Chapitre II

936 Mots
IIMe connaissant comme je me connais, ma première réaction fut de prendre mes jambes à mon cou, quoiqu’elles soient moins allantes. Ce que je fis. Puis je me suis dit après coup, peut-être serait-il bon de prendre l’avis d’Eugénie et de la mettre dans la confidence par rapport à ma découverte. En tant qu’ancienne infirmière, elle aurait sans doute des remarques intéressantes à faire. Sur le même coup, j’ai pensé que, depuis le temps que je m’ennuie à regarder le bout de mes godasses, je tenais là une occasion de frissonner à nouveau, de pimenter ma fin de vie pour qu’elle soit moins fadasse, de rajouter des légumes à mon potage ou de tricoter des mailles qui m’habilleraient chaudement pour l’hiver. Je revins dare-dare à la case maison de retraite et j’expédiai les trois compagnons beloteurs de ma femme en trois temps et quatre mouvements. — Eugénie, allons dans nos appartements, j’ai à te causer… Parfois, je phrase riche, ayant eu constamment à cœur de me rapprocher du langage enfant/pré-ado afin de me mettre à leur portée. Je n’avais plus à me préoccuper de la compréhension de mes concitoyens. D’autres fois, je m’affranchis de toute morale grammaticale ou lexicale en parlant la langue de la rue qui m’a si souvent manqué. Pendant très longtemps, bien droit sur les barreaux de l’échelle sociale, j’ai tenu mon rang. Il était bon, à ce moment-là de mon existence, de me montrer différent, de ne plus avoir de contraintes linguistiques. Se lâcher dans le langage, une jouissance infinie ! Une liberté lénifiante ! J’étais encore tout tremblant de la vue du macchabée et je m’assis sur le lit, à côté de ma moitié qui avait plutôt tendance à devenir mon quart – soyons réalistes – mais c’est le lot de tout humain qui vieillit. — J’ai trouvé un jeune homme mort pendant ma promenade. — T’es tombé sur la tête, mon vieux, tu dysfonctionnes de la cafetière, t’allumes plus à tous les étages ? Si on la laisse dire, Eugénie, elle est capable de pondre un dictionnaire de mots grossiers sans qu’on puisse arrêter son moulin. Elle a besoin, elle aussi, de se déchirer le voile du palais pour mieux dégoiser à son aise. Je la regardai alors dans l’œil, du regard le plus hypnotique possible. — Non, là, je ne blague pas, c’est du sérieux. À mon avis, le gus a pris du plomb dans l’aile et on a confondu l’emplumé avec un oiseau migrateur, genre palombe, et on l’a farci. — Qu’est-ce que tu racontes ? — La vérité, si je mens ! Le mec est devenu extrêmement un cadavre et je t’épargne les détails qui vont avec. Je voudrais que tu viennes avec moi pour me donner ton opinion de professionnelle de la santé, car t’en as vu d’autres… Quand on la prend par les sentiments, Eugénie, elle succombe souvent à nos raisons. Elle ne dérogea pas à ses règles et accepta de m’accompagner. — Mais il nous faut des témoins, m’assura-t-elle, ce qui était frappé au coin du bon sens. Il y avait deux personnes aux Bruyères que j’appréciais particulièrement : Émile, l’ASH, et Zélie Lantoure que je surnommais Miss Marple, eu égard à ses dons de fouine. Elle passait son temps à épier les moindres faits et gestes, à espionner les mouvements divers, urbi et orbi. Elle poursuivait ainsi les investigations de son ancien métier : elle avait été généalogiste. Je n’eus aucun mal à convaincre les deux zigotos qui se voyaient confier là une mission d’importance et c’est dans le véhicule d’Émile – plus confortable que l’Aixam, une 2 CV verte, avec un volant en peau de mouton – que nous nous rendîmes tous les quatre sur les lieux du crime – ça ne pouvait pas être un suicide. Même de l’écrire après coup, me fait froid dans le dos. Alors imaginez dans quel stress nous étions dans ces dramatiques instants… * * * Le mort n’avait pas bougé un cil. Eugénie le retourna dans tous les sens, aidée en cela par Zélie et Émile. Ils se montrèrent très nerveux, ils envisageaient d’avance les ennuis qu’on pourrait avoir avec les flics en bougeant le cadavre. Elle constata que sa mort remontait sans doute à plusieurs jours et qu’au moins deux balles l’avaient estourbi. — Il faut prévenir les flics, dit Émile, engoncé dans son accent de paysan breton. — Je me disais… je fis semblant de réfléchir… qu’on pourrait mener l’enquête tous les quatre, comme des grands. Ne me dites pas que votre vie vous plaît dans ce trou à rats. Même si on a que celle-là, ce n’est pas du grand luxe ! Les deux femmes en convinrent aisément, tout excitées à l’idée, mais l’ASH se montra réticent, il était en activité et il avait peur que madame Matignon, la directrice, lui fasse des ennuis. Peut-être aussi ne se voyait-il pas “fricoter” avec trois vieux déjantés… Il nous gratifia de son soutien officieux, il nous aiderait dans la mesure de ses moyens. — Je ne veux pas d’ennuis, vous êtes à la retraite – il évita le mot “rebut” – et vous ne risquez pas d’être virés, la mère Matignon a trop besoin de vos pépettes. Quant à mon poste, y’en a quarante qui attendent sur le trottoir pour entrer. Après tergiversations dont je vous épargne les détails, le pacte fut conclu, chacun étant tenu au secret professionnel sur les éventuelles découvertes. Il fallait prévenir les poulagas sur l’heure, car le jeune, sans doute bien sous tous rapports, avait une famille et celle-ci devait se morfondre. C’est donc en déguisant ma voix et en mettant un mouchoir sur le combiné téléphonique que j’alertai la police. Quand la voix au bout du fil me demanda de décliner mon identité, naturellement, je ne pipai mot. C’est ainsi que nous attendîmes, impatients, les jours suivants que l’enquête démarre. Je supputai que les flics, qui ont d’autres chats à fouetter – ils préfèrent contrôler la vitesse que courser les criminels, c’est moins risqué – se casseraient le bec sur cette énigme. Et que tous les quatre, unis dans une saine complicité, en unissant nos forces et nos potentiels, nous nous lancerions sur la piste du ou des malfaiteurs qui avaient fauché un blé en herbe.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER