Deux jours plus tard.
Point de vue de Nassim.
— Mam's ! Passe-moi le joint, wech !
Ce con marmonne quelques conneries avant d'exécuter mon ordre.
— Tu devrais même pas avoir le droit d'en tirer une, grommelle Nasser, un autre de mes gars sûrs.
— Et pourquoi donc ? fais-je en recrachant la fumée.
— Parce que t'as pas réussi à avoir la meuf, connard !
Pourquoi font-ils tous une fixette sur Rania ? Euh, non... Raquel ?... Toujours pas. Ah oui, c'est vrai, c'est Rachel son petit nom. Donc je reprends : pourquoi font-ils tous une fixette sur Rachel ? A croire que j'étais obligé de la sauter...
— C'est parce que j'avais tout simplement pas envie de me taper une nana comme elle le premier soir, je réponds en repassant le joint à Mam's. En plus, vous dites de la merde, j'ai quand même réussi à avoir son num, ne l'oubliez pas !
Mon grand frère, Tarek, hausse les épaules.
— Elle t'intéresse ? me demande-t-il.
— Normal. Elle est simple, c'est pas non plus une bombe, t'as vu, mais elle a un petit truc qui me plait.
— On appelle ça une chatte ! s'écrie Nasser en éclatant de rire.
Mam's le rejoint dans sa connerie. Des vrais enfoirés, ceux-là, mais j'avoue qu'elle était bien sortie.
— Bref, évitons de s'étendre sur un sujet qui ne mène à rien, dit Tarek en se levant. Ça vous dit une petite chicha ce soir ?
— Moi je suis cent pour cent partant, déclare l'un.
— Pareil, renchérit l'autre.
Évidemment, je n'ai pas besoin de lui donner mon accord pour qu'il sache que je suis OK.
— Je descends chercher le goût, préviens Tarek. Pomme, comme d'habitude ?
— Comme d'habitude, répondons-nous à l’unisson.
Point de vue de Rachel.
— Puisque je te dis qu’il ne s'est rien passé ! je m'écrie dans toute la cuisine.
Ma meilleure amie Nadia a accepté que je vienne squatter chez elle puisque je suis trop resté longtemps chez ma sœur. Nous sommes donc désormais coloc. J'aime bien vivre avec elle, c'est cool, mais force est d'avouer qu'elle a tendance à poser trop de questions, et ça me fatigue quelque fois.
En l'occurrence, ce soir elle s'intéresse à ma rencontre avec Nassim, le gars qui m’a fait office de chauffeur pour l'allée et le retour à l'hôpital. Je lui ai raconté l'histoire en pensant que c'était quelque chose de banal, mais Nadia ne voit pas la chose du même œil. Etant très spirituelle, elle estime que notre rencontre était un signe du destin et que je me mettrai très probablement bientôt avec lui. Qui dit mieux comme genre de bêtise ?
— Que tu le veuilles ou non, je campe sur mes positions, s'exclame Nadia en croisant ses bras contre sa poitrine.
Oh que c’est mignon, elle essaie de m’amadouer en feignant le boudin juste pour que je lui donne raison ! Berk.
Je m’empresse de lui servir une assiette de mes lasagnes pour qu’elle pense à autre chose. En effet, la nourriture est le meilleur moyen d’échapper à ses interrogatoires. Et c'est là que je peux remercier mes talents de cuisinière !
Après le repas, une envie de glace à la vanille me prend. Je propose l'idée à Nadia, qui me répond qu'elle est d'accord à condition que ce soit moi qui aille acheter deux pots Häagen-Dasz.
Comme le supermarché où j'ai l'habitude d'aller est fermé, j'entre dans l’épicerie tout au bout de l'avenue - celle où il y a les bâtiments des citées voisines. Pour être honnête, elle n'a pas l'air mieux que celle que je connais, et puis elle est assez étroite. Seulement trois personnes sont à l'intérieur : une jeune fille d'environ quinze ans tout au plus, le gérant, et... un homme que je ne vois pas complètement car il est à moitié caché derrière le rayon des boissons. Je m'avance vers les produits surgelés et fait coulisser la porte qui contient un choix de glace hallucinant. Je prends d'ailleurs plus d'une minute à trouver les Häagen-Dasz.
— Oui, je peux vous aider ? fait une voix derrière mon dos avec un accent Sri-lankais.
Je me retourne et aperçois le vendeur, qui est en train de me fixer prudemment. Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai les cheveux mal brossés et mon bas de pyjama, et alors ? Heureusement que je ne me suis pas démaquillée, sinon je crois qu'il aurait fait une crise cardiaque, le pauvre.
— Je cherchais des glaces Häagen-Dasz à la vanille, mais ça y est, je les ai trouvées ! je lui réponds en agitant les deux pots devant lui.
— Hmm…
Il lance un dernier regard vers le rayon, comme s'il avait peur que quelqu'un ne vole quoi que ce soit, puis reprend sa place derrière la caisse. Je le suis et dépose les articles sur la table d'un geste nonchalant.— Ça vous fera quinze euros et trente centimes, déclare-t-il sur un ton pas très agréable.
Bordel de merde, ses glaces sont en marbre ou quoi ? En tout cas, s'il croit que je vais revenir dans son fichue épicerie minuscule, il peut aller se faire voir !
Je fouille dans mes poches et prends la seule monnaie que j'ai ramené avec moi, c'est-à-dire un pauvre billet de dix euros. Merde. A l'évidence, ce type n'a pas l'air d'avoir fait un jour une fleure à un client, mais si je ne force pas un petit peu, c'est déjà peine perdu. Alors on tente le tout pour le tout.
— Euh… désolée mais je n'ai que dix euros sur moi. Vous pouvez me faire une fleure ? risqué-je.
— Non, assène-t-il sèchement. Quinze euros ou rien.
Nom d'un chien ! Pourquoi ai-je soudain une envie pressante de lui mettre mon poing dans la tronche ?
— OK. Alors je la refais d'une autre manière : je suis pressée et je n’habite pas à côté, alors je n'ai pas le temps de faire deux allées retour. Pouvez-vous, s'il vous plaît monsieur, m'accorder ce petit geste et prendre ce maudit billet ???
Oups. Je crois que j'y suis allée trop fort. Mais c'est lui qui l'a cherché, hein ! Moi je suis venu en paix, parole de nana !
Soudain, alors que j'affronte le vendeur d'un combat de regard revolver, le mec de tout à l'heure au rayon boissons s'approche de nous et dit, tout en faisant glisser une bouteille de coca et un sachet de goût pour chicha sur la table :
— C'est bon, je m'en charge, chef.
Il me faut plus de dix secondes pour comprendre qu'il parle de moi, car il a dit ça sans me regarder ni même me désigner. Je garde le silence. Il sort un billet de cinquante (ah ouais, quand même) et paye le tout. A mon grand étonnement, il refuse la monnaie que lui rend le vendeur. Personnellement, je l’aurais accepté plutôt deux fois qu’une.
— Viens, ajoute le mec à mon égard en quittant l’épicerie.
Je ne comprends rien à ce qui se passe, mais vu la perche qu'il vient de me tendre, je ne peux que le suivre.
Dehors, il s’allume une cigarette et me passe le sac en plastique qui contient mes deux pots de glace.
— Pourquoi ? dis-je simplement.
Et, pour la première fois depuis que je suis rentrée dans ce maudit magasin, il me regarde enfin dans les yeux. Je déglutis aussitôt ; son regard est à la fois perçant et doux, je ne saurais comment l'expliquer. Mais une chose est sûre, cet homme est magnifique.
— Je me suis dit que si je n'intervenais pas très vite, tu risquerais de mettre le feu à mon épicerie préférée.
Oh bon sang. Et si son physique est presque parfait, sa voix l'est d'autant plus ! Je... bon, calmons-nous, OK ?
— Merci, fais-je dans un murmure.
Je sens que je suis en train de rougir. Il me fait un de ces effets... C'est pas bon tout ça !
— De rien, dit-il avec un furtif clin d'œil.
J'ai l'impression d'avoir déjà vu quelqu'un faire ces mêmes mimiques. C'est troublant. Vraiment troublant. Il m’adresse un sourire en guise d’au revoir que je lui rends automatiquement, avant de remonter dans sa voiture. Je respire un bon coup, puis reprends ma route comme si rien ne s'était passé.
Je parie que Nadia me sortira le coup du destin quand je lui raconterai tout ça.
Point de vue de Tarek.
Je ne vais pas mentir ni me voiler la face, alors je vais carrément aller droit au but : cette meuf m'a fait un truc. Elle m'a tellement piqué que j'ai encore son visage dans ma mémoire et ses yeux marron noisette qui dansent devant mes pupilles. Elle était pas magnifique (la vérité, j'ai déjà vu - et baisé - pleins d'autres filles plus belles qu'elle), mais je sais pas, y avait chez elle comme quelque chose de mystérieux qui m'attirait de ouf.
Wah, stop Tarek. Tu parles comme les fragiles maintenant ? Bien sûr que non je parle pas comme les fragiles ! C'est juste que... Vas-y, en réalité pas besoin d'en faire toute une histoire. J'ai croisé une meuf grave attirante (et bonne, on va pas se mentir une nouvelle fois), puis je suis rentré à l'appart, ça s'arrête là.
Pourtant, malgré le fait que je me répète ça tout au long de notre chicha, j'arrive pas à me défaire de son image dans ma tête. La vérité, j’aurais aimé parler plus longtemps avec elle. Savoir quel était son prénom, son âge, ses origines, ou même savoir où elle habitait... bref, si j'étais reparti avec son numéro, je serais peut-être plus saucé actuellement, j'avoue.
— T’as vu un fantôme ? se marre mon frère en me donnant un coup dans les côtes.
Un fantôme carrément sexy, alors.
— Très drôle. Allez, allume le charbon, en attendant je vais aller prendre une douche.
Mon petit frère acquiesce dans un signe de tête.
Pendant plus de dix minutes, je laisse l'eau chaude couler sur ma peau en vagabondant dans mes divagations. Sa bouche charnue, suivie de ses yeux en amandes me reviennent. Je l’imagine plus intime. Presque immédiatement mon corps entier se réveil. Je refrène l’envie de glisser ma main au-dessous de mon torse et interromps ma douche.
Le lendemain soir, comme un con, je repars à l'épicerie en espérant qu'elle soit là. Mais ce n’est pas le cas. Bien évidemment, je remets la faute sur ce connard de vendeur.