Chapitre 2
L’auditoire du lycée était tous yeux, toutes oreilles pour ce thème fleurant bon. Hubert Nimmard dissertait avec plaisir sur la fabrication et l'utilisation du parfum au cours des siècles.
— Tu aurais la formule chimique des éléments de base ? demanda Luc.
Il avait déjà le comportement et l’aspect d’un savant myope.
— Non ! répondit Hubert. Je ne m'intéresse que très peu à la chimie, cette science trop exacte, sans fantaisie, sans poésie. Prenons, comme exemple, le sel. La formule du chlorure de sodium me laisse froid, tandis que le substantif sel sent la mer avec ses marées et ses flots mystérieux, les étangs de Camargue ; il a le goût des larmes amères, fait penser à la toque de Bocuse !
Des rires cascadèrent.
Hubert continua son exposé.
—… les Égyptiennes…
Quelques garçons se représentèrent les formes de beautés antiques prenant un bain parfumé au jasmin, puis s’oignant d’ambre.
Marielle sentit sur sa peau glisser une nuit d’orient parfumée d’encens.
— … les Hébreux prenaient les feuilles d’un arbuste, le henné, pour se dorer les cheveux.
Une partie de la classe se tourna vers Clovis, à la chevelure blonde.
— … Les Romaines se servaient, pour chaque partie de leur corps, de parfums différents : la menthe pour les bras, l’huile de palmier pour la poitrine et…
Un sifflement fusa.
— Je vous en prie ! morigéna le professeur.
La conférence d’Hubert Nimmard remporta un grand succès, surtout auprès des étudiantes.
Hubert entra dans la parfumerie de ses parents. Les senteurs l’enveloppèrent aussitôt. Fermant les yeux, il se laissa emporter sur l’aile magique de l’imagination ; elle le conduisit dans les mystères d’une nuit de Chine.
— Bonjour chouchou, l'accueillit sa mère.
Elle déposa un b****r sur ses joues.
— Bonjour Mag, dit-il en revenant sur terre.
— Toujours en train de rêver, constata Magali Nimmard.
Elle regarda avec tendresse son fils ; il avait ses yeux bleus, ses cheveux noirs fournis, insoumis, durs comme du crin.
— Je te ressemble, Mag.
— Il faut créer et non pas rêver !
Elle sentit l’envers de son poignet, là où le pouls se manifeste, afin de définir la note de tête d’un parfum.
— La création est impossible sans le rêve, se justifia-t-il.
— Trêve de philosophie !
Elle tendit son poignet ; Hubert en huma le parfum.
— Qu’en penses-tu ? s'enquit Magali.
— Euh, c’est bien corsé.
— Ça sent le camphre... le fournisseur a rallongé cette huile essentielle.
— Clairelle ?
— Non, surtout pas lui. Aucun parfumeur de Grasse ne commettrait une pareille tromperie ; il ruinerait aussitôt sa renommée.
— Il y a une grande différence ?
— Et comment ! La véritable lavande fine ne pousse que dans les montagnes de Provence, à plus de 800 mètres, tandis que le lavandin se trouve plus bas ; il y en a beaucoup plus et presque partout.
— Ah bon ?
— Bien sûr ! Ou alors le fabricant s'est servi de lavande aspic au parfum très fort, voire camphré.
— Pourquoi n’as-tu pas acheté chez Clairelle ?
— C’est ton père qui a voulu faire un essai ; il a commandé une huile essentielle je ne sais où ; ça lui ressemble bien…
Magali Nimmard désirait devenir un nez, un de ces cinquante artistes en parfum qui inventent un produit original destiné à créer une tendance. Mais le chemin était ardu ; en attendant, à l'instar de milliers de parfumeurs, entre sa balance de précision et l’orgue, son petit laboratoire portant les récipients de parfum bien rangés, elle sentait des mouillettes, ces langues en papier imprégnées de parfum, adaptait en conséquence la composition des produits de base, corrigeait la relation entre les huiles essentielles et les synthétiques.
Maurice Nimmard, lui, était un calculateur. Il avait commencé par vendre des parfums terminés. Grâce à ses dons, leur commerce s’était agrandi, puis étendu aux boutiques et aux magasins hors taxes des aéroports. Il vendait ses produits comme il aurait vendu des chaussures ou des articles de sport. Un jour, il s'attela au problème de l’achat des huiles essentielles ; il apprit que la lavande fine est plus chère et de plus petite taille que le lavandin ; il fit des calculs, sachant qu’il faut 130 kg de lavande fine pour faire un litre d’huile essentielle et que, pour le lavandin, 40 kg suffisent ; mais à trop vouloir gagner, il commit une erreur : la qualité du produit n’est pas comparable, le lavandin étant employé principalement pour parfumer les produits d’entretien, ainsi que pour la fabrication des petits sachets parfumés.
— Ah, dit Magali Nimmard en sentant son autre poignet, cette note de cœur dure encore après 3 heures… Il me semble que le jasmin étouffe un peu la rose…
Le parfum est composé de trois notes : la note de tête durant de 10 minutes à une heure : c’est la senteur qu'un client perçoit en premier et qui décide très souvent de l’achat du parfum ; la note de cœur reste présente environ trois heures, celle de fond jusqu'à un jour.
Elle tendit son avant-bras à Hubert ; son fils huma finement la peau dorée.
— Tu as raison, Mag.
Ils se rendirent dans un petit laboratoire. Des vapeurs ayant quitté le col de cygne se condensaient pour se transformer en huile essentielle et en eau de distillation. Des liquides, aux différentes couleurs, miroitaient dans quelques éprouvettes ; des ampoules de verre, soigneusement fermées, contenaient des produits plus élaborés.
— Cette note de fond… expliqua-t-elle en se saisissant d’une mouillette, me plaît bien ; elle fera un excellent fixatif. Reste à voir comment elle va se développer au contact de la chaleur du corps.
Elle se mit à trafiquer quelques éprouvettes.
— Alors, commença Hubert.
— Je rentre un peu plus tard ; il faut que j’expérimente ce mélange…
— Et Maurice ?
— Il ne viendra pas. Ah, au fait, dit à Berthe de préparer une petite réception avec hors-d’œuvre pour demain soir ; nous serons une dizaine de personnes
Hubert partit en laissant Magali à ses recherches.
Il prit la promenade qui longe le quai, le long du Léman, où se trouve le célèbre jet d'eau. Il aurait volontiers discuté plus longtemps avec sa mère, mais elle n’avait pas le temps ; sans parler de son père qui se trouvait en voyage d’affaires, comme toujours ; à croire qu’il n’avait pas de famille, exception faite de Berthe Rosaz ; il téléphona à quelques connaissances, pour aller prendre un café, mais personne n'était libre.
Il se rendit à la Rade. Des touristes photographiaient le jet mondialement connu à l’eau montant à une vitesse de deux cents kilomètres à l'heure pour gicler à 140 mètres de hauteur. Des retraités et quelques enfants jetaient du pain aux cygnes, aux canards, aux mouettes. Il traversa le pont du Mont-Blanc, se rendit sur la rive gauche, au Jardin anglais, admira la célèbre horloge fleurie datant de 1955, au cadran comportant 6500 fleurs et à l'aiguille des secondes la plus grande du monde avec ses 2,5 mètres, passa devant le Monument national commémorant l'union de Genève à la Suisse en 1815, puis se rendit aux bains publics des Pâquis.