IIAinsi que l’avait prévu Angelica, M. de Varouze, cessant tout à coup l’usage du lent poison dont sa femme avait su lui donner l’habitude, s’était trouvé en proie à une accablante dépression, le lendemain de sa discussion avec la comtesse. Certes, en dépit de tout son désir, il lui eût été bien impossible de quitter sa chambre, ni même de recevoir qui que ce fût. Cet état, d’ailleurs, ne s’était pas amélioré le lendemain. Le pauvre homme n’avait plus de force, il souffrait dans tous ses membres et le vide semblait s’être fait dans son cerveau.
Néanmoins, une insinuation d’Angelica, relative à l’effet favorable que produirait une piqûre de morphine, – oh ! à très petite dose ! – n’obtint aucun succès... Le malade grommela même, en jetant vers sa femme un coup d’œil méfiant :
– Tenez-vous donc à me tuer ?
Elle soupira douloureusement, en levant au plafond des yeux pleins de tristesse... Puis, serrant la main glacée du comte, elle murmura pathétiquement :
– Ah ! mon ami, pourquoi me déchirez-vous le cœur avec de pareils soupçons ?
Il ne parut pas l’entendre et retomba dans la torpeur qui lui était habituelle depuis quarante-huit heures.
Angelica n’essaya pas de l’en tirer. Jetant les yeux sur la pendule, qui marquait deux heures moins vingt, elle quitta la chambre de son mari et gagna la lingerie où travaillait Brigida.
À mi-voix, elle demanda :
– Le petit est dehors ?
– Oui, à droite de la maison. C’est là que j’ai fait mettre le tas de sable. Il s’amuse comme un bienheureux, avec sa pelle et son seau.
– Bien... Alors, je vais là-bas. Donne-moi les clefs, les fioles... tout ce qu’il faut.
La femme de charge sortit de sa poche deux clefs qu’elle tendit à la comtesse. Puis, se levant, elle alla ouvrir une armoire soigneusement fermée où elle prit deux petits flacons, un grand mouchoir et un assez long morceau de cordelette.
– Voilà... Qu’il ne laisse pas traîner le flacon de chloroforme dans le jardin, une fois qu’il s’en sera servi.
– Je le lui recommanderai... Toi, veille à ce que Lea ne quitte pas le château, car elle pourrait nous gêner grandement.
– Oui, oui, j’y aurai soin... D’ailleurs, elle prend sa leçon de musique avec Mlle Luce et, comme c’est la seule chose qui lui plaise, elle reste tranquille pendant ce temps-là.
La comtesse glissa les objets que venait de lui remettre la femme de charge dans un sac à ouvrage qu’elle tenait à la main, puis se dirigea vers la porte. Au moment de l’ouvrir, elle se détourna en murmurant :
– Tu sais, Brigida, le comte a décidément une vraie défiance, maintenant... Je crains d’avoir beaucoup de peine à changer ses idées.
Brigida haussa les épaules.
– Eh ! si donc, tu les lui changeras ! Son cerveau est à moitié abruti...
– Pas tant que je le croyais.
– S’il veut nous gêner, nous aviserons, va, ma petite belle. Ne t’inquiète pas à l’avance et occupe-toi pour le moment de nous débarrasser du petit garçon, dont la ressemblance avec son père est réellement ennuyeuse.
Angelica eut un geste affirmatif et sortit de la pièce. Elle descendit l’escalier d’un pas tranquille, prit au passage, dans le vestibule, une écharpe de laine mauve qu’elle jeta sur ses épaules et quitta le château du même pas sans hâte.
Pendant un moment, elle flâna dans les allées du jardin, s’arrêtant pour regarder quelque massif de fleurs d’automne, se penchant pour cueillir l’une d’elles. Ainsi, en paraissant marcher au hasard, elle passa non loin de la maison de Mahault. À quelques pas du vieux logis, le petit Étienne, muni d’une pelle et d’un seau, confectionnait avec ardeur des pâtés de sable. Cette occupation l’absorbait tellement qu’il ne vit pas Mme de Varouze... Celle-ci, d’ailleurs, ne se rapprocha pas de lui. Elle s’éloigna dans la direction du parc ; et, après dix minutes de marche, atteignit un point du mur de clôture où se voyait une petite porte basse, rarement utilisée.
Angelica l’ouvrit avec une des clefs qu’elle prit dans son sac. Puis, la laissant légèrement entrebâillée, elle alla s’asseoir un peu plus loin, sur un banc de pierre d’où elle pouvait apercevoir l’entrée.
Son attente ne fut pas très longue. Cinq minutes plus tard, le battant était poussé par une main prudente, laissant apparaître Orso Manbelli, vêtu d’un cache-poussière brun, coiffé d’un feutre beige.
Vivement, Angelica se leva et avança vers lui.
Il alla au-devant d’elle, prit la main qu’elle lui tendait et la serra énergiquement.
– Je suis exact au rendez-vous, Angelica.
– Très exact... Viens, que nous causions sans perdre de temps.
Il la suivit, une cinquantaine de mètres plus loin, jusqu’à un petit pavillon de briques en partie couvert de lierre et dissimulé dans un fouillis de verdure... Il se composait d’un rez-de-chaussée surmonté d’un comble en ardoises où s’ouvraient de petits œils-de-bœuf. Derrière les portes vitrées, les volets grisâtres étaient rabattus, achevant de donner à ce logis un air d’abandon et de tristesse.
Avec la seconde clef dont elle s’était munie, Angelica ouvrit une petite porte basse qui donnait directement dans une cuisine délabrée située sur les derrières du pavillon. De là, en traversant un étroit couloir, elle entra, suivie de son compagnon, dans une petite salle parquetée plongée dans une obscurité presque complète, car les volets clos ne laissaient pénétrer que de minces filets de jour.
Mme de Varouze alla écarter un peu l’un d’eux et Orso put voir alors que la pièce contenait seulement, en fait de meubles, un vieux canapé d’acajou recouvert de reps déchiré, deux fauteuils au dossier en forme de lyre, dont le bois était mangé par les vers, et une table boiteuse placée devant la cheminée de marbre gris, fort belle, que surmontait une glace verdie par l’humidité.
Orso demanda :
– Qu’est-ce que cette maison ?
– Un pavillon qui servait jadis de logis aux membres pauvres de la famille. Allons, assieds-toi et venons-en vivement au fait.
– Oui, dis-moi un peu le motif de cette convocation...
Tout en parlant, il s’asseyait près d’elle, sur le canapé déchiré. Prenant la main de sa cousine, il la baisa longuement.
– Le motif, le voici : j’ai besoin que tu me débarrasses de quelqu’un, Orso.
L’autre eut un sursaut et balbutia :
– Hein ?... Te débarrasser ?... Comment l’entends-tu ?
– Oh ! pas de la mauvaise manière !... Et c’est une chose sans danger pour toi. Il s’agit d’un enfant...
– Un enfant ?... Quel enfant ?
– Un petit être qui me gêne... qui pourrait peut-être, surtout, me gêner plus tard. Tu n’as pas besoin d’en savoir davantage pour agir.
– Eh ! mais, dis donc !... j’ai besoin tout au moins de savoir quels risques je cours !
– Aucun... Oui, aucun, je te l’affirme. Sa mère est malade, presque mourante, sa sœur est elle-même une enfant. C’est moi qui ferai les recherches, quand sera constatée sa disparition. Tu penses bien que je n’y mettrai pas un zèle... excessif !
– Ah ! comme cela... oui, je ne dis pas... Explique ton affaire, ma petite Angelica.
– Voilà... L’enfant, un petit garçon de cinq ans, joue en ce moment dans le jardin, tout seul, près de la maison où il habite avec sa mère et sa sœur. Tu t’approches de lui, avec un air aimable, pour qu’il ne se sauve pas, tu lui adresses la parole... et tu lui passes sous le nez ce flacon de chloroforme...
Elle sortit la fiole de son sac.
– ... Une fois le petit endormi, tu l’emportes vivement, jusqu’ici, où tu l’enfermes. Ce soir, à la nuit complète, tu reviens le chercher, tu lui fais avaler cette potion soporifique...
Elle sortit la seconde fiole.
– ... Tu l’emportes jusqu’à l’automobile qui t’attendra à peu de distance d’ici sur la route. Puis vous partez aussitôt en direction de Paris... Au cas où l’enfant s’éveillerait en cours de route et où tu craindrais de sa part quelque ennui, donne-lui encore la valeur d’une cuillerée à bouche de cette potion. Il restera sans doute passablement abruti pendant quelques jours, mais ce ne sera pas plus désagréable que cela pour Sephora, qui aura ainsi moins de peine avec lui.
– Sephora ?
– Eh ! oui, c’est à Sephora que tu conduiras le petit. C’est à Sephora que tu diras : « Angelica vous confie cet enfant et vous prie de lui trouver un asile sûr, chez des gens qui devront toujours ignorer qui il est, d’où il vient. » Il importe de s’arranger pour que, dans quelques années, je puisse cesser tout paiement et qu’il soit impossible à ces gens de découvrir la véritable identité des personnes qui lui auront ainsi confié ce petit étranger...
– En un mot, tu veux qu’il soit abandonné, livré à la charité publique ?
– Oui, pour qu’il n’existe aucune possibilité, plus tard, de découvrir la vérité sur son compte.
– Bien. J’expliquerai la chose à la signora Clesini.
– Alors, tu vas opérer dès maintenant... Viens, que je te montre de loin le petit. Nous n’avons d’ailleurs pas de rencontre à craindre, car j’ai envoyé le jardinier en courses pour tout l’après-midi, et les domestiques, à cette heure, sont occupés à leur travail.
– Oh ! je pense bien que tu as pris toutes tes précautions !... Mais, dis donc, je voudrais bien que tu sois aussi prudente et discrète quand il s’agit de moi. Crois-tu qu’il m’ait été agréable d’apprendre que la signora Clesini était au courant de... de ce que je suis venu faire dans ce pays, autrefois ?
Angelica eut un léger mouvement d’épaules.
– Sache, mon cher, que je n’ai pas de secret pour mon amie Sephora. Elle te connaît aussi bien que moi... mais tu n’as rien à craindre d’elle, je te l’affirme.
– Oui, oui, on dit cela... et puis, un beau jour, l’indiscrétion se produit... Avec cela que la signora doit avoir une belle dent contre le comte Dorghèse, et qu’elle serait bien capable, par vengeance, de lui raconter qu’elle n’ignore rien de ce qu’il a tenté autrefois contre son jeune cousin... par mon intermédiaire. Or, don Cesare, vindicatif entre tous, n’aura rien de plus pressé que de s’en prendre à moi, qui lui ai juré, sur ma tête, de ne dire mot à personne de cette affaire... Et jamais il ne voudra croire que j’ai tenu mon serment... ce qui est pourtant la vérité, car je ne t’ai rien dit, Angelica, et si tu n’avais pas trouvé mon porte-cigarettes, tu ignorerais toujours...
– Oui... mais je te répète que tu n’as rien à craindre. Quand Sephora voudra se venger du comte Dorghèse, elle saura le faire sans compromettre personne.
– Je veux bien te croire... mais j’aimerais beaucoup mieux qu’elle ignorât cette affaire-là... Maintenant, ma petite Angelica, il nous reste encore une question à régler. Combien me donneras-tu pour le service que je te rends ?
– Cinq mille francs... et le porte-cigarettes en question, que je conserve depuis dix ans.
– Oh ! cela !...
– Eh bien ! mais, c’est la seule pièce à conviction qui existe contre toi.
– Oui... mais comme tu ne voudrais pas me dénoncer, moi, ton cousin, elle ne te sert à rien...
– Soit... mais c’est un souvenir d’autrefois... et je pensais que tu y tenais... un peu...
Elle le regardait avec un reproche câlin... Il se rapprocha d’elle et lui saisit la main, en murmurant d’une voix frémissante :
– Oh ! Angelica !... Angelica si cruelle, tu le sais bien que cet autrefois n’est jamais sorti de ma mémoire... ni de mon cœur ! Et je t’aime toujours, comme en ce temps-là...
Elle l’interrompit, d’un geste à la fois gracieux et impératif.
– Nous parlerons de cela plus tard. En ce moment, occupons-nous de notre affaire... Repousse tout à fait ce volet... Bien... As-tu une lampe électrique pour cette nuit ?
– Oui, il y en a une dans la voiture.
– Il faudra bien enfermer l’enfant dans cette pièce et, pour plus de sûreté, l’attacher, le bâillonner. J’ai là ce qu’il faut. Par impossible, le jardinier ou quelqu’un d’autre viendrait rôder par ici, entendrait ses cris... Tout notre plan serait à l’eau !
– Je ferai le nécessaire, tu peux t’en rapporter à moi.
– Tiens, voici le mouchoir et la corde... Maintenant, partons.
Ils sortirent du pavillon, dont Angelica referma la porte. Puis elle en remit la clef à son cousin et y joignit celle de la petite porte du parc.
– Tu me les feras renvoyer par Sephora, dans quelques jours, lui dit-elle.
Par des petits sentiers, ils gagnèrent les jardins et atteignirent bientôt un bosquet d’où, sans être vus, ils pouvaient apercevoir la maison de Mahault.
