Pendant que le pacha appelle l’ascenseur, Carl, le douanier rejoint par deux de ses collègues, plus Renfort, dévalent à toute berzingue l’escalier abrupt. Dans ce parking d’acier, aux aérations ralenties pendant la traversée, la chaleur est suffocante. L’air est encore chargé, vicié par des émanations de moteur. Les couinements des tôles sont amplifiés par les vrombissements des gigantesques mécaniques Pielstick, 18 cylindres chacune, qui tirent à l’arrache cul le navire en machine arrière. Les planchers en plaques de fer soudées, les cloisons, les véhicules, le chien Renfort, les douaniers, Carl, le pacha qui vient juste de rappliquer en ahanant, et le bateau tout entier sont agités de tressaillements spasmodiques. Les bouches clapotent, les fronts suent, les doigts tremblent …
Va savoir, dans cet antre des ferrailleurs, si la truffe du clebs va pouvoir sniffer du cordon bickford, de la nitroglycérine, de la dynamite ou de la penthrite… va savoir ? s’interroge Carl.
La clef est dans sa poche. Ce n’est pas le moment de faire un faux mouvement ou de recevoir un choc sur la touche d’ouverture de commande à distance. Un colonel du GIGN qui fait péter un navire ? … une première à faire hurler de plaisir les journalistes !
Le maître a hissé la moquette bouclée de chien renifleur sur le toit de la Citroën ; sage précaution : parfois les charges sont posées sur le pavillon pour vérification avant d’être placées à l’intérieur. Renfort agit mieux qu’un rouleau de laverie automatique auto. Il prend un malin plaisir, tel un minot lâché dans un parc, à glisser sur le pare-brise qui fait office de toboggan !
– Que dalle, maintenant on s’attaque aux soubassements, annonce le douanier.
Le rouleau transmuté en serpillère agite son croupion d’une roue à l’autre en diagonale puis de long en large…
– Alors ? s’impatiente Carl.
– Macach-bono mon Colonel, pas de risques, y a rien.
– Déconnez-pas ; vraiment, vous êtes sûr ?
– À 200 pour 100 !
Renfort s’échappe et vient se poster sous un pick-up King Cab noir Toyota mitoyen du Berlingo. On a beau l’appeler, rien n’y fait. Il jappe, donne du museau, effectue des sauts de puce, essaie d’atteindre la ridelle malgré sa petite taille, en vain.
– C’est pas la Berlingo mais la Toyota ! aboie le maître-chien subitement effrayé.
– Je t’avais prévenu que… tremblote le pacha qui entame, comme le bateau, une marche arrière.
Le manège n’a pas échappé à son ancien camarade de lycée.
– Que tu sois là ou ailleurs, si ça pète on est tous désintégrés. Allez, donne ordre qu’on aille chercher le propriétaire, et vite !
– J’espère qu’il n’a pas débarqué après… grommèle-il en actionnant son talkie.
Maintenant, Renfort s’est assis sur la protection en plastique de la benne du 4X4. Sûr de son flair, le chien attend sa prime : un biscuit gros modèle spécial police ! Est-il conscient du fait que si ça explose il est posté comme un sphinx en tête de gondole ? C’est beau l’innocence canine.
Deux membres d’équipage, baraqués à la Douillet, déboulent en soulevant du sol vibro-masseur un grand échalas au regard terrorisé. Celui-là n’a pas la gueule d’un k******e. Carl le Mat, en guise de bonjour, le saisit au collet et le plaque contre la portière gauche de son supposé véhicule :
– Il est à toi ?
– Si, quessa e mia, éructe le type dont le col de chemise se retrouve plafonné au-dessus des oreilles.
Allez, bon, encore heureux que ce soit un rital : ça comprend le corse.
– Apri la porta ! Ouvre la portière !
– Perche ?
– Apri, o ti schappu u capu ! Ouvre ou je t’écrabouille la tête.
Depuis la tuerie de Charlie Hebdo la police ne fait plus dans la dentelle. L’italien tremble. Devenu parkinsonien à son tour, il tripatouille dans la serrure et finit par ouvrir le véhicule. Apparemment, aux places avant et arrière, rien ne semble attirer l’attention sinon trois sacs en toile dont un rempli d’effets féminins.
– Apri d’arreddu, subito ! Ouvre derrière, vite !
– Io sono cacciatore, sono… ca-ca… (Je suis chasseur, je suis… chas-chas…)
Se met-il à bredouiller.
Devant les douaniers suants de trouille demeurant clapet ouvert, Carl s’énerve :
– Ouvre non de Dieu, caca ou pas caca, je t’étrangle, porca miséria !
