I-2

1773 Mots
La jeune fille attendit près de l’entrée, jeta un long regard de tendresse douloureuse sur le visage livide et, sans bruit, sans paroles, précéda le triste cortège dans l’appartement, à travers les deux salons ornés pour le bal du soir, jusqu’à la chambre où le banquier fut étendu sur son lit richement orné de tenture de velours. – Le prêtre, le médecin, Wilhelm ! dit la voix brisée de Genovefa. Près de la porte, le prince de Vorst échangeait quelques mots avec M. de Gheldorf. Il se rapprocha de Genovefa et lui prit de nouveau la main. – Mademoiselle, mon neveu a fait des études de médecine. Si vous le permettez, il pourrait donner les premiers soins à M. de Herstein. Elle leva son regard sans larmes, mais où se discernait une profonde angoisse, vers le jeune étranger et rencontra un regard qui témoignait d’une vive compassion. – Faites, je vous en prie !... Faites ce que vous jugerez nécessaire. M. de Gheldorf s’approcha du lit À mesure qu’il avançait dans son examen, sa physionomie s’assombrissait Profitant d’un moment où Genovefa s’éloignait pour chercher les objets nécessaires au pansement, il murmura à l’oreille de son oncle : – Il a tout au plus une heure à vivre. Cette pauvre enfant est-elle seule ici ? – Mais non ! Il y a sa sœur, la dame de compagnie... Crois-tu qu’il ne reprendra pas conscience, Odo ? – Peut-être quelques instants... Mais attention, la voici ! Mieux vaut ne pas la désespérer trop tôt. Genovefa revenait en compagnie de Léna. Le concours de celle-ci, femme de tête et d’expérience, fut fort utile à M. de Gheldorf. De tout son pouvoir, en dominant sa douloureuse émotion, Genovefa les aida dans leurs soins au blessé, toujours inconscient. Le prêtre arriva le premier et attendait dans la pièce voisine, avec l’espoir qu’une lueur d’intelligence renaîtrait chez le malheureux. Presque aussitôt apparut le médecin. Le prince de Vorst et son neveu s’éloignèrent alors, chaleureusement remerciés par Genovefa, qui avait senti chez eux une profonde et agissante sympathie. Peu après, le blessé fit un léger mouvement et ouvrit les yeux. – Un prêtre ! dit-il d’une voix si faible que sa fille devina plutôt qu’elle n’entendit. Quand Genovefa et le médecin entrèrent dans la chambre, la faiblesse du mourant était si grande qu’il ne pouvait plus parler. Mais il prit la main de la jeune fille et la serra, tandis qu’elle se penchait pour mettre un b****r sur son front. Elle savait maintenant que les minutes étaient comptées. Mais, énergique autant qu’aimante, elle dissimulait son chagrin pour ne pas troubler les derniers instants de ce père qu’elle chérissait en dépit de la divergence de leurs opinions et de leurs goûts. Elle ne le connaissait vraiment que depuis un an. Jusque-là, sa vie s’était écoulée, paisible et studieuse, dans le couvent de Ronenburg. Les vacances seules la réunissaient à son père et à sa sœur aînée, jusqu’au moment où elle avait quitté définitivement son cher Ronenburg pour être associée à cette existence mondaine où se complaisaient le baron et sa fille Héloïse. Le luxe de la demeure paternelle, les réunions élégantes où elle accompagnait sa sœur, l’admiration et les compliments que suscitait sa beauté, rien de tout cela n’avait changé son âme délicate, faite pour des joies plus hautes. Les deux sœurs étaient, moralement, si dissemblables qu’il n’existait en elles aucun point de contact. Quant à M. de Herstein, tout en subissant visiblement le charme de sa fille cadette, il ne se privait pas de la railler aimablement sur ses goûts de simplicité, de dévotion, et sur ses idées charitables. Maintenant, cet homme orgueilleux, si confiant en son habileté financière, très ambitieux et insouciant du sort des humbles, gisait presque sans souffle, prêt à paraître devant son Juge. Il avait encore quelque lucidité, cependant, et appuyait ses lèvres sur le crucifix que lui présentait Genovefa. Héloïse avait fait une apparition