Je saisis aussitôt mon grand peignoir de soie acheté à Rome.
— Vois aussi Marceau pour les lumières et les rideaux. Et qu’il te montre l’ordre des passages dans les tableaux. C’est affiché en coulisse.
Il parla ensuite à la cantonade :
— Je place le nouvel ordre des passages au-dessus du chiffonnier d’Hélène !
J’avais aussi enfilé des chaussures de scène, et sur mes hauts talons, avançant en faisant des gestes amples, je pris le temps d’une halte devant le grand miroir et, faisant, selon le mot d’Everest, du chiqué, ce qui ne m’allait pas, je partis vers la scène en laissant voler la robe de chambre dans une démarche balancée qui tentait d’absorber les regards dirigés vers moi des deux côtés de la loge à la fois. J’ignore comment, avec tout mon trac, j’avais tant d’audace. Je puisais dans les conseils et les exemples de Cléo. Pourtant Cléo reculait déjà dans le passé…
La surface de la scène du Carrousel faisait bien cinq fois celle de Mme Arthur. Elle était en fait la plus grande scène de cabaret où j’avais travaillé. Au théâtre, à Rome, tout avait été plus grand… Quant au théâtre Aletti, je n’avais pas pu, hélas y travailler. Alger nous avait interdits. Ici je m’appliquais à bien occuper l’espace. C’était ce qui me restait de plus important à mettre en place. Les lumières, les rideaux, tout était prêt. Sam surtout maîtrisait bien son affaire. L’orchestre était placé dans une sorte de recoin de la scène, mais en avancée sur le public, ce qui permettait à Sam de suivre les artistes à tout instant. Il le faisait avec beaucoup d’intuition, et savait interpréter les regards, et jusqu’aux battements de cils…
La mise au point touchait à sa fin lorsque soudain, la salle s’éclaira. À la seconde, l’orchestre cessa de jouer mes partitions et attaqua sa musique de danse. Au fond de la salle, le maître d’hôtel cérémonieux s’apprêtait à conduire à leur place les premiers clients de la soirée. Je n’eus que le temps de me cacher derrière un rideau (j’avais encore mes rouleaux sur la tête) et de rentrer en coulisse. Marceau me demanda si j’étais contente des lumières. Il était fier de son nouveau métier. Il y tenait. Il supportait mal les reproches. Même ceux du patron lui avaient fortement déplu lorsque, factotum, le patron voulait le préposer à la peinture et l’entretien. Il était artiste et se plaisait parmi nous. Je me sentais attachée à lui par une sorte de lien affectif. Il aimait, comme Peggy, me dire de temps en temps un mot du pays.
Il ne me restait qu’à attendre mon heure. Hélène et Jacotte, qui s’étaient placées près de la loggia pour me voir répéter, me firent compliment de mon maquillage, sous toutes les lumières. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était toujours un encouragement. J’en avais besoin : si mon anxiété s’était un moment résorbée, je la sentais jaillir à nouveau, m’inonder… mais non me noyer. Je vivais. Je me sentais engagée dans l’action et je saisissais ce qui se présentait pour me stimuler. Je repris ma place sans plus penser à onduler dans ma robe de chambre. Enfilant mon peignoir éponge, j’étais comme étonnée qu’il fût déjà 11h 20. À cette heure-là, le spectacle commençait déjà chez Mme Arthur, alors qu’ici la loge n’était pas encore tout à fait remplie. Je n’avais donc encore personne à ma droite. À ma gauche, Belciel ronchonnait qu’il s’était mis trop de rouge à joues et s’évertuait à l’atténuer. Comme s’il en rendait Claude André responsable, il me dit d’un air exaspéré en la désignant :
— Ça continue !
En effet, dans le caquetage de la loge, on pouvait isoler une fin de conversation dans laquelle Claude André, toujours de sa façon si particulière, faisait l’éloge de l’armée qui avait fait le serment de garder l’Algérie française, et qui était bien obligée de tenir parole maintenant, c’est pourquoi, si elle avait raté ce coup d’État, il faudrait absolument qu’elle réussisse le prochain. Parfois, une voix se manifestait pour la retenir :
— Arrête, maintenant !
— Tais-toi, Claudy !
— Laisse tomber, ça suffit !
— Tu t’énerves pour rien !
À quoi on pouvait ajouter quelques réflexions bien senties de monsieur Lasquin. Il marchait à pas lents dans la loge, toujours digne, méprisant les sottises de Claude. Après avoir lâché quelques sentences définitives le directeur retourna dans son bureau de son pas de sénateur, et Zambella s’adressa à Claude André de sa voix timbrée, avec toute la supériorité de son mérite et de sa séduction :
— Claudy ! Ne réponds pas à Robert. C’est un homme intelligent qui s’y connaît beaucoup en politique !
Je savais que ces jugements politiques, entendus dès la première nuit dans la loge chez Mme Arthur, je serais amenée à les supporter, à y devenir insensible peut-être…
C’était l’heure où Everest venait de finir de coiffer sa perruque. Il faisait une pause, fumait une cigarette. Lorsqu’en tournée nous nous étions trouvés dans la même loge, il m’en avait offert une. Il le fit ce soir-là, renouant avec une habitude interrompue pendant un mois. Il fumait peu, mais des cigarettes longues, blondes, opiacées. Je pris la cigarette avec délectation. L’effet était d’autant plus intense que j’étais à jeun et désaccoutumée. Sans supprimer l’anxiété de cette première soirée, les premières bouffées l’interrompirent et me tinrent légère, comme en suspension dans l’air. Une détente dans cette soirée qui tenait de la veillée d’armes. C’est d’un œil détaché, presque amusé, que je voyais à côté de moi Belciel s’énerver de manquer tout ce qu’il faisait.
Lorsqu’il eut fini de coiffer sa perruque, il appliqua au pinceau, avec adresse et rapidité de la colle liquide tout le long du filet, attendit quelques secondes et d’un geste de magicien la posa et l’ajusta sur sa tête, sans un raté. Il se regarda dans le miroir, eut une expression de satisfaction. Du coin de sa serviette, par pression sur le front et les tempes, il acheva de coller le filet qu’il venait d’appliquer. Il me sourit :
— Ouf ! Je respire. Je voyais le moment où j’allais être en retard.
Il était grand temps que je commence à me coiffer.
Dans l’incertitude où je me trouvais sur l’accueil que me feraient Marine et Coccinelle, j’appréhendais leur arrivée et j’avais hâte qu’elles arrivent. Au fur et à mesure que passaient les minutes, cette attente me pesait davantage et en même temps alimentait un fol espoir : il n’y avait pas de relâche, même tournante, dans les cabarets de monsieur Marcel ; si nos deux donzelles n’étaient pas là, c’est que peut-être elles avaient un empêchement. J’imaginais un ennui qui pouvait les retarder, les jeter dans l’angoisse de n’être pas prêtes à l’heure. J’avais beau me souvenir des retards de Marine à ses débuts, de ses arrivées in extremis dans la plus grande agitation, exaspérant tout le monde, se moquant des remontrances, je ne pouvais imaginer qu’au Carrousel son comportement soit resté le même et se soit transmis à Coccinelle. Alors, comme il était improbable qu’elles puissent encore arriver... elles ne viendraient pas. Je me sentais soulagée… Elles étaient à cette époque les deux seules à qui je pouvais être comparée, et surtout celles par qui je craignais d’être jugée…
Le bruit de la loge soudain changea : Marceau venait de brancher le témoin de scène. La musique de l’orchestre couvrait en partie le bruit de notre volière. Marceau annonça :
— Le spectacle commence dans cinq minutes.
C’était le début de la soirée. Mon cœur battit plus fort. Belciel était déjà habillée et se regardait dans la grande glace. Je ne pus m’empêcher de demander à Everest ce qui se passait lorsque quelqu’un s’absentait. Il comprit ma question et, dans un geste familier, il leva les yeux au ciel et me répondit :
— C’est comme en tournée, ça n’existe pas. Les deux à côté ne sont pas absentes. Elles arrivent à la dernière minute. Coccinelle, elle, elle a le temps. Mais la Marine, elle fait son cirque tout comme avant !
***
À la manière dont nous parvenait la musique de l’orchestre par le témoin de scène, on sentait, à entendre le bruit de fond qui s’ajoutait au caquetage de la loge, que la salle s’était remplie. Je m’étais coiffée. Belciel et ses deux compères, dont Floridor, étaient déjà en coulisses. Marceau annonça :
— Le spectacle commence dans deux minutes.
Je dis à Hélène de m’habiller.
— Calme-toi ! me dit-elle. Faut pas tant te presser. Tu as plus d’un quart d’heure devant toi ! Et puis, ta sœur va arriver, je me tiens prête.
En effet, alors que Mandragore, qui passait en deux, s’admirait devant le grand miroir, dans une jolie robe toute rehaussée de broderies et enfilait des gants immenses qui lui montaient plus haut que les coudes, alors qu’elle s’étudiait encore, bougeant la tête pour vérifier le mouvement des cheveux, battait des cils, essayait un sourire, tout ce à quoi elle excellait, sans m’inquiéter, on entendit la porte s’ouvrir brutalement, et dans un délire d’interjections et de gigotement m’apparurent nos deux étourdies. Elles venaient de traverser la salle en faisant grand tapage pour se montrer. Au même moment arrivait discrètement Sone Teal qui venait de faire son numéro au Casino de Paris. Marine bouscula Mandragore au passage.
— Place ! Place ! Personne sur mon chemin ! Vite, vite ! Hélène ! Saute sur mon corps de Vénus, habille-moi !
— Va te faire voir chez les Grecs ! lui aurait répondu Nanon.
Hélène ne dit rien, mais elle était là, empressée. C’était un signe.
Marine avait crié d’un ton impérieux, exaspéré, mais elle jouait.
— Tiens, tu es ici, toi ! me dit-elle, comme surprise.
Je retrouvais son regard, son ton…
— Tu as battu ton propre record, aujourd’hui ! lui dit le directeur toujours placide. Si tu veux être à l’heure, il faut arriver plus tôt !
Je savais que le patron lui avait retiré tout pouvoir effectif et que le directeur n’était plus qu’une quasi-potiche qui semblait faire acte de présence pour se désennuyer. En tournée, je n’aurais certainement pas accepté qu’un artiste arrive à la dernière minute au risque de retarder le spectacle, de créer des difficultés avec les directions… Mais aussi qu’aurais-je pu faire quand madame Germaine, qui avait parfois réprimandé Marine, ne l’avait jamais sanctionnée.
Coccinelle rait, riait d’un rire forcé, sonore, et se tordait, s’essuyait d’inexistantes larmes. Marine, qui s’agitait beaucoup, avait laissé tomber sa jupe noire moulante, avait changé d’escarpins et avait enfilé en un geste unique une jupe très ample et plusieurs jupons présentés avec maestria par Hélène. Une ceinture très large serrait la taille à l’étrangler. Ces gestes avaient été rapides, précis, efficaces. Elle les avait accompagnés de beaucoup d’autres qui n’avaient pas abouti, comme de se recoiffer, la brosse à peine avait été passée, ou de se mettre du fond de teint en faisant semblant d’appliquer l’éponge. Elle savait depuis ses débuts que si elle passait avec sa tête de ville, elle aurait l’air d’un mou de veau. Déjà l’orchestre avait cessé la musique de danse et on entendait à la fois le bruit mêlé des conversations de la loge et celui du public qui, cessant de danser, quittait la piste et regagnait ses places.
— Allez ! Grouille-toi, maintenant ! On va t’annoncer ! lui dit Robert Lasquin avec une sorte d’autorité.
— Je ne serai jamais prête ! cria Marine. Elle touchait un pinceau, un crayon, une éponge, mais n’utilisait rien de tout cela. C’était une agitation strictement gratuite, car assurément elle ne cherchait à convaincre personne qu’elle était de bonne foi.
— Mandragore, passe à ma place ! cria-t-elle à nouveau.
— Tiens ! Monte là-dessus ! fit l’autre qui se tenait tout à côté et l’observait d’un œil froid.
— Eh ben ! dit Marine en regardant Robert Lasquin sans s’affoler de ce que l’orchestre attaquait déjà l’indicatif, vous n’avez qu’à faire passer la nouvelle en un ! Après tout, y’a pas de raison que ce soit toujours moi qui ouvre !
— Mais elle peut pâââs ! fit Coccinelle en hurlant de rire.
— Pourquoi pas ? demanda brutalement Marine.
J’étais anxieuse de la réponse.
— Parce que c’est pas sa plâââce !
Elle faisait mine de pleurer de rire. Je ne savais quoi penser de son attitude. Marine m’avait appelée, moi, « la nouvelle ». Ce n’était pas grave. Cela faisait partie du jeu. Elle savait que je ne pourrais pas passer à sa place puisque je n’étais pas même habillée, que Belciel, qui était déjà en scène, n’aurait pas pu être prévenue. D’ailleurs, le petit laïus qu’elle faisait avec les deux présentateurs était terminé et déjà on les entendait tous les trois annoncer : « Marine ! » Alors notre Marine, comme si elle était surprise, poussa un hurlement : « Mon vélo ! Au sprint ! » Elle s’égosillait pour que tout le monde s’écarte de son passage et que Belciel attende, dans les coulisses, le micro à la main qu’elle commence à chanter sa chansonnette avant d’avoir pu entrer en scène, et toute essoufflée, escamotant même les premières mesures. Coccinelle redoublait d’un rire forcé et tapageur.
Zambella, qui n’avait jusque-là montré que des mines excédées, regardant l’une ou l’autre pour trouver des connivences, demanda, pincée, à cette jeune rivale hilare si elle ne pouvait pas user de son pouvoir pour empêcher les excentricités de sa protégée à passer sans maquillage, à arriver à la dernière seconde, à chahuter le spectacle. Un spectacle bien rodé c’était l’intérêt de tout le monde. L’autre protesta, jura ses grands dieux qu’elle n’y pouvait rien. La seule chose qu’elle pouvait faire était de montrer l’exemple, c’est ce qu’elle pensait faire en étant irréprochable dans son travail. Si, Elle, Zambella, avait quelque chose à lui reprocher, à Elle, Coccinelle, il fallait le lui dire sans gêne :