IIILes médias régionaux, bientôt relayés par les chaînes et journaux nationaux, relatèrent le fait divers sordide.
La victime, âgée de vingt-trois ans, avait été tuée de deux balles de calibre 22, dont on avait retrouvé les douilles sur le sol, les mêmes que les projectiles extraits du corps de la victime. Il n’existait pas de marques de défense, il apparaissait donc que le jeune homme avait pu avoir rendez-vous avec son meurtrier. Les journalistes donnaient un luxe de détails, obtenus sous le terme vague de « sources proches de l’enquête », sans que personne ne sache exactement quelles étaient ces sources et comment elles étaient alimentées. Ils précisaient qu’on avait pu reconstituer une partie de la journée du défunt. Il avait déjeuné avec ses potes dans un Mac Do de Vannes, puis il était parti seul sur sa moto de 125 cm3 (une Honda Varadero) et ils ne le revirent jamais plus. Le meurtre avait eu lieu dans la nuit du 30 juin, entre deux et quatre heures du matin.
Il se trouva qu’un des résidants lucides des Bruyères, Pierre Lequeux le bien-nommé, connaissait le jeune homme. Il passait son temps à aboyer dans les couloirs que « Jonathan Dalban, c’était pour ainsi dire quelqu’un de sa famille et qu’il trouvait ce crime terrible ; si c’était pas une honte… »
Eugénie l’invita chez nous pour l’apéritif et nous nous retrouvâmes avec Zélie Lantoure (miss Marple), tous les quatre autour d’un verre de porto. Pierre Lequeux était un vieux de quatre-vingt-dix balais écorniflés, avec qui on pouvait avoir des conversations. Il avait toujours été un adepte de la dive bouteille et il fréquentait plus qu’à son tour, le Bar des Chasseurs, à deux pas des Bruyères.
Eugénie lui servit un troisième verre et le mec, pourtant habitué, commençait à avoir le regard vague. Il faut dire que l’hôtesse, connaisseuse de l’âme humaine, lui avait octroyé le traitement de choix et de choc des gens de marque : de bonnes rasades de porto dans des verres à bière. Louons le découvreur lusitanien de cet alcool béni des dieux, qui délie les langues et met le feu au corps. Mon ami Pierrot dit :
— Je connais bien Isabelle et Luc, ce sont ses parents, ils habitent Theix, dans une petite longère. Elle fait des ménages chez les gens et lui est chauffeur routier. J’ai été leur voisin pendant plus de dix ans et y’a jamais eu d’embrouilles, ils m’invitaient souvent à manger. Pour les remercier, j’entretenais leur jardin.
Je questionnai l’aviné qui ne demandait que ça :
— Et alors Pierre, ils avaient des ennemis ou des gens qui leur en voulaient ?
Son esprit embrumé d’alcool avait des absences, aussi dut-il réfléchir un moment.
— Y’a bien un autre voisin, un con, celui-là… Les Dalban lui avaient vendu un bout de terrain et il disait qu’il l’avait payé trop cher. Qu’ils avaient dépassé les bornes ou quelque chose comme ça…
Zélie Lantoure lui demanda d’autres détails sur les Dalban, sans avoir l’air d’y toucher, elle apprit par bribes que c’était un couple banal où la passion des débuts avait fait place à un amour tendresse, comme dans la plupart des cas. Bref, ils vivaient l’un à côté de l’autre mais plus, l’un dans l’autre. Sa façon d’interroger Pierre Lequeux, mine de rien, me complut énormément, me prouvant que j’avais eu raison de l’enrôler.
Eugénie nous fit signe d’arrêter de l’inquisitionner, il était si terne à terme, ce que nous fîmes volontiers car il m’avait donné un début pour tirer la pelote de laine. Et le début, c’était ce qui nous manquait pour vraiment commencer.
Il m’apparut que ce jeune mort n’avait pas croisé ma route par hasard et qu’il me donnait là l’occasion de défroisser mes neurones ankylosés et de trouver un regain d’activité. On s’encroûte vite quand on ne conduit plus que le train-train quotidien.