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1228 Mots
4 Un dimanche d’hiver. Par la baie vitrée, Peter aperçoit les fleurs du camélia déjà écloses, tache garance sur le voile blanc qui recouvre le jardin. La neige le surprend toujours, comme il y a huit ans lorsqu’il y a goûté pour la première fois, ici à Lyon{1}. À Melbourne il ne neige jamais. Il hume l’odeur du café frais. Il attend sa fille ; Melinda ne va pas tarder. Il fera des boules de neige avec Matthew ; à cinq ans passés, un garçon, faut que ça bouge. Les jumelles resteront au chaud avec leur mère et Valérie. Il a mis trois fèves dans la galette, autant que de petits-enfants. Pas envie qu’ils se chamaillent ! Pourtant, ces chamailleries il les adore ! Elles le gardent en vie, il a un but, il a la famille dont il a toujours rêvé. Il ne remerciera jamais assez le destin qui a envoyé sa fille à Lyon et Brooke qui a nommé à sa place Gary Spencer Commissaire à la Brigade Criminelle de Melbourne.{2} Il entend la porte s’ouvrir, la tornade déferle. Son premier réflexe comme d’habitude est de scruter le visage de la jeune femme pour savoir comment elle va. Elle vit à Lyon depuis déjà deux ans et semble avoir bien accepté ses fonctions à Interpol. — Les filles, fichez la paix à votre grand-père, vous allez le faire tomber, il n’est plus tout jeune ! plaisante-t-elle affectueusement. — Allez mes jolies, c’est l’heure de la galette ! Matthew tu sortiras après, on va d’abord tirer les rois ; si tu as la fève, promets-moi de me choisir comme reine, intervient Valérie en montrant les couronnes. Melinda sourit, amusée de la légère préférence que la compagne de son père manifeste pour son fils. Peter, lui, a un faible pour Naomi et Lucy, les jumelles conçues à Budapest peu avant la mort brutale de Nathan. Elles ont hérité de ses yeux verts et Melinda a un pincement au cœur chaque fois qu’elle les regarde : elles lui ressemblent tant ! — Papa, j’espère que ça ne te soucie pas trop de garder mes trois monstres pendant quelques jours ? — Absolument pas, ma chérie, tes monstres comme tu dis me maintiennent en forme et puis avec moi pas question de caprice ! — Je confirme, renchérit Valérie, ces gamins sont une vraie cure de jouvence pour ton père. Au fait, qu’est-ce que tu vas faire à Marseille ? — Je dois rencontrer un certain commissaire Diego Martelly : il enquête sur un meurtre qui pourrait avoir un rapport avec un trafic d’œuvres d’art ; et ma spécialité à Interpol oblige… — Diego Martelly, rien que ça ! Une sacrée pointure, mais pas facile, facile. — Tu le connais ? — On a bossé ensemble à Lyon pendant quelques années, avant qu’il soit nommé à Marseille, sa ville natale. Pas un grand communicant ; strict, limite rigide, il est aussi exigeant avec les autres qu’avec lui-même. — Eh bien, je suis prête à relever le challenge. *** Erreur fatale. Obstination stupide. Olivier s’enferre et Isabelle n’y peut plus rien. Naïf comme un gosse, il lui a raconté sa journée par le menu. La visite au Château de Louvensac, le courroux du Marquis, le repas enfin, au cours duquel il a prouvé ses qualités de fin négociateur ; l’accord verbal passé avec « cet aristocrate d’opérette » qui a fini par céder et s’est soumis à toutes ses conditions. Bref, aussi candide qu’un enfant il a décrit de quelle manière il a vendu la peau de l’ours avant de l’avoir tué… Isabelle a tenté une dernière fois de lui faire abandonner son projet fou. Son amant a étouffé chacune de ses protestations d’un b****r. De guerre lasse, renonçant à le sauver de son périlleux aveuglement, elle ravale sa déconvenue et se laisse aller dans ses bras. Il est très tôt, elle n’a pas fermé l’œil. Elle le regarde un instant dormir sur ses lauriers fragiles et se lève sans bruit. La réponse au message qu’elle a discrètement envoyé de la salle de bains après qu’Olivier lui ait fait l’amour apparaît sur l’écran du portable. Dans le noir, à tâtons, elle descend l’escalier étroit, entrouvre la porte qui donne sur la rue et d’un geste, invite la