pendant que le prince de Vorst et son neveu étaient là. Puis, voyant ceux-ci trop occupés pour lui accorder quelque attention, elle s’était promptement éclipsée. Mme Wilsend, la dame de compagnie, jugeant correct de venir assister aux derniers moments du banquier, entra dans la chambre au moment où le blessé rendait le dernier soupir. Léna, qui assistait sa jeune maîtresse, lui demanda à voix basse : – Mlle Héloïse est dans sa chambre ? – Oui, sa crise de nerfs n’est point passée. Mariechen la soigne... Elle est si impressionnable ! Il y avait de l’ironie dans l’accent de la dame de compagnie à ces derniers mots. Le regard de Léna se porta avec une affectueuse admiration vers Genovefa, agenouillée près de son père. Celle-là était déjà une femme, affectueuse et tendre, qui savait aimer et se dévouer. Sans elle, cette enfant qu’il avait parfois traitée de naïve en la comparant à Héloïse, M. de Herstein serait mort entouré d’étrangers. La jeune fille se releva et se tourna vers la dame de compagnie, qui tamponnait ses yeux où arrivait enfin une larme récalcitrante. – Avez-vous télégraphié à mon frère, madame ? – Pas encore ! Pensez donc, quel coup soudain ! Quel bouleversement ! Et elle essayait de donner à sa physionomie une expression désespérée, tandis qu’elle songeait : « Ces deux jeunes filles vont rester seules ; je leur serai indispensable et je dirigerai tout ici, car Héloïse ne s’en souciera pas plus qu’auparavant, et Genovefa est trop jeune encore. » – Envoyez immédiatement Wilhelm au télégraphe, je vous en prie, dit la voix altérée de Genovefa. Puis, prévenez ma sœur que... tout est fini. Je sais qu’elle craint la vue de la mort ; mais c’est son père qui est là, elle doit venir, au moins quelques instants. Mme Wilsend s’éloigna en hochant la tête et revint bientôt, annonçant qu’Héloïse, abattue par une forte fièvre, était incapable de se lever. Le surlendemain seulement, quand le corps du banquier reposa dans la bière recouverte de velours noir, Mlle de Herstein aînée vint s’agenouiller près de sa sœur et de son frère, un jeune officier dont le visage gracieux, un peu efféminé, reflétait une sincère douleur. La funèbre cérémonie était terminée, les nombreuses relations de M. de Herstein avaient offert leurs condoléances à ses enfants et, maintenant, Héloïse et Genovefa se retrouvaient seules dans l’appartement silencieux. Inactive contre sa coutume, Genovefa était assise en face de sa sœur, qui rêvait près de la cheminée où Mariechen, la jeune femme de chambre, venait d’allumer un feu de bois. Elles tressaillirent toutes deux en entendant une voix altérée, qui disait : – Une nouvelle catastrophe, mes sœurs ! Stephan entrait et, du premier coup d’œil, elles remarquèrent la physionomie bouleversée. – Quoi donc encore ? s’écria Héloïse. Il se laissa tomber dans un fauteuil en murmurant : – Nous sommes complètement ruinés ! Un cri de stupéfaction s’étrangla dans la gorge d’Héloïse. Elle se leva et alla vers son frère. – Que dis-tu ? Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas, Stephan ?... – Absolument vrai, hélas ! Les affaires de mon père allaient fort mal depuis quelque temps, et la débâcle est arrivée. Le jour de sa mort, il venait d’apprendre la terrible nouvelle. Tout y passera, à peu près, d’après le sous-directeur que je viens de voir. Héloïse s’affaissa sur un siège. Comme Stephan, elle était frappée dans son orgueil, dans son insatiable vanité, dans son besoin de luxe et de vie facile. Seule, Genovefa demeurait calme – non insensible toutefois, car déjà elle envisageait les difficultés d’existence pour ces deux êtres si faibles devant l’épreuve, dont il lui faudrait soutenir les défaillances. Elle s’approcha de son frère et posa sur son épaule une main douce. – Mon pauvre ami, du courage, je t’en supplie ! Tu es jeune, bien portant, assuré d’un avenir, sinon brillant, du moins honorable... Il s’écria d’un ton amer, en froissant