I-2

2000 Mots
Les membres du personnel du bateau renâclent. Ils ne sont pas des soldats à son service. Le colonel Carl le Mat a oublié qu’il est en congé et n’a aucun mandat pour agir. Les jeunes matelots, pour la plupart experts en courbettes devant les belles femmes, de préférence en mini-jupes montées sur talons hauts, ne sont pas prêts d’obéir à ses ordres. Le nettoyage des toilettes, des excréments et des vomissures, pas de problème : c’est syndicalement contractuel. La recherche d’indices, la charpie humaine, les dents dépareillées aux quatre coins, les yeux arrachés, la bouche disloquée de droite et de gauche, le scalp sanguinolent, non et non ! Pas question de mettre la main sur ce portrait éclaté. Picasso lui-même n’aurait osé peindre une telle ignominie. Cette composition de pièces anatomiques dispatchées est l’affaire de la police. Ils se contentent donc, en attendant le ré-accostage du NAPOLEON BONAPARTE, de maintenir du bout des doigts, à minima, les gens terrifiés autant qu’eux autour de la victime. L’horloge affiche 8 heures 40. Les sept minutes d’épouvante s’éternisent. Ce matin pas de jacuzzi, ni de natation. La mini-croisière a changé de destination : passée d’une seconde dans l’autre de la magie estivale à l’abjection de la guerre. Les vacanciers avaient pour habitude de rincer le chlore de la piscine accolé à leur peau en se douchant sur l’esplanade circulaire. La vue de l’homme affalé sur le caillebottis, dont la tête est remplacée par le sac-à-dos QUIKSILVER, et à qui il manque une godasse ADIDAS, leur est insupportable. Rares sont ceux qui échappent à la nausée. Abasourdis, estomac étreint de spasmes, certains tournent le dos en hoquetant. Le commandant du NAPOLEON BONAPARTE ancien élève du lycée Giocanti De Casabianca de Bastia, tout comme Carl le Mat, déboule enfin tout essoufflé. Par respect pour le mort, sa main crispée agrippe sa casquette décorée des quatre ficelles : – Carl… la cellule de soutien psychologique ? Je vais… zozote-il en mimant de téléphoner la main sur l’oreille. – Quoi, la cellule de soutien psychologique ? – J’appelle… ou pas ? fait-il avec un mouvement incongru de font-font les marionnettes. – Essaie ; tu verras bien. – À l’hôpital de la Miséricorde une équipe est prévue pour… – Avec tous ces assassinats dans l’île et le nombre de personnes choquées chez nous, ce n’est pas une cellule mais des dizaines qu’il faudrait ! Le pacha, tête rentrée dans un menton triple plis, encaisse la remarque. C’est un grand sensitif. Les naufrages, les vagues scélérates, les hommes à la mer ça fait partie de l’instruction de l’école des officiers de marine ; la souffrance humaine désemparée devant un macchabée décapité ; c’est pour lui une première. Malgré de violentes relances des quatre moteurs Pielstick, 18 gigantesques cylindres chacun, pour inverser le sens de la marche, le bateau vibre de plus belle et n’est pas près de s’arrêter. Immobiliser un tel mastodonte qui file sur son erre, enclencher la marche contraire pour ré-accoster, demande du temps. Rien à voir avec le pilotage du Zodiac d’un pêcheur du dimanche. On entend déjà dans toute la ville, le long des boulevards, hurler les sirènes de police. Dans un chjami e rispondi assourdissant, mêlant pompiers et SAMU, les ambulances s’égosillent. Le personnel de la SNCM, les âmes citoyennes, n’ont pas lésiné sur les portables et le Web pour déclencher l’alerte : « m******e à bord. Un Daesh ? Peut-être… on ne sait pas avec ces salauds de djihadistes… » avaient-ils bafouillé avec des voix entrechoquée de clappements de dents. D’autres avancent : « p****n d’Islamistes… Ouais… Al-Qaïda ! ». La nouvelle de la tuerie s’est répandue spontanément dans la ville avant de partir à l’assaut des villages, des villes, du continent, de l’Europe puis qui sait … du monde entier ? Des parents et amis, follement inquiets, se groupent le long des rues et foncent vers le port de commerce. Le boulevard Sanpiéro est bloqué juste après le passage de la police et des ambulances. Certains automobilistes ont déserté leurs voitures et courent vers les hauteurs. Un internaute prétend que tout le port embrasé par les gyrophares va exploser. Les klaxons bloqués ajoutent de l’exaspération à l’ensemble du sauve qui peut. France Bleu Frequenza Mora est suivie par RMC et RTL dans les annonces radiophoniques de l’attentat. Les journalistes stoppent les programmes pour diffuser en boucle la nouvelle d’un forfait commis par un k******e égorgeur. Après VIA STELLA et RFMTV, entraînées aux scoops, dans la demi– heure les télés nationales et internationales emboiteront le pas. La téléphonie mobile, complice d’Internet, propage les élucubrations