Chapter 8

3205 Mots
Il se rendit donc aussitôt à son hôtel et se fit annoncer. Les deux seigneurs se saluèrent poliment, car s’il n’y avait pas amitié entre eux, il y avait du moins estime. Tous deux étaient gens de cœur et d’honneur, et comme M. de la Trémouille, huguenot de croyance, et voyant rarement le roi, n’était d’aucun parti, il n’apportait en général dans ses relations sociales aucune prévention. Cette fois, néanmoins, son accueil, quoique poli, fut plus froid que d’habitude. – Monsieur, dit M. de Tréville, nous croyons avoir à nous plaindre chacun l’un de l’autre, et je suis venu moi-même pour que nous tirions de compagnie cette affaire au clair. – Volontiers, répondit M. de la Trémouille, mais je vous préviens que je suis bien renseigné, et que tout le tort est à vos mousquetaires. – Vous êtes un homme trop juste et trop raisonnable, monsieur, dit M. de Tréville, pour ne pas accepter la proposition que je vais vous faire. – Faites, monsieur, j’écoute. – Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre écuyer ? – Mais, monsieur, fort mal. Outre le coup d’épée qu’il a reçu dans le bras, et qui n’est pas autrement dangereux, il en a encore ramassé un autre qui lui a traversé le poumon, de sorte que le médecin en dit de pauvres choses. – Mais le blessé a-t-il conservé sa connaissance ? – Parfaitement. – Parle-t-il ? – Avec difficulté, mais il parle. – Eh bien ! monsieur, rendons-nous près de lui. Adjurons-le, au nom du Dieu devant lequel il va être appelé peut-être, de dire la vérité. Je le prends pour juge dans sa propre cause, monsieur, et ce qu’il dira, je le croirai. M. de la Trémouille réfléchit un instant, puis comme il était difficile de faire une proposition plus raisonnable, il accepta. Tous deux descendirent dans la chambre où était le blessé. Celui-ci, en voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui venaient lui rendre visite, essaya de se soulever sur son lit, mais il était trop faible, et épuisé par l’effort qu’il avait fait il retomba presque sans connaissance. M. de la Trémouille s’approcha de lui et lui fit respirer des sels qui le rappelèrent à la vie. Alors M. de Tréville, ne voulant pas qu’on pût l’accuser d’avoir influencé le malade, invita M. de la Trémouille à l’interroger lui-même. Ce qu’avait prévu M. de Tréville arriva. Placé entre la vie et la mort comme l’était Bernajoux, il n’eut pas même l’idée de taire un instant la vérité, et il raconta aux deux seigneurs les choses exactement, telles qu’elles s’étaient passées. C’était tout ce que voulait M. de Tréville ; il souhaita à Bernajoux une prompte convalescence, prit congé de M. de la Trémouille, rentra à son hôtel et fit aussitôt prévenir les quatre amis qu’il les attendait à dîner. M. de Tréville recevait fort bonne compagnie, toute anticardinaliste d’ailleurs. On comprend donc que la conversation roula pendant tout le dîner sur les deux échecs que venaient d’éprouver les gardes de Son Éminence. Or, comme d’Artagