IIKarl de Herstein appartenait à une vieille famille bavaroise, beaucoup mieux pourvue de rejetons que d’argent. Vers l’âge de dix-huit ans, il était entré comme employé dans la banque Salzer. D’échelon en échelon, ses capacités financières l’avaient conduit à devenir l’associé de M. Salzer et, à la mort de celui-ci, le seul maître de cette importante maison.
Vers la trentaine, il épousa la comtesse Charlotte de Redwitz, qu’il avait rencontrée dans le monde et qui s’était éprise de lui au point de compter pour rien l’opposition de sa famille. Elle était d’une race très noble, qui s’enorgueillissait d’une généalogie pure de toute mésalliance. Or, ce mariage avec un petit gentilhomme bavarois, qui, de plus, s’occupait de banque, en était une pour les Redwitz. Charlotte, devenue Mme de Herstein, vit tous liens rompus avec les siens. Quand elle mourut, peu après la naissance de Genovefa, Karl en informa par lettre son seul parent encore existant, le comte Jobst de Redwitz, qui répondit par une simple carte.
La fortune apportée par elle à son mari se trouvait engloutie dans la catastrophe financière. Celle-ci était complète. Il ne restait à Stephan et à ses sœurs qu’une somme insignifiante. Genofeva dit résolument :
– Je travaillerai.
Mais Héloïse s’écria, dans un élan de révolte :
– Moi, je ne veux pas être pauvre !... Oh ! non, non !
L’homme d’affaires proposa de s’adresser aux cousins germains du défunt, pour demander que l’un d’eux prît la tutelle de Genovefa, seule mineure, et s’informer si, à eux tous, ils ne pourraient venir en aide à leurs jeunes parents. Malgré la fière opposition de Genovefa, Stephan et Héloïse acquiescèrent aussitôt à cette idée. Elle n’avait cependant que peu de chances de réussite. Karl de Herstein n’avait jamais entretenu de bons rapports avec ces cousins qui le jalousaient et pour lesquels il montrait trop son dédain d’homme riche. De fait, à la démarche de l’homme d’affaires, les Herstein répondirent par un refus formel. Leur position de fortune, la charge de leurs nombreux enfants, ne leur permettaient pas, déclarèrent-ils, de distraire quoi que ce soit de leur budget pour des êtres jeunes, bien portants, capables de gagner leur vie.
On se rabattit alors sur le comte de Redwitz. Celui-ci était fort riche, sans enfants, son fils unique, né de son mariage avec une noble Péruvienne, ayant péri au cours d’un voyage en Amérique du Sud. Depuis lors, il vivait solitaire dans sa maison de Nelbrück, ancien monastère dévasté au XVIe siècle par l’un de ses ancêtres.
Ce fut avec un cri de soulagement qu’Héloïse accueillit la réponse de ce cousin inconnu. En quelques phrases brèves, il refusait la tutelle, mais informait ses jeunes parents qu’en considération du sang de Redwitz qui coulait dans leurs veines, il acceptait de les aider. À cet effet, il leur allouait une pension assez élevée.
Ce n’était plus la richesse, mais Héloïse avait vu de si près le fantôme de la pauvreté que cette aisance relative lui causa tout d’abord une joie débordante. Toutefois, cet enthousiasme baissa quand il fallut quitter le riche appartement pour un autre beaucoup plus modeste, vendre la plus grande partie du mobilier, supprimer des superfluités qui lui semblaient le nécessaire. Les hautes relations s’étaient éclipsées. Après les condoléances offertes à l’occasion de la mort du banquier, les nobles personnalités qui avaient courtisé sa richesse s’éloignaient de ses enfants appauvris. Le prince de Vorst, dont la nature élevée ne connaissait pas ces petitesses, était allé rejoindre Karl de Herstein dans un monde meilleur. Quant au comte de Gheldorf, il s’était vu rappelé précipitamment par la mort de son souverain, le duc Ludwig de Thünbach, et Genovefa ne l’avait pas revu depuis le jour des funérailles, où il s’était incliné devant elle avec un mot de respectueuse compassion.
Éloignée par son grand deuil des distractions mondaines, Héloïse traînait ses journées sans but, sans utilité. Elle lisait des romans ou restait oisive, tourmentant sa sœur de ses récriminations, de ses exigences et de ses emportements. Plus d’une fois, la pauvre Genovefa, n’en pouvant plus, quitta le petit appartement élégamment orné par elle avec les épaves sauvées de la ruine pour se réfugier à l’église où, dans la prière, elle retrouvait le calme et la patience nécessaires pour continuer de vivre près de sa sœur aînée.
La dévouée Léna était seule demeurée au service des demoiselles de Herstein. Sa fille Mariechen, en dépit de son vif chagrin de quitter Genovefa, avait dû chercher une autre place. Léna cumulait donc les offices de femme de chambre et cuisinière, aidée par Genovefa, tandis qu’Héloïse se faisait servir comme auparavant et conservait toutes ses exigences.
Quant à Stephan, retourné à son régiment, il semblait profondément découragé, malgré les envois d’argent que réussissait à lui faire sa jeune sœur, à force d’économies sur ses besoins personnels. Ses camarades, écrivait-il, lui montraient une compassion dédaigneuse, il se trouvait privé des fantaisies coûteuses auxquelles il était accoutumé... Ces doléances trouvaient toujours un écho passionné chez Héloïse.
– Ah ! celui-là est bien mon frère ! disait-elle. Nous n’avons pas tes goûts bourgeois, Genovefa, nous ne savons pas nous plier aux privations quotidiennes. Voilà pourquoi je suis seule capable de le comprendre !
Mais elle se gardait bien, toutefois, de distraire pour lui quoi que ce fût des sommes destinées à sa toilette ou à ses distractions.
Le crépuscule envahissait le salon où travaillait Genovefa. La jeune fille posa son ouvrage dans une corbeille et, se levant, vint s’accouder à la fenêtre ouverte.
L’air tiède sentait la violette. Des parterres fraîchement remués s’étendaient sous les yeux de Genovefa et, dans le jour déclinant, on discernait encore les feuilles nouvelles de quelques arbres. Des lueurs commençaient de paraître aux fenêtres, des points lumineux s’allumaient à travers rues et boulevards. Aux oreilles de Genovefa arrivait la rumeur confuse faite des mille bruits de la cité.
C’était pour elle l’heure reposante. Elle s’accordait chaque jour cet instant de répit, ces minutes de méditation dans la paix du soir. Mais, aujourd’hui, à peine avait-elle offert son front à la brise de mars que Léna entra, apportant la lampe et annonçant :
– Une lettre, mademoiselle Genovefa.
La jeune fille se détourna vivement.
– Donnez, Léna ! C’est de mon frère, sans doute... Mais non... Je ne connais pas cette écriture...
Tout en parlant, elle fendait l’enveloppe, puis sortait la feuille couverte d’une ferme écriture masculine et regardait la signature.
– Le comte de Redwitz ! Que peut-il nous vouloir ?
Jusqu’alors, tout s’était passé entre lui et l’homme d’affaires. Héloïse lui avait écrit une lettre de remerciement qui n’avait pas reçu de réponse.
Genovefa lut rapidement :
« Mes cousines,
« En dépit du profond dissentiment qui m’a séparé de Charlotte de Redwitz, votre mère et ma cousine, je ne puis oublier que vous êtes de notre race. J’ai donc résolu de vous connaître et, pour ce faire, je vous demande de venir passer quelques semaines dans ma résidence de Nelbrück. Vous y trouverez un vieil homme solitaire, une maison silencieuse et retirée, peu ou point de distractions – toutes choses qui ne vous tenteront guère, sans doute. Mais faites ce sacrifice à un parent inconnu et venez prendre une provision de forces dans notre belle forêt. Peut-être y trouverez-vous aussi le bonheur.
« Écrivez-moi promptement et croyez que je suis tout vôtre,
« Jobst, comte de Redwitz. »
Genovefa laissa tomber la feuille sur la table et appuya son front contre sa main. Cette lettre la surprenait fort. À quel propos ce parent, jusqu’ici demeuré totalement indifférent, se décidait-il, au bout de plus d’une année, à se rapprocher des enfants de cette cousine devenue pour lui une étrangère ?
Un parfum d’héliotrope pénétra dans le salon, annonçant l’entrée d’Héloïse. Celle-ci avait déjà bien éclairci son deuil et, depuis quelques mois, elle reprenait autant que possible sa vie mondaine. Mais, plus d’une fois, des blessures de vanité lui avaient été infligées par ceux qui entouraient naguère la riche héritière. Le luxe d’autrui lui rendait, en outre, plus sensible la privation de celui dont elle avait joui dans la demeure paternelle. Et les récriminations amères venaient alors mettre à l’épreuve la patience de Genovefa.
Elle avait dû éprouver aujourd’hui quelque contrariété, car son visage était contracté, ses sourcils froncés. D’un geste brusque, elle jeta son ombrelle sur une chaise en demandant :
– Que fais-tu, à méditer devant cette lettre ?
Sans mot dire, Genovefa lui tendit le billet.
– Qu’est-ce ? Un créancier ?
– Lis.