silhouette tapie dans l’ombre à se glisser vers l’obscurité de la galerie. Elle l’entraîne en silence jusqu’au fond de la pièce. Chris l’attrape par le bras et serre, serre si fort qu’elle étouffe un cri de douleur. Elle se retourne, lui fait face. Elle n’a pas besoin de le voir pour sentir sa colère. Elle devine l’éclat rageur de son regard. — Qu’est-ce qui te prend de m’appeler à une heure pareille ? Et de me faire venir ici ? Tu es devenue folle ? siffle-t-il d’une voix sourde. — Je ne t’aurais jamais demandé de me retrouver chez moi s’il n’y avait urgence. — C’est radicalement contraire à la règle. S’Il l’apprend, je donne pas cher de notre peau. — Je sais, mais on a un énorme problème… — Me dis pas qu’il y a un lézard ; n’importe quoi, mais pas ça ! Le ton monte : — Chut ! Olivier est là-haut, il ne doit pas nous entendre. — Ton mec ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Le tableau ! Où est le tableau ? — Ne crie pas, je vais t’expliquer toute l’histoire. Elle résume en quelques mots l’incroyable origine de cette toile de Cézanne qu’Olivier lui a dévoilée et la coïncidence qui fait qu’il ne peut se résoudre à la laisser emporter par un acheteur étranger ; l’opportunité que cela représente pour lui et l’échange qu’il compte en faire. Ses paroles n’apaisent pas son visiteur, bien au contraire. C’est tout à fait ce qu’elle craignait : — Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ? De quoi tu parles ? Vous vous moquez de qui, tous les deux ? Tu penses qu’IL va gober ça et qu’Il va vous laisser décider de ce que vous devez faire ? — Laisse-moi en dehors du coup. C’est pas mon idée, moi je suis réglo. J’ai tenté tout ce que j’ai pu pour le dissuader, il ne veut rien entendre. Je vais encore essayer, mais je ne te garantis rien. — Un conseil : n’en rajoute pas et reste tranquille. Isabelle frissonne, elle a peur, extrêmement peur. Malgré ses recommandations, elle va tenter de réparer son erreur… *** 6 mars 1589 Le géant étendu sur la paillasse de crin ressemble à un gisant : teint livide, lèvres crayeuses, jointures et ongles violacés, autant de signes qui inquiètent l’apothicaire. Celui-ci a pourtant tout tenté pour ramener le blessé à la vie. Il l’a d’abord longuement frictionné avec une crème grasse qui a réchauffé les chairs meurtries. Puis il a enduit le corps d’une poudre safranée de sa fabrication destinée à activer la circulation du sang. Avec l’accord de Dom Fiacre il s’est soustrait à la règle cartusienne{3} : depuis que les Frères l’ont amené, il est resté auprès de l’inconnu qu’il veille sans relâche. *** 7 mars 1589 Le cœur continue à battre faiblement sous la large poitrine, la barbe blonde continue à pousser recouvrant la partie inférieure du visage, mais les yeux restent clos. Le dévouement du moine associé aux prières de la communauté reste sans effet. *** 8 mars 1589 Un soleil printanier éclaire la Salle du Chapitre soulignant la lueur rousse des flammes qui crépitent dans le foyer ouvert. Frère Ambroise plus habitué aux morsures du froid qu’à cette douce chaleur s’assoupit quelques instants. Il n’a pas voulu qu’on le relaie au chevet du malade, voilà trois jours et trois longues nuits qu’il ne l’a pas quitté. Sous l’effet du cataplasme de plantes que le vieux chartreux change toutes les six heures, la déchirure se referme et la blessure cicatrise doucement. La journée s’écoule sans apporter de changement. Le soir venu, sur les conseils du Prieur, Frère Ambroise regagne enfin sa cellule. Son grand âge le contraint bien malgré lui à se ménager. Une nuit profonde enveloppe la Chartreuse. Le froid humide, le ciel couvert, l’absence de vent annoncent de nouvelles chutes de neige. Tout à coup, les hurlements de la bête traversent l’épaisseur du silence. Le loup rôde et, poussé par la faim qui le tenaille, s’approche toujours plus près des humains. C’est alors que le géant comme s’il reconnaissait l’appel de son compagnon d’infortune pousse un cri déchirant. ***
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