des gens angoissés à la vitesse du son. L’avance est irrattrapable par la police ; la presse écrite va multiplier à l’infini la confusion. Les hommes du SRPJ réussissent à se faufiler d’extrême justesse. Les autres forces de police, coincées dans les embouteillages, n’arrivent plus à faire régner l’ordre. Par ailleurs il s’avère impossible d’interdire de communications les accrocs du portable. Pas moyen d’intervenir ne serait-ce que pour règlementer la circulation. Les CRS, en file indienne, slaloment au pas de course entre les voitures et les camions scotchés au bitume en direction du port de commerce. Sur le bateau, les gens sont statufiés, silencieux et hagards. Habitué aux opérations du GIGN, dont-il est responsable pour l’instruction commando des tireurs d’élite, Carl le Mat essaie de recueillir le plus d’informations possibles dans une ambiance d’arrêt sur image. Il sait, par expérience, qu’après un laps de temps trop long la logique du « moi j’veux pas d’emmerdes » prend le dessus. Plus les minutes s’égrènent, moins les langues se délient et les témoignages se raréfient. Certaines mémoires en Corse, même en cas de force majeure, sont particulièrement défaillantes. Antoine, le garçon du bar, se sent à chaud pousser des ailes de Sherlock-Holmes et revient à la rescousse à voix basse et hachée : – Mon Co-co-colonel, un-un-un impact a dé-é-é-défoncé ma-ma-machine à café… ma-ma-ma– machine… En passant de l’autre côté on peut apprécier la carrosserie cheap de la dite machine, constellée de charpie humaine. La fétidité de la chair débitée à l’emporte-pièce a supplanté l’arôme café. Tout au fond d’un tunnel de débris on devine la présence d’un métal grisâtre et fumant ne correspondant pas à de la tuyauterie en cuivre. Carl le Mat réclame une serviette qu’il asperge à l’aide d’un carafon d’eau fraîche prévue pour le Casanis. Après s’en être enveloppé la main, pour la protéger des brûlures, il se remet à ventiler ses bronches comme pour la dernière poussée d’un accouchement sans douleur. Échapper à la maudite pestilence ambiante, replonger au cœur de l’horreur, font partie du mauvais côté de son métier. Drôle de début d’un départ en vacances … Juste au moment d’envoyer le bras, un imprévu le stoppe : l’œil arraché du photographe, suspendu à l’arcade sourcilière par des filaments de chair rougeâtre, oscille au-dessus du trou. L’entrée, protégée par cette macabre vidéosurveillance cyclopéenne, semble interdite. De quoi faire réfléchir plus coriace qu’un ancien de Kaboul-maboul. Bon, les dés sont jetés : « Quand faut y aller faut y aller ! » hurlait l’adjudant instructeur parachutiste de l’ETAP de Pau à ses jeunes recrues dont-il faisait partie. Le temps de renouveler l’air résiduel de ses poumons, et de se remettre en apnée, il introduit la main jusqu’à ce que son épaule touche l’entrée circulaire de la cavité béante. Sa tempe frôle le globe oculaire oscillant du supplicié au moment où ses doigts récupèrent un bloc de métal fondu et brûlant. L’oxygène de ses alvéoles pulmonaires se raréfie. Voici, encore, une lourde pièce à conviction qu’il s’empresse de mettre à l’abri dans une autre poche ; est-elle responsable de la décapitation ? Le regard d’outre-tombe du mort, alors qu’il se retient de reprendre son souffle, reste désespérément accroché au sien. Carl le Mat, pris d’une soudaine compassion, fixe intensément l’œil éteint ; dans cette pupille d’un autre monde se reflète la lueur d’un phare que la mer inonde. – Promis-juré on trouvera les salopards qui t’ont fait ça … les salopards. Pour un colonel qui s’en croyait exempté, bienvenue au club de l’écholalie ; c’est un manque de maitrise pour un officier du GIGN. Estimée à la va-vite, la trajectoire supposée du présumé projectile est descendante à partir de la plateforme arrière. Le tunnel de pénétration fait un angle d’environ 40 à 45 degrés avec l’horizontale. L’officier veut collecter un maximum d’indices à transmettre aux collègues de la PJ dès qu’ils seront à bord. Mystère, les témoins sont formels : aucune détonation n’a retenti, aucune. Les déclarations reviennent seulement sur des pétarades de moto. Mais c’était bien avant que le malheureux soit décapité. Une balle de très gros calibre muette, venue se ficher là par une opération de magie noire, est-ce possible ? Que dire d’un suicidaire du Daesh utilisateur d’un explosif qui ne ferait pas de bruit… pour se péter la gueule en épargnant celle des autres ? Allons-donc, c’est du jamais vu ! L’officier n’aime pas les idées préconçues. Pourtant il lui semble avoir compris, parce que c’est son métier, la cinétique de la décapitation. – Putana, moins cinq, j’y-j’y’-j’y passais, J’y … murmure Antoine. – Pas de risques, ça n’a pas traversé ton Bandit Manchot Bingo, répond Carl le Mat, qui ajoute : il était temps de la changer, ta machine. Ce n’est pas du Lavazza Mais de la lavasse qu’elle servait ! Le garçon ne réagit pas à la boutade destinée à le décontracter. Inconditionnel du NAPOLEON BONAPARTE, Carl n’avait pas apprécié de payer, au bar extérieur « La Paillote », deux Euros un expresso inexpressif servi dans une timbale mollassonne en carton. – Dix secondes avant, j’astiquais ce put-put-p****n de percolateur côté client … j’astiquais ! Pas vrai, Tous-Tous-Toussaint ? explique le barman en s’adressant à son collègue de travail. Le Toussaint en question s’est volatilisé. Carl note que le jeune barman est atteint, comme lui, de l’écholalie caractéristique des bergers de la Castagniccia lorsqu’ils sont en émoi. Pour souligner et officialiser un propos qui leur tient à cœur ils réitèrent souvent le dernier mot d’une phrase. Antoine, pas plus que lui-même, ne pourra jamais cacher sa véritable hérédité. Sauf que l’émotion ambiante le contraint dans un bégaiement à la contagiosité galopante. Le pacha revient à la charge. Ce coup-ci il semble paniqué. – Carlu, porca miséria… porca ! Est-ce que le mort possède une tire dans le garage ? – T’as peur quelle soit piégée ? demande Carl en extirpant les trois feuillets dactylographiés de sa poche. C’est une Berlingo Citroën immatriculée BJ 375 MR 2B, précise-t-il en se félicitant intérieurement d’avoir prélevé ces précieux indices lors de la fouille au corps. – Une équipe de douaniers convoie des chiens renifleurs. On pourrait les… – Uniquement pour des stups ? – Ils en ont spécialisés dans la renifle des explosifs. En Corse les explosifs, ça… tu sais… et il accompagne ses propos d’un mouvement saccadé horizontal poing fermé. – Où qu’il planque ton gabelou ? – À la réception, il n’est pas seul… en général ils… Le pacha finit rarement ses phrases ; à l’interlocuteur de les arranger à sa guise en suivant ses mimiques des lèvres ou des mains. Ce bonhomme, la cinquantaine passée, arbore un embonpoint bien marqué. Quand on le rencontre pour la première fois c’est la bedaine, puis les quatre ficelles dorées, qui attirent l’attention. Handicapé par son poids, il a du mal à suivre le pas cadencé modèle GIGN et n’arrête pas de maugréer : – p****n de Djihadistes ! Imagine qu’on saute … – T’inquiète à trois encablures ça ne doit pas être profond. – Plus de 60 mètres… – Merde ! Tant que ça ? – T’as oublié que la Corse est un rocher dans la… Le douanier n’avait pas lambiné au chenil. Accompagné de trois de ses collègues ils retiennent quatre chiens qui jappent en bout de laisse. – C’est pour des explosifs, murmure Carl dans le creux de l’oreille du chef. – Renfort, le noir : c’est un champion, s’enorgueillit le maître chien. Devant la mine dubitative des officiers reluquant le nabot à quatre pattes, le douanier renchérit : c’est un des rares, en France, à pouvoir détecter aussi bien les explosifs que la poudre à canon. Son pif équivaut à ceux des rats ; alors, hein ! Ni le pacha, ni le colonel, ne contestent cette affirmation péremptoire. La bête en question ne sait de qui elle tient. Est-elle d’ascendance fox-terrier ? Griffon ? Caniche ? Aussi loin qu’on remonte dans sa généalogie problématique, d’oreilles en truffe, de pattes en queue, des poils ras du dos à ceux longs du bide, on change autant d’hérédité que d’identité ADN. Cette moquette épaisse, courtaude, probablement la reine du métissage canin, brique le plancher en s’agitant de droite et de gauche. Des matelots, sur ordre de leur commandant, sont partis à la chasse au Berlingo ; 708 voitures et camions ont été embarqués. À cinq gus par étage de parking la prospection risque de s’éterniser. Carl échafaude l’hypothèse, sans trop y croire, que le supplicié, a eu le vice de mettre sa mort en scène. Le pacha plaide, du haut de ses quatre ficelles, pour une minuterie déclencheuse d’une machine infernale : – Celles capable nous envoyer par le fond en un temps record, parce que… n’arrête-t-il pas de rabâcher en secouant ses mains. Un bain de sang en baie d’Ajaccio ? Un naufrage à la Lampedusa ? Rien à voir avec le Concordia ? Il s’agirait quand même de 2462 victimes potentielles sans compter les 196 hommes d’équipage ; la moitié du record du World Trade Center ; du pain béni pour islamistes désintégrés ? Un matelot déboule essoufflé et déclare, au grand soulagement des protagonistes : – Pont A3, sur bâbord, après les cinq premiers véhicules stationnés à droite ; le Berlingo immatriculé BJ 375 MR 2B est de couleur blanche, mon Commandant.
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