Héloïse s’exclama à deux reprises, en parcourant le court billet du comte de Redwitz. Après avoir terminé, elle murmura :
– Étrange !... Mais peut-être y a-t-il quelque chose à faire de ce côté.
– Que veux-tu dire ?
– Eh bien ! nous sommes ses plus proches parents, par conséquent, ses héritiers naturels. Donc, il ne faut pas négliger une pareille occasion de nous rapprocher de lui.
– Il ne me conviendrait nullement d’avoir l’air de courir après son héritage !
Héloïse leva les épaules.
– Est-ce lui, oui ou non, qui nous invite à venir le voir ? De ce seul fait, ton ombrageuse dignité se trouvera sauvegardée.
– Mais il avait rompu tous rapports avec notre mère, et il a toujours dédaigné notre père...
– Il est probable qu’il le regrette, puisqu’il nous appelle près de lui.
La physionomie de Genovefa témoignait de quelque perplexité. Pensivement, la jeune fille murmura :
– Il est certain qu’il serait difficile de refuser... Cependant, je ne me rendrai là-bas qu’à contrecœur.
– Pourquoi cela ?
– Je crains des ennuis, des conflits... Il paraît que ce comte de Redwitz était, dans sa jeunesse, un indomptable orgueilleux, sujet à de terribles emportements S’il est demeuré tel, l’existence peut être fort désagréable pour nous, là-bas.
– L’âge l’aura calmé. Puis, s’il est trop insupportable, nous trouverons un prétexte pour quitter son vieux Nelbrück un peu plus tôt. Évidemment, il faut convenir que ce ne sera pas fort gai ! Nous tâcherons de faire inviter Stephan. Il est élégant cavalier, il porte bien l’uniforme et plaira certainement à M. de Redwitz.
Tout en parlant, Héloise se penchait et prenait, dans une petite bibliothèque, un volume qu’elle se mit à parcourir.
– Agréable découverte ! Nelbrück n’est qu’à dix kilomètres de la petite ville d’eaux de Bursbaden. De plus, tout près, se trouve le château ducal de Sarrenheim. Pour peu que la famille régnante de Thünbach y vienne faire un séjour, je trouverai là des éléments de distraction et, qui sait !... peut-être la possibilité de faire un mariage convenable ! Tout cela me tente, décidément. Nous allons répondre sans tarder à M. de Redwitz, Genovefa ?
– Mieux vaudrait réfléchir, il me semble.
– À quoi bon ? Refuser serait nous aliéner ce parent, notre seul espoir pourtant. C’est dit, je réponds par une acceptation – à moins que tu ne te charges de rédiger cette lettre, car le style épistolaire n’est pas mon fort.
– Soit, j’écrirai demain.
Genovefa préférait répondre elle-même, car elle craignait que sa sœur ne sût pas maintenir leur dignité à l’égard de ce riche parent. Elle n’avait guère d’illusions sur son aînée, dont la nature, habile pour l’intrigue, ignorait délicatesse et fierté. Cette habileté, ne la mettrait-elle pas en action pour essayer de circonvenir M. de Redwitz ? Genovefa avait tout lieu de le redouter, et elle voyait là, en dehors de l’inconnu que représentait le caractère du seigneur de Nelbrück, une suite d’ennuis en perspective.
Cependant, comme l’avait dit Héloïse, il était presque impossible de refuser – d’autant plus impossible que Genovefa voyait sa sœur complètement décidée à ce séjour. Il fallait que ses mondaines relations lui eussent infligé d’assez pénibles froissements pour qu’elle envisageât presque avec plaisir un séjour dans cette demeure dont le comte de Redwitz ne cachait pas le peu d’agrément au seul point de vue qui, à l’ordinaire, intéressait Héloïse. Puis il y avait aussi, chez elle, cet espoir de conquérir l’opulent héritage. Ainsi donc, il serait vain de penser à changer sa résolution à ce sujet.
En outre, à la réflexion, Genovefa songeait que M. de Redwitz, qui devait avoir une soixantaine d’années, était peut-être malade ou infirme. Elle savait aussi par Léna, à qui la défunte Mme de Herstein avait parlé parfois de son cousin, que celui-ci, un des plus beaux cavaliers de l’Allemagne, avait mené en sa jeunesse une existence fort mondaine et n’avait à peu près rien conservé des enseignements religieux de l’enfance. Peut-être, de façon ou d’autre, moralement ou physiquement, serait-il possible de lui faire quelque bien.
« C’est sans doute la volonté de Dieu qui nous appelle là-bas, songea-t-elle. Mais, vraiment, ce voyage me coûte à un point que je ne saurais dire. »