est-ce qui vous prend ? Madame votre épouse m’avait assuré que… — Madame mon épouse n’a plus son mot à dire, rétorque vivement Olivier. Vous connaissez mes conditions, c’est à prendre ou à laisser. Le visage du Marquis s’empourpre et vire au cramoisi, il manque s’étrangler de rage et Olivier craint un instant de le voir s’effondrer devant lui. — Vous ne pouvez pas faire ça, la tradition, le nom… — Ce qui vous gêne c’est de ne pas toucher de royalties chaque fois que le nom de Louvensac serait prononcé et de ne pas vendre votre propriété à prix d’or sous prétexte qu’elle est rattachée à un château. — Comment osez-vous ? Me parler ainsi ! Vous le regretterez. — Écoutez, je vous laisse y penser jusqu’à ce soir. Je ne changerai pas d’avis. Voyez où se trouve votre intérêt. Le restaurant de la Chartreuse est excellent, rien de tel que se retrouver autour d’une bonne table pour finaliser un accord. Je vous attends vers 20 heures. Avec Clémentine, naturellement. Dans son rétroviseur il voit s’éloigner la bâtisse. Pour la première fois il a endossé le vrai rôle du patron, il part raconter son entrevue à Isabelle, il devrait être pleinement heureux… *** Au moment où Faustine rejoint son appartement pour se changer avant le dîner, un SMS s’affiche enfin dont le texte laconique contribue à l’irriter plus encore : « désolé de n’avoir pas répondu plus tôt. J’ai une proposition à te faire que tu ne pourras pas refuser. J’arrive demain comme prévu. Repousse le rendez-vous chez l’avocat ». *** 5 mars 1589 Des pas font crisser le tapis de feuilles sèches. Les deux silhouettes blanches encapuchonnées ont fait fuir le loup. L’une pousse, l’autre tire une charrette chargée de bois. L’aube pointe à peine, les moines distinguent une masse à quelques pas. Ils s’approchent prudemment et découvrent avec effroi un homme qui gît là, transpercé d’une flèche. En silence, les mains bleuies, les doigts gourds, ils soulèvent à grand-peine le corps pesant : il s’agit d’un colosse vêtu d’une chemise et de larges braies de toile écrue qu’ils déposent sur les bûches fraîchement ramassées. Leurs sandales de cuir à même la peau glissent sur la boue du chemin, la carriole manque plusieurs fois de verser dans les ornières. Surmontant les cahots, d’une marche douloureuse ils rejoignent enfin l’enceinte de la Chartreuse et courent prévenir Dom Fiacre Billard, leur Prieur. Celui-ci en grand émoi se penche sur l’homme, colle son oreille contre sa poitrine : — Son cœur bat encore ! Vite, transportons-le dans la Salle du Chapitre devant la grande cheminée. Prévenez l’Apothicaire de venir sans tarder. Frère Ambroise examine la blessure d’un air grave : — C’est le froid qui l’a sauvé. En gelant la plaie, il a empêché le sang de couler en abondance. Je vais retirer la flèche puis appliquer un onguent de ma composition. Ensuite il nous faudra unir nos prières pour sa survie. ***
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