IIILa voiture roulait sous une voûte de verdure claire. De chaque côté de la route montante, bien entretenue, qui conduisait directement à Nelbrück, s’étendait la profondeur mystérieuse de la forêt. L’ombre fraîche, semée de lumière, s’allongeait entre les vieux troncs, entre l’enchevêtrement des branches garnies de feuilles nouvelles. Partout s’épanchait la sève printanière, frisson de vie dans la forêt palpitante sous la caresse d’avril naissant. L’air vif, parfumé de senteurs agrestes, venait frapper le délicat visage de Genovefa et soulever ses cheveux blonds.
La jeune fille avait relevé le léger voile de tulle noir qui entourait son chapeau pour mieux respirer cette brise vivifiante qui mettait une teinte rose sur ses joues un peu pâles.
– Que cette forêt est belle ! dit-elle avec ravissement. Il doit être délicieux de vivre dans cet air pur, loin de l’existence enfiévrée des villes.
Héloïse eut un sourire railleur. Paresseusement étendue sur les coussins de drap brun, elle laissait errer autour d’elle un regard distrait, et même passablement ennuyé.
– Grand merci, ma très chère ! Pour ma part, je ne souhaiterais pas d’y faire un trop long séjour ! L’hiver doit être épouvantable, ici ! Te figures-tu cette route, si facile aujourd’hui, enfouie sous la neige et balayée par les tempêtes glacées ? J’en frissonne à la seule pensée !
– Qu’importe, si le logis est doux et le cœur content !...
Héloïse éclata de rire en regardant sa sœur d’un air moqueur.
– Enfant sentimentale, de quel siècle sors-tu ? Vraiment, je ne sais de qui tu as hérité ces idées-là ? Pas de notre père, en tout cas. Quant à cette toquade qui semble te prendre dès l’abord pour la forêt, tu la tiens peut-être des Redwitz, car il faut que le comte Jobst en ait aussi une fameuse, pour s’enterrer ici toute l’année.
Le comte Jobst... Pendant quelques instants Genovefa avait oublié l’ennui de cette arrivée prochaine, de cette première entrevue avec le parent inconnu. Cependant, elle se trouvait dans la voiture du seigneur de Nelbrück, une vaste calèche attelée de chevaux déjà vieux, mais de belle allure encore. Le cocher, un vieil homme maigre, vêtu d’une correcte livrée noire, avait accueilli les deux jeunes filles à la descente du train et donné aux employés les instructions nécessaires pour qu’on transportât les bagages à Nelbrück. En face de ses jeunes maîtresses était assise Léna. Un mot du comte de Redwitz avait informé ses parentes qu’il serait satisfait de leur voir emmener leur servante, si celle-ci était une femme de confiance, son personnel étant très restreint et d’âge plus que mûr. Léna avait accepté avec enthousiasme et Genovefa se sentait heureuse de conserver près d’elle ce cœur fidèle, sur le dévouement duquel elle savait pouvoir compter.
Jusqu’alors, la voiture n’avait croisé que quelques bûcherons ou gardes-forestiers. Mais Héloïse dit tout à coup :
– J’aperçois là-bas une charrette anglaise conduite par une dame.
C’était une élégante petite voiture, attelée d’un fort beau cheval bai. La jeune personne qui conduisait était vêtue de drap gris-bleu et coiffée d’un très simple chapeau blanc sous lequel se voyaient quelques boucles de cheveux blonds. En passant près de la calèche, elle tourna un peu la tête, montrant un fin visage plein de charme et deux beaux yeux qui témoignaient de quelque surprise.
– Vraiment, je ne pensais pas rencontrer âme qui vive dans cette forêt... c’est-à-dire des gens civilisés, déclara Héloïse, après le passage de la voiture. Cette jeune inconnue serait-elle une voisine ? Je le souhaite de toute mon âme, car je ne suis pas enthousiaste des beautés de la solitude, moi !
Son coup d’œil connaisseur avait eu vite fait de détailler l’irréprochable élégance du petit équipage, la tenue correcte du domestique et la perfection du simple costume porté par la promeneuse.
– Je pense que nous arrivons... La route monte de plus en plus, dit Genovefa en se penchant pour regarder au-devant de la voiture.
Les grands arbres majestueux s’espaçaient maintenant et le taillis commençait, couvert de la fraîche verdure de ses pousses printanières. Une herbe fine, semée de fleurs, couvrait le sol et les talus. En dépit de la montée plus forte, les chevaux avançaient d’un pas encore vif, sentant probablement le voisinage du logis et du foin odorant.
De fait, l’équipage fit tout à coup un brusque détour et se trouva dans un très vaste espace découvert, au bord duquel venaient s’incliner les derniers arbres du taillis. Là se dressait une massive construction de pierre rousse, lézardée de toutes parts et portant des traces d’incendie. Les fenêtres laissaient apercevoir des salles nues, délabrées, des plafonds effondrés. Devant le logis, des châtaigniers et des tilleuls, garnis de feuilles naissantes, formaient une sorte de quinconce, étendant leur ombre légère sur les vieux murs dégradés, sur la porte massive garnie d’énormes clous rouillés.
En retour sur ce bâtiment s’avançait une aile de construction plus récente, demeurée dans un parfait état de conservation. Très longue, et uniquement composée d’un rez-de-chaussée, surmontée de hautes fenêtres mansardées, elle présentait aux arrivants une rangée de larges vitres étincelantes. Le sol était soigneusement sablé devant cette demeure, mais l’herbe poussait aux alentours sur l’esplanade, continuant le tapis velouté dont était couvert le sol de la forêt.
Une porte-fenêtre s’était ouverte et, sur le seuil, apparaissait une corpulente personne vêtue de noir, coiffée d’un bonnet de dentelle. Elle descendit les trois marches et, s’avançant vers la voiture, fit une profonde révérence.
– Soyez les bienvenues à Nelbrück, gracieuses demoiselles !... Sa Seigneurie vous attend. Permettez-moi de vous introduire.
Elle aida les jeunes filles à descendre et les précéda vers la maison. Tout en s’effaçant pour les laisser entrer, elle enveloppa chacune d’elles d’un coup d’œil discret et bienveillant.
Héloïse jeta un regard surpris et passablement dédaigneux autour de la pièce où elle pénétrait. Très vaste, couverte, du parquet au plafond, de boiseries gris pâle, elle ne renfermait, en effet, rien qui pût plaire à l’élégante jeune personne. Les meubles aux formes raides, datant des premières années du siècle, les sièges couverts de velours vert fané, les rideaux de soie du même vert passé, formaient un ensemble incontestablement disgracieux et sec. Mais le soleil d’avril déversait une éblouissante lueur blonde par les fenêtres ouvertes et réussissait à mettre un peu de vie, de lumière, dans la pièce à l’aspect glacé.
– M. le comte se promène dans le parterre. Je vais le prévenir, dit la grosse dame, après avoir invité les jeunes filles à s’asseoir.
Tandis qu’elle s’éloignait, Héloïse se laissa tomber sur un siège.
– Quel goût dans le choix de ce mobilier ! dit-elle d’un ton moqueur. Ne se croirait-on pas chez quelque petit bourgeois, ou chez quelque hobereau ruiné, plutôt que dans la demeure du haut et puissant comte de Redwitz ?... Cependant, il possède en Saxe l’un des plus beaux châteaux de l’Empire, sans compter les autres, de moindre importance. En vérité, ce Nelbrück me fait l’effet d’une triste bicoque... Que regardes-tu là, Genovefa ?
Elle se leva et se rapprocha de sa sœur, qui considérait un portrait de jeune femme en robe blanche à la mode du premier Empire. Cette belle personne brune, de mine altière, avait les épaules, le corsage et la chevelure couverts de joyaux.
Genovefa se détourna et regarda Héloïse.
– Je trouve que tu as quelque ressemblance avec elle.
– Oui, c’est possible. Sans doute est-ce une de nos aïeules. Quelle profusion de bijoux ! M. de Redwitz doit posséder de véritables trésors en fait de pierreries !
Elle s’interrompit au bruit léger d’une porte qui s’ouvrait. La grosse dame entra et dit en s’inclinant :
– Sa Seigneurie vous attend, gracieuses demoiselles.
Elle ouvrit les deux battants de la porte et les jeunes filles entrèrent dans une pièce couverte à mi-hauteur de boiseries sculptées, tendue de tapisseries anciennes représentant des scènes mythologiques... Un large bureau garni de bronzes et des bibliothèques d’acajou formaient l’ameublement de ce cabinet de travail éclairé par trois fenêtres drapées de soie rouge.
Devant l’une d’elles se tenait debout un homme de haute taille. Un reflet de pourpre enveloppait sa tête hautaine, couverte d’une épaisse chevelure presque blanche. Des yeux sombres se posèrent sur les deux sœurs et, en s’arrêtant sur Genovefa, témoignèrent d’une surprise mêlée de quelque émotion.
– Je suis heureux de vous recevoir à Nelbrück, mes cousines.
Tout en parlant ainsi d’un ton courtois, M. de Redwitz s’avançait en tendant la main à ses jeunes parentes.
– ... Ainsi que je vous l’ai écrit, vous ne trouverez ici que peu de distractions et une demeure assez démunie de confortable ; mais la vie paisible et l’air incomparable de la forêt ne pourront que vous être favorables, après les émotions que vous avez traversées.
– Ajoutez-y le plaisir de connaître enfin un membre de notre famille maternelle, mon cousin ! dit Héloïse avec son plus aimable sourire. Nous désirions tellement voir cesser ce regrettable malentendu !
Un pli se forma sur le front du comte. Genovefa eut un regard de reproche vers sa sœur qui, avec son habituel aplomb, entamait la première cette brûlante question dont l’initiative aurait dû être laissée à leur parent.
Pendant un instant, M. de Redwitz demeura silencieux, caressant machinalement sa barbe demeurée presque complètement blonde. Puis il dit d’un ton de froide résolution, en désignant des sièges aux jeunes filles :
– Asseyez-vous, mes cousines. Il est nécessaire de vous donner quelques explications, et je pensais le faire dès demain. Mais puisque vous entrez vous-même dans le sujet, je crois préférable de mettre aussitôt les choses au point. Je serai bref, d’ailleurs.
Il attira à lui une chaise et appuya légèrement ses mains sur le dossier. Ainsi posé, il se trouvait en face de Genovefa, dans la pleine lumière qui traversait les grandes vitres, et la jeune fille vit distinctement ce très remarquable visage à l’expression altière, ces yeux noirs d’une beauté rare, tout cet être superbe et fort que les années n’avaient pu encore courber ni flétrir, pas plus qu’une longue retraite dans ce pays retiré n’avait en rien diminué la distinction souveraine qui faisait de Jobst de Redwitz le type du grand seigneur.
– ... Vous supposez sans doute que la mésalliance de votre mère fut la seule cause de sa rupture d’avec les siens ? C’est une erreur. Elle fut « une » des causes. Voici l’autre : Charlotte de Redwitz m’était fiancée, avant d’épouser M. de Herstein.
Sans paraître remarquer la surprise des jeunes filles, il poursuivit, avec une intonation froide et dure :
– Je suis ainsi fait que je ne pardonne jamais une injure. De même, ne croyez pas que je passe condamnation sur ce mariage qui, je le répète, fut pour une Redwitz une réelle mésalliance. Mais, étant donné des raisons qu’il est inutile de vous exposer – l’une d’entre elles est qu’après tout vous avez dans les veines du sang de ma race – j’ai jugé bon de ne pas vous rendre responsables des torts maternels...
Genovefa se leva avec tant de vivacité que son fauteuil faillit tomber. Une rougeur brûlante montait à son visage et dans ses yeux étincelait l’indignation.
– Je regrette de n’avoir pas eu plus tôt connaissance de vos sentiments, comte de Redwitz ! Car, en de telles conditions, jamais je n’aurais accepté de venir ici, dans cette maison où l’on garde une pareille rancune contre les morts et où le nom de mon père est méprisé ! Mais il est temps encore de réparer cette erreur. Je vous prierai de nous faire reconduire à la gare... Et vous ne trouverez pas étrange qu’après la révélation qui vient de nous être faite, je ne puisse plus longtemps accepter l’aide pécuniaire que vous avez cru devoir m’octroyer.
Pendant quelques secondes, M. de Redwitz parut frappé de surprise. Puis une lueur d’irritation traversa son regard et ses sourcils eurent un terrible froncement.
– Que signifie cela ?
Sa voix frémissait de colère.
– ... Vous prétendez partir d’ici ? Pour aller où ?
– Je retournerai à Fürtsberg, et je travaillerai – ce que j’aurais dû faire déjà. Mais Héloïse et Stephan ne voulaient pas en entendre parler. Puis il paraît que je n’avais pas le droit de refuser cette somme que vous versiez à mon intention. Cependant, il m’est impossible, maintenant, de l’accepter...
Héloïse, qui semblait jusqu’alors absolument pétrifiée par l’audace de sa cadette, bondit de son siège et s’avança, les mains jointes, le regard éploré, vers M. de Redwitz.
– C’est abominable !... Oser vous parler ainsi, mon cousin !... Je vous en supplie, n’ayez pas égard aux propos d’une enfant stupide, exaltée !
La physionomie du comte se détendit légèrement, tandis qu’un peu d’ironie luisait dans son regard.