Il le saisit à l’encolure, donne un mouvement de torsion v*****t en lui écrasant la pomme d’Adam, cette manœuvre manque d’étouffer l’échalas. Le Nemrod de la péninsule yeux exorbités, se pisse dessous, subitement cramoisi comme un stop de camion, s’exécute en vacillant. La bâche du coffre de la benne à peine soulevée, Renfort fonce vers l’arrière et réapparaît avec une cartouchière dans la gueule. Il recommence par deux fois avec autant de succès. Comme tout braconnier professionnel qui se respecte, le rital a récupéré méticuleusement les douilles afin de ne laisser aucune trace compromettante derrière lui ; hormis l’odeur…
Le pacha, au bord de la syncope, respire comme un phoque ; le NAPOLEON BONAPARTE est sauf. Pour cet officier, élevé aux grands principes de la marine française, c’est le bateau qui doit-être préservé en priorité. Cela va de soi. Depuis peu le Concordia de la honte est dans les mémoires. Et, un siècle après, la tragédie du Titanic reste omniprésente.
Les cages d’appelants, des appeaux électroniques prohibés partout en Europe, un registre avec des centaines de noms, font partie de la panoplie des chasseurs. On note autant de numéros de téléphone que d’adresses mail. Les douaniers ont retrouvé des couleurs. Excités comme des galapiats ils continuent fébrilement leur fouille. La pioche est trop bonne ! Ses marins ne sont pas de reste et jubilent. Dans trois énormes containers isothermes, sous d’épais sacs de glace gisent des milliers d’oiseaux soigneusement empilés. Promis à des ventes sauvages avant de passer au barbecue. Merles, mésanges, rougegorges, chardonnerets, ortolans, tourterelles, raides et froids ne péroreront plus dans les maquis de leur Corse natale. Preuve s’il en est que l’européen, en phase d’obésité galopante, trouve encore le moyen de se gaver de notre maigrichon patrimoine ornithologique.
– Ce n’est pas un c*****e, mais un génocide cynégétique ! s’exclame le chef douanier à la fois écœuré et fier de ses trouvailles tant juridiques que sémantiques.
En grognant, Renfort donne à nouveau de la patte contre la poche de son maître, puis regarde les officiers les uns à la suite des autres en dodelinant de la tête à un point tel qu’on devine ses pensées canines : vous, les hommes, qu’est-ce que vous avez à me regarder de si haut avec vos gros hémisphères cérébraux ? Pourquoi faites-vous toujours appel à ma minuscule cervelle, primitive, comme vous le dites si bien ? Qu’est-ce que vous avez fait de votre odorat ? Hein ? Ouah ! Ouham !
L’intensité du regard de la bête n’a pas échappé à Carl :
– Eh, oh ? Ma parole il vient de détecter de nouveaux explosifs ou quoi ?
– Non, c’est pour le biscuit ! C’est sa prime, pas vrai ?… murmure le douanier dans l’oreille bouclée de son chien qui bave de plaisir en jetant des yeux en amourachés à l’énorme galette.
Tout ce petit monde acquiesce en riant, sauf l’Italien ça va de soi.
– Vous pouvez ouvrir le Berlingo du décapité, mon Colonel.
– Sûr et certain ?
– J’en réponds !
– Ouais, mais si on va au fond… tu réponds avec des bulles de b***e dessinée, ou quoi ?
Après une hésitation compréhensible, la touche déclenche le déverrouillage des portières et… l’ouverture des rétroviseurs. Ouf !
À l’intérieur tout est en ordre ; ça respire le neuf. Devant, en soulevant le couvercle du coffre de console côté chauffeur, un calepin attire l’attention. C’est un répertoire comportant une liste de peintures sur toile ou sur bois avec les mensurations correspondantes. Sur cet inventaire sont énumérées les réparations anciennes et préconisées celles à venir. Y figurent également l’origine des pièces, la biographie des artistes et les années de création qui s’échelonnent de 157O à 1710.
Dans le compartiment arrière les fauteuils passagers ont été enlevés. Trois caisses ressemblant à des palettes évidées occupent tout l’espace. Le musée Fesch d’Ajaccio expédie ses trésors, ainsi emballés, dans les ateliers de restauration du continent. Par mesure de sécurité ces chefs-d’œuvre sont enclos, à la verticale, par groupe de cinq, dans des conditionnements sécurisés arrimés par sangles sur le plancher jusqu’aux sièges avant. Carl, de plus en plus perplexe verrouille le Berlingo et remonte les trois étages au pas de course.