Mme de Varouze étendit la main dans cette direction.
– Regarde, l’enfant est là. Il joue toujours tranquillement.
– Mais la mère et la sœur ne peuvent-elles pas me voir ?
– Non, Brigida les a enfermées dans leur chambre et, de leur fenêtre, elles ne peuvent pas voir de ce côté.
– Bon... Alors, je vais m’occuper de ça... Il faut bien que ce soit pour te faire plaisir, parce que... tu sais... m’attaquer à un enfant, ce n’est pas beaucoup mon affaire.
Angelica leva les épaules.
– Pour le mal que tu lui feras !... Et comme, s’il était demeuré ici, ce petit n’aurait pu prétendre à autre chose que d’être élevé par charité, tu n’as pas à te faire de scrupules au sujet du sort à peu près semblable qui l’attend... D’ailleurs, tu n’y as pas regardé de si près, il y a dix ans, quand tu attentais à la vie du petit prince Falnerra.
En appuyant sur les mots, en regardant bien en face l’Italien, Mme Varouze ajouta :
– C’est chose entendue, Orso ?... Pas de vaine sentimentalité ?
Il grommela :
– Oui, c’est entendu... on est toujours obligé de faire ce que tu veux...
Elle eut un léger sourire et, en lui serrant la main, murmura :
– Je saurai te montrer que je ne suis pas une ingrate... Maintenant, au revoir. Je vais inspecter les alentours et dans cinq minutes, si je ne suis pas revenue, tu exécuteras l’opération.
Il la regarda s’éloigner de son allure tranquille et gracieuse. Elle disparut dans une allée... reparut un peu plus loin... disparut encore... Les cinq minutes écoulées, Orso prit dans sa poche le flacon de chloroforme et, le dissimulant dans sa main, quitta le bosquet pour se diriger vers la maison de Mahault.
Étienne, à genoux près du tas de sable, s’amusait à en remplir ses mains et à le laisser filtrer entre ses doigts. Cette occupation l’absorbait si bien qu’il entendit le pas de l’Italien seulement quand celui-ci fut à quelques mètres de lui... Alors, il se détourna et le regarda sans témoigner d’aucune frayeur. Orso, d’ailleurs, souriait et lui dit doucement :
– Eh bien ! mon petit, tu t’amuses bien, là ?
L’enfant, laissant échapper le sable de ses mains, répondit poliment, ses beaux yeux bleus levés sur l’étranger :
– Oui, monsieur.
– Tu as fait de beaux pâtés, avec ce joli sable ?
– Oh ! oui !
Tout en parlant, l’Italien se penchait un peu vers le petit garçon.
– Tiens, je vais te montrer quelque chose...
Rapidement, il débouchait le flacon de chloroforme, se courbait sur l’enfant sans défense qu’il saisissait d’une main, pour l’immobiliser, tandis que de l’autre il lui tenait la fiole sous les narines...
Étienne essaya de se débattre, de crier... Mais la poigne vigoureuse d’Orso le maintenait fermement... et, très vite, le chloroforme faisait son œuvre. Le pauvre petit s’affaissa, endormi, entre les bras de l’Italien. Alors, celui-ci, ayant remis le flacon dans sa poche, enleva le corps inerte et s’éloigna dans la direction du pavillon.
Arrivé là, il gagna la pièce où il avait eu son entretien avec Angelica et déposa l’enfant sur le vieux canapé... Puis, debout à quelques pas de lui, il considéra longuement ce joli petit visage immobile, cette petite tête aux cheveux blonds légèrement teintés de fauve.
« Il est gentil, ce pauvre bambino, murmura-t-il en hochant la tête. Qui cela peut-il être ?... Sa mère est logée dans une des dépendances de la Roche-Soreix... En quoi cet enfant peut-il gêner Angelica ?... Hum ! elle doit manigancer quelque mauvais coup, ma charmante cousine ! Enfin, c’est son affaire... mais, moi, ça ne me dit rien, ce genre de travail. Il faut bien que ce soit pour elle... et qu’on ne puisse rien lui refuser, quand elle vous regarde avec un certain air... »
Les yeux assombris, Orso, avec une visible répugnance, posa en bâillon le mouchoir sur la bouche d’Étienne, lia les petites mains avec la cordelette, en ayant soin de ne pas trop la serrer... Puis il quitta le pavillon où demeurait seul, immobile, plongé dans un lourd sommeil, le fils de Gérault et de Medjine.