– Calmez-vous, Héloïse. J’aime la franchise, et celle de Genovefa ne me déplaît pas. D’ailleurs, je comprends le sentiment de délicatesse qui la fait parler ainsi... Mais, comme le dit votre sœur, vous exagérez, Genovefa ! Et que signifie cette idée de travail ? Quelle sorte de travail, d’abord ?
– Je pense trouver à donner des leçons...
Il eut un brusque mouvement de surprise indignée.
– Des leçons !... Une descendante des Redwitz ! Ah ! par exemple !
– Là, tu vois que M. de Stoffenhauberg, ton tuteur, et moi-même ne sommes pas les seuls à nous élever contre tes idées ridicules ! dit Héloïse d’un ton de triomphe. Et si vous entendiez ses théories égalitaires, mon cousin ! D’après elle, nous ne sommes pas plus que le mendiant qui passe sur la route...
– Devant Dieu, en effet, riposta Genovefa.
La physionomie du comte se durcit.
– Les théories égalitaires ne sont pas admises chez moi, dit-il sèchement. Je considère que nous autres, nobles, sommes d’une race à part et ne devons jamais nous abaisser en frayant avec ceux qui sont au-dessous de nous.
– Vous oubliez que nous sommes chrétiennes ! Notre religion, au contraire, nous enseigne à nous pencher vers ceux que l’on appelle les humbles de ce monde, et qui sont souvent si grands devant Dieu.
Héloïse interrompit sa sœur avec vivacité.
– Parle pour toi ! Personnellement, je suis tout à fait de l’avis de notre cousin et je me considère en effet comme fort au-dessus d’eux.
– À la bonne heure, voilà une vraie aristocrate ! dit M. de Redwitz. Je crains que vos idées religieuses ne soient très exagérées, Genovefa... Mais, pour en revenir à notre sujet, c’est-à-dire à ce projet de prompt départ dont vous parliez tout à l’heure, je dois vous avertir que, venue à Nelbrück de votre plein gré, vous y resterez... quelque temps du moins. Quant à ces idées de travail, jamais elles ne seront approuvées par moi, ni, j’en suis persuadé, par M. de Stoffenhauberg, dont je connais les opinions très arrêtées en matière de traditions aristocratiques.
– Ainsi, vous prétendez me retenir prisonnière ! dit Genovefa d’une voix que l’émotion faisait trembler légèrement
– Prisonnière ! Quel grand mot ! En tout cas, j’espère que la geôle ne vous semblera pas trop dure. Mais je m’aperçois dès maintenant qu’il est nécessaire de détruire en vous des idées tout à fait incompatibles avec les traditions de notre race. On dit dans notre pays : « Orgueilleux comme un Redwitz. » C’est exact. Chez nous, l’orgueil est considéré comme une vertu primordiale. Aussi n’avons-nous jamais admis une mésalliance, même relative comme fut celle de ma cousine Charlotte. Il est des cas où les Redwitz ont tout sacrifié à ce devoir de leur race, tout, jusqu’aux êtres les plus chers.
La voix du comte avait pris une intonation d’étrange dureté et, pendant quelques instants, une lueur d’orgueilleux défi éclaira ses yeux sombres.
Genovefa protesta vivement :
– Cela est affreux ! Je vous avertis que vous ne me convertirez jamais à des idées de ce genre, comte de Redwitz !
De nouveau, les sourcils du comte se froncèrent. Évidemment, cet homme n’était pas habitué à voir qui que ce fût lui résister et lui parler avec cette fière intrépidité.
– Vous me paraissez de nature assez combative, Genovefa de Herstein, dit-il avec une froide ironie. Y aurait-il donc chez vous quelque chose de la volonté de fer des Redwitz ? Nous verrons cela... Maintenant, mes jeunes cousines, je vais vous remettre entre les mains de ma femme de charge. Cette petite discussion m’a empêché de remplir aussitôt mes devoirs d’hospitalité.
Il sonna, et la grosse femme qui avait introduit les voyageuses apparut, un trousseau de clefs à la main.
– Stollman, vous allez installer Mlles de Herstein dans leur appartement... Mes cousines, nous nous retrouverons pour le dîner.
Il s’inclina légèrement. Son regard et celui de Genovefa se rencontrèrent. Il put lire dans les beaux yeux de la jeune fille une tranquille fermeté – et elle, de son côté, constata avec surprise qu’aucune irritation, aucun mécontentement même ne se discernait sur la hautaine physionomie du seigneur de Nelbrück.