Apparemment ce jeune avait pour mission de convoyer les toiles ; pourquoi avoir réduit sa tête en bouillie ? s’interroge-t-il.
Pas loisir de gamberger ; le portable vibre : c’est le général GPS de la cellule Élyséenne.
– Voilà un moment que j’essaie de vous joindre ! s’exclame-t-il d’une voix courroucée.
– Dans la cale, le portable ne passe pas, Mon Général.
– Mais qu’est-ce que vous faisiez donc, en fond de cale, hein ?
– Nous avions suspecté la présence d’un véhicule piégé.
– Y en avait-il un ?
– Aucun…
Carl se garde bien de parler du braconnier italien et de ses acolytes.
– OK, c’est une bonne chose. Mais sur le pont arrière, combien de morts ?
– Un seul…
– Comment ça, un seul ? Au ministère de l’Intérieur, on parle d’un c*****e à la Charlie… ou pire encore avec autant de morts que le 18 mars dans l’attentat du Bardo à Tunis !
– Excusez-moi, Mon Général, ce ne sont que des rumeurs véhiculées par Internet. Ça me rappelle la vraie fausse nouvelle de la mort annoncée sur tous les médias de Martin Bouygues, fort heureusement en parfaite santé.
– Bon. Soupçonnez-vous une implication du Daesh ?
– Aucune.
– Dans ce cas, mon Colonel, voici mes ordres : relevez le maximum d’indices et ramenez-les à la cellule Élyséenne !
– Mais la SRPJ d’Ajaccio ne va pas tarder à monter à bord. Je dois leur…
Le boss élimine toute contestation.
– Justement, tenez-vous-en à la relation orale des faits. Seulement la chronologie orale. Je répète : ramenez le maximum d’indices !
– Bien, Mon Général.
– Excusez-moi auprès de votre épouse, vos congés sont remis à plus tard.
– Bien, Mon Général.
– Je vous promets, Mon Colonel, de reparler de ces problèmes d’intendance dès que nous en aurons fini avec ce k******e.
Carl allait ajouter que le jeune homme n’était pas un k******e et qu’il avait fait le maximum pour les indices ; à quoi bon ? Il s’est retenu de lui dire le fond de sa pensée : les cybernautes se croient plus malins parce que leurs élucubrations, incontrôlables dans l’instant, prennent de l’avance sur les administrations et les médias. Une connerie divulguée à des milliards d’internautes, même à la vitesse de la lumière, reste une connerie ! Problème d’intendance ?… pas pour tout le monde Mon Général, pas pour tout le monde.
Au GIGN on aime bien GPS ; la vie de cet homme est tributaire d’un rachis « blessé de guerre ». Ce n’est pas par dédain qu’il est raide, comme un arbre menotté à un tuteur en acier, mais à cause d’une balle talibane venue se ficher entre deux vertèbres. Cette pièce à connotation guerrière donne un éclat particulièrement scintillant à ses deux étoiles généralissimes.
Entre le début et la fin de l’entretien, la voix du boss s’est considérablement adoucie. Carl présume qu’il jubile déjà en pensant à la tête que fera le ministre, lorsqu’il lui annoncera qu’il n’y a pas eu de c*****e mais « seulement un mort » ! Ce dernier, jamais à court d’imagination pour se faire mousser, avait évoqué une dizaine d’assassinés possibles devant la presse médusée. Les présentatueurs, à tous les journaux télévisés, n’allaient pas tarder à faire un nombre plus éloquent de victimes, mais politiques celles-là !
Le sigle GPS accolé au personnage n’était qu’un surnom inventé par ses hommes, un logo tiré de sa véritable identité aussi longue qu’un convoi ferroviaire : Gonzague de Plamberterie de Saint-Girons… ouf ! Ce deux étoiles était réputé pour la facilité avec laquelle il retrouvait ses hommes où qu’ils soient dans le monde ; ceci expliquait cela.
Carl qui n’a, à cette heure, aucun mandat officiel ni dérogation pour enquêter cogite :
Comment pourrai-je passer sous silence autant d’éléments d’enquête sans me faire pincer ? Les gouvernements changent mais la cellule élyséenne détentrice de passe-droits régaliens, et animée par des énarques casse-couilles, demeure ! Et Madom ? Quelle sera sa réaction lorsque je lui annoncerai que les vacances sont remises à plus tard ?
Au fond il redoute davantage sa charmante épouse, qui n’est pas du genre à s’en laisser compter, que son général tutélaire.
1 Carlu Matteu en langue corse.