nerveusement ses gants : – Oui, en vérité, ce sera charmant ! Vois-tu l’agréable existence du pauvre lieutenant réduit à sa solde privé de tout, dédaigné des camarades qui lui faisaient fête aux jours prospères ? Plutôt que d’endurer cela, je donnerais immédiatement ma démission ! – Ce serait une folie sans nom ! Que ferais-tu ? Que deviendrais-tu ? – Je ne sais... mais, vois-tu, je ne saurais supporter la médiocrité ! Je suis le fils de mon père – ce pauvre père qui aimait tant la vie large... – Et qui laisse finalement ses enfants dans la misère ! interrompit la voix dure d’Héloïse. Ce qu’il craignait tant pour lui, il le leur donne en héritage. Genovefa tourna vers sa sœur un regard d’ardent reproche : – Tais-toi ! Il est indigne de parler ainsi de notre père mort ! Lui, pauvre père, qui a travaillé pour donner à Stephan et à toi l’existence que vous aimiez... lui qui mettait tous ses soins à nous préparer un brillant avenir ! Faut-il, parce que l’insuccès a répondu à ses efforts, que soit effacé tout un passé d’affection et de sollicitude ? Oh ! Héloïse, le chagrin t’égare en ce moment, mais tu ne peux réellement en vouloir à notre père ? Une flamme, jaillie à cet instant dans le foyer, jeta une rapide clarté sur la physionomie durcie d’Héloïse. – Je ne saurais affecter ta magnanimité, ma chère, répliqua l’aînée avec une glaciale ironie. À mes yeux, mon père a manqué au plus impérieux de ses devoirs en compromettant ainsi notre avenir et je me crois autorisée de ce fait à ne plus me souvenir du passé. – Héloïse ! dit Genovefa avec indignation. Mais sans paraître l’entendre, Héloïse tourna le dos et sortit du salon. Genovefa s’assit devant le feu, sur un tabouret, et appuya sa tête sur ses mains enlacées. Elle connaissait bien la sécheresse de cœur de cette belle créature uniquement occupée d’elle-même. Cependant, jamais encore elle n’avait pu mesurer, comme aujourd’hui, toute la profondeur de cet égoïsme, de cette insensibilité. Ah ! qu’ils étaient loin, les jours d’opulence où Héloïse prônait, admirait tant ce père accusé par elle aujourd’hui, avec quelle révoltante ingratitude ! Le cœur délicat de Genovefa tressaillit de douloureuse indignation. Pauvre père, voilà comment l’aimait cette fille aînée dont il était si fier ! Et Stephan ? Si celui-ci était capable de plus d’attachement, il n’en était pas moins certain que la pire catastrophe, pour lui, n’était pas la mort de son père, mais la ruine, avec son cortège de privations. Le jeune homme, en relevant sa tête accablée, s’écria avec une sorte de colère : – Comment fais-tu pour demeurer calme devant un tel événement ? Tu n’as donc pas de cœur ?... Tu ne sens donc rien, Genovefa ?... Elle dit avec tristesse : – Tu ne crois pas cela, je l’espère ? Mais si je ressens cette épreuve, c’est d’une autre manière qu’Héloïse et toi, car je n’étais pas si attachée que vous à cette fortune et la perspective d’une vie laborieuse ne m’effraye pas. D’ailleurs, en ce moment, je suis toute au chagrin de la perte de notre cher et bon père. Oh ! Stephan, toi, au moins, tu ne l’accuses pas, comme Héloïse ! Elle se penchait vers lui, le regardant avec angoisse. – Non, car ce serait une injustice. Il nous aimait trop pour avoir négligé un seul instant nos intérêts. Mais le malheur de cette ruine n’en existe pas moins, hélas ! – Qu’importe ! La pauvreté n’est humiliante que pour ceux qui ne savent pas l’accepter. Nous sommes jeunes, nous travaillerons... et nous pourrons encore être heureux, mon pauvre Stephan. Il courba la tête sans répondre. Ce qui subsistait en lui de sentiments nobles se révoltait contre sa propre lâcheté. Mais le monde s’était déjà trop bien emparé de cette âme faible et légère pour que la honte fugitive inspirée par l’énergie de Genovefa n’eût vite fait de se dissiper au souvenir du passé brillant, joyeux et frivole qui n’aurait plus de lendemain.
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