III

2094 Mots
IIILa petite Elfrida, le lendemain, ne ressentait de sa chute qu’une grande courbature. Son père l’avait étendue dans un fauteuil, près d’une fenêtre qui donnait sur la mer. Puis il était parti pour le pavillon du roi René, en disant : – Je ne serai pas longtemps, ma chérie. Cependant, il tardait beaucoup. Deux fois déjà, Elfrida avait agité la petite sonnette d’argent placée à côté d’elle, pour demander à Katarina, la servante, s’il n’était pas rentré. Avec un peu d’impatience, l’enfant songeait : « Mme Serdal devrait le renvoyer bien vite, puisqu’elle sait que je suis souffrante. » Par une porte ouverte sur la pièce voisine entrait le parfum des roses qui couvraient la façade du manoir donnant sur le jardin. La salle où se trouvait Elfrida était vaste, un peu sombre, car les fenêtres ouvrant sur la mer conservaient les étroites dimensions que leur avait données l’architecte sarrasin, lointain bâtisseur de ce logis. Des peintures anciennes, formant des entrelacs et des arabesques aux nuances éteintes, décoraient le plafond et les murs. Sur les dalles usées, noirâtres, étaient jetés plusieurs petits tapis persans. Une grande armoire de chêne, une table carrée où se trouvaient épars quelques livres, des chaises au dossier raide en forme de lyre constituaient le mobilier de cette pièce où ne se discernait aucune recherche d’élégance, ni même de confort. Dans le silence de la maison, que rompaient seuls de temps à autre des pépiements d’oiseaux, Elfrida perçut le bruit d’une porte qui s’ouvrait dans la pièce voisine. Elle pensa : « Voilà enfin papa ! » Mais le pas léger qui glissait sur les dalles n’était pas celui du docteur Norsten. Et ce fut une forme féminine qui parut au seuil de la salle, une forme souple et mince vêtue d’un manteau de drap gris argent. Sous une petite toque de soie bleue moussaient des cheveux blond vénitien que laissait voir la voilette légère tendue sur un fin visage aux yeux très bleus, câlinement doux. Elfrida eut une exclamation étouffée : – Maman ! Mais aucune joie ne se discernait dans son accent. Bien au contraire, c’était de l’angoisse, de la colère qui apparaissaient dans les beaux yeux noirs de l’enfant. – Oui, ta maman, qui ne pouvait plus vivre sans te voir, mon amour ! En parlant ainsi, d’une voix au timbre chantant et doucereux, la jeune femme s’avançait, les bras tendus. Mais Elfrida se rejeta en arrière et dit d’une voix étouffée : – Pourquoi êtes-vous venue ? Comment Katarina vous a-t-elle laissée entrer ?... Si papa vous voyait ! L’arrivante eut un geste pathétique, un geste de théâtre : – Que m’importe ! Il fallait que j’embrasse mon enfant, ma petite Elfrida bien-aimée... On ne peut pas m’enlever ce droit ! Elle se pencha vers la petite fille et essaya d’entourer son cou de ses bras. Mais Elfrida la repoussa en disant avec un accent de douleur farouche : – Non, non ! Vous avez trop fait souffrir papa ! Je dis tous les jours une prière pour vous... mais c’est tout ce que je peux faire... c’est tout, c’est tout, parce que... – Parce que ? Une lueur mauvaise passait dans le regard de la jeune femme, tandis que, penchée vers Elfrida, elle l’interrogeait ainsi. Mais l’enfant détourna les yeux en répondant : – Je ne peux pas vous le dire. La mère eut un rire bref. – Allons ! je vois que l’on a bien travaillé l’esprit de ma fille à l’égard de sa pauvre mère ! Je m’y attendais, d’ailleurs, et... Une porte, s’ouvrant tout à coup, livra passage à une grande femme, osseuse et blonde, qui s’arrêta un moment, figée par la stupéfaction, en bégayant : – Vous !... vous ! La jeune femme lui jeta un regard où se mélangeaient la haine et la moquerie. – Eh bien ! oui, dame Katarina !... c’est moi, Loïsa Norsten... ou plutôt Loïsa d’Argelles, puisque mon mari m’a interdit de porter son nom. Je viens voir ma fille, comme c’est mon droit. La servante eut un haut-le-corps. – Votre droit !... votre droit ! bégaya-t-elle. Est-ce que vous en avez maintenant, des droits ? Comment osez-vous ?... – J’ose si bien que je vais attendre le docteur, car j’ai à lui parler. Katarina s’exclama énergiquement : – Ah ! çà, non, non !... Pour lui rappeler tout ce qu’il a souffert par vous ! Non, Ole et moi vous mettrons dehors plutôt que de permettre ça ! La jeune femme ricana légèrement, et, tournant le dos à la servante, effleura les cheveux d’Elfrida de sa main gantée. – Au revoir, enfant méchante et injuste. Mais je ne t’en veux pas, car tu suis les inspirations d’autrui. Nous nous reverrons quelque jour, et je t’apprendrai à m’aimer. Elle sortit de la salle en faisant claquer sur les daller usées les petits talons Louis XV de ses souliers élégants. Un parfum pénétrant demeurait derrière elle, dans les pièces qu’elle traversait avant d’atteindre le vestibule large, voûté, aux murs de pierre brute. Katarina la suivait en la couvrant de farouches regards. Comme Loïsa se détournait brusquement, elle s’en aperçut et laissa échapper un rire sarcastique. – Oui, oui, je sais bien que vous me détestez, bonne Katarina !... et vous avez été la première à introduire la méfiance dans l’esprit de mon mari. – Plût au Ciel qu’il eût connu plus tôt ce que vous valiez, femme maudite ! Moi, je l’ai su bien vite ! Mais il vous aimait tant, le malheureux ! Ses yeux ont été longs à s’ouvrir... et il a manqué le payer cher ! Oh ! misérable, misérable !... Quand je pense !... Et vous osez !... vous osez venir ici... risquer de le rencontrer ! – Puisque je vous dis que je veux lui parler !... Tenez, je vais l’attendre ici. Et Loïsa s’assit sur un des bancs de chêne qui constituaient le seul ornement du sombre vestibule. – Je vous ai dit que non !... Allons, sortez d’ici... ou j’appelle Ole ! – À votre aise, dame Katarina ! Mais vous ne pourrez pas m’empêcher d’attendre le docteur sur la route... Et mieux vaut, à mon avis, que nous ayons cet entretien ici que sur le grand chemin. Katarina serra les poings, elle reconnaissait, hélas ! son impuissance contre cette femme, dont l’adresse n’avait d’égale que la fourberie. D’ailleurs, sur les graviers de l’allée conduisant à l’entrée du manoir se faisait déjà entendre le pas du docteur. Loïsa, qui ne semblait pas émue le moins du monde, releva sa voilette, fit retomber sur son front quelques bouclettes de cheveux. La servante, jetant un regard furieux sur ce fin visage au teint vraiment éblouissant de fraîcheur, songea avec angoisse : « Est-ce qu’elle voudrait essayer de le reprendre ? » La haute taille de Valdemar s’encadra dans l’ouverture de la porte. Venant du dehors ensoleillé, le docteur ne vit rien d’abord dans le vestibule sombre. Mais Loïsa se leva et s’avança d’un pas glissant... Alors, il bégaya, la voix rauque : – Vous, misérable !... vous, ici ! – Il fallait que j’aie un entretien avec vous, Valdemar. Elle parlait avec la même douceur chantante que tout à l’heure quand elle s’adressait à Elfrida. Sans embarras, elle attachait sur Valdemar ses yeux bleus au-dessus desquels palpitaient de soyeux et longs cils blonds. Il étendit le bras, dans un geste qui la repoussait avec horreur. – Partez d’ici !... à l’instant ! Comment osez-vous reparaître devant moi ? – Je voulais revoir mon enfant ! – Ah ! cela, non, non ! N’oubliez pas quelles conditions j’ai mises à mon silence ! – Elles sont trop dures pour une mère ! Valdemar, vous êtes un être impitoyable ! Songez que je n’avais pas vu ma petite Elfrida depuis quatre ans, et que j’avais soif... Il l’interrompit avec une colère méprisante. – Allons donc ! Vous n’avez jamais eu l’amour maternel ; vous n’avez jamais aimé que vous-même. Non, certes, non, vous ne verrez pas Elfrida, car vous en êtes profondément indigne ! Loïsa eut un léger ricanement. – Je l’ai vue, tout à l’heure, et j’ai constaté qu’elle avait bien profité de vos leçons, car elle n’a pas hésité à repousser sa mère. – Vous l’avez vue ? – Ah !... créature perfide !... Comment l’as-tu laissée entrer, Katarina ? Valdemar tournait vers la servante des yeux étincelant de colère. Katarina leva les bras vers la voûte en s’exclamant : – Elle est bien entrée toute seule, je ne sais comment ! Je l’ai trouvée dans la salle, près de notre petite... – Près de ma fille, rectifia la jeune femme, qui conservait un calme imperturbable. Vous avez beau faire, elle le demeurera toujours, et je conserverai sur elle certains droits moraux... – Vous ! Ah ! non, certes, non !... Tenez, sortez d’ici !... car votre vue réveille en moi d’affreux souvenirs et fait bouillonner cette colère qui déjà faillit vous écraser, misérable femme ! – Oui, j’ai cru, ce jour-là, ma dernière heure venue, pendant un instant.. Mais calmez-vous et ayez la patience de m’écouter un instant... – Non, vous dis-je, sortez ! Elle sourit et, se détournant, entra dans une pièce dont la porte se trouvait ouverte. C’était le cabinet de travail du docteur, austèrement, presque pauvrement meublé. – Je ne sortirai pas avant de vous avoir parlé, Valdemar ! – Ah ! femme démoniaque ! dit-il sourdement. Il s’avança et, s’arrêtant au seuil de la pièce, demanda avec un accent de méprisante dureté : – Qu’avez-vous à me dire ? – Ceci : je suis à bout de ressources, et je viens vous demander une aide pécuniaire... – Une aide ?... à vous ?... à vous qui m’avez à demi ruiné !... qui avez comploté ma mort ! Ah ! vous êtes pire encore que je le pensais ! Elle riposta paisiblement : – Je suis une femme qui a besoin d’argent, voilà tout... Et vous êtes riche, puisque, peu après notre séparation, vous avez hérité de votre oncle Sternberg. – Mon oncle m’a légué sa fortune à la condition qu’une grande partie des revenus soit employée à des fondations charitables. En tout cas, jamais il n’aurait admis qu’elle servît, si peu que ce fût, à entretenir le luxe, le scandaleux gaspillage de la femme qui a déshonoré le foyer de son neveu ! Une lueur passa dans le bleu vif des yeux de Loïsa. La jeune femme dit avec un accent de haineux sarcasme : – Bah ! de ce déshonneur-là, vous êtes déjà consolé, au fond. La belle Mme Serdal est là pour vous faire oublier les soucis que je vous ai causés ! D’un geste v*****t, Valdemar saisit Loïsa à l’épaule. – Pas un mot sur cette honnête femme !... pas un mot ! Et partez à l’instant... partez ! Il la saisit par le bras et la fit sortir dans le vestibule. Mais elle résistait en le couvrant d’un regard d’audacieux défi. – Prenez garde, Valdemar ! Si vous refusez ce que je vous demande, je me vengerai terriblement ! Cette menace acheva d’exaspérer Norsten. Cet homme, généralement si maître de lui, ne put se contenir en cet instant. Violemment, il poussa Loïsa au-dehors et ferma la porte avec une telle force que les ferrures gémirent. La jeune femme vacilla, tomba sur le sol. Elle se releva aussitôt. Son joli visage était défiguré par la fureur et la haine. Tendant le poing vers la porte, elle cria d’une voix étouffée : – Ah ! oui, je me vengerai !... Je te poursuivrai partout et toujours, n’importe où tu seras ! Dans le vestibule, Valdemar se détournait, faisait quelques pas... Il semblait tout à coup vieilli, avec la grande ride douloureuse qui lui barrait le front et la teinte blafarde que la souffrance morale répandait sur son visage. Katarina joignit les mains en balbutiant : – Ah ! monsieur... monsieur ! J’aurais dû appeler tout de suite Ole pour qu’il la mette dehors avant votre retour ! – Elle m’aurait attendu ailleurs... Allons, calme-toi, ma pauvre Katarina... Lui-même, déjà, reprenait sa présence d’esprit un instant en déroute. Il songea un moment, les sourcils froncés, puis ordonna : – Dis à Ole qu’il la suive et qu’il constate si elle sort bien de la propriété. Puis qu’il ferme la barrière. D’un air soucieux, Valdemar ajouta : – Malheureusement, il est possible de l’escalader sans grande difficulté. Or, je me méfie de ce que peut tenter cette femme pour me forcer la main. Elfrida n’est plus en sûreté ici... – Notre agneau !... Vous pensez, monsieur, qu’elle songerait à l’enlever ? – Peut-être. On peut tout supposer de sa part. – Que faire, alors ? Faudra-t-il que nous partions d’ici ? – J’y réfléchirai... En tout cas, si, en mon absence, Ole et toi voyez que l’enfant est menacée, conduisez-la à la grotte dont je vous ai fait connaître l’entrée. Mettez-y par avance quelques provisions, des vêtements, pour parer à toute éventualité. Sur ces mots, Valdemar se dirigea vers la salle où se trouvait sa fille. Elfrida, à son entrée, tendit vers lui ses bras menus, qui sortaient des manches de mousseline blanche. – Père !... père chéri ! Norsten s’avança, saisit l’enfant et la serra contre sa poitrine. Pendant un moment, ils restèrent silencieux. Valdemar appuyait ses lèvres contre la soyeuse chevelure de sa fille, dont il entendait battre le cœur à grands coups... Enfin, il murmura : – Ma chérie, calme-toi... Oublie, vois-tu... oublie ! – Papa... est-ce que... est-ce que vous l’avez vue ? – Oui, mon enfant. Elfrida tressaillit et ses yeux ardents s’attachèrent avec angoisse sur la physionomie frémissante de Valdemar. – Oh ! j’aurais tant voulu que non !... J’avais tellement peur que... qu’elle vous fasse souffrir encore ! Valdemar tressaillit sans répondre... Ah ! il avait bien deviné depuis longtemps que, par une sorte d’intuition, l’enfant, douée d’une intelligence précoce, d’un cœur vibrant et passionné sous des dehors froids, n’ignorait pas quel martyre avait enduré son père, par la faute d’une femme dépourvue de cœur et de tous scrupules, avide, uniquement, de luxe et d’hommages – mère indifférente, épouse criminelle – qui avait brisé l’existence de l’homme dont elle était tant aimée. Lui, inspirait à sa fille une tendresse ardente, devenue presque un culte, depuis qu’elle l’avait senti malheureux. Et, chaque jour, il remerciait Dieu en constatant que, ni physiquement ni moralement, Elfrida n’avait rien hérité de sa mère. « Non, non, rien ! songeait-il une fois de plus en serrant contre lui le petit corps frémissant. Ah ! misérable femme, tu ne peux même pas me laisser jouir en paix de ma seule consolation !... Mais je la garderai bien, ma petite fille chérie ! et, certes, j’aimerais mieux qu’elle fût morte que de la laisser tomber entre tes mains indignes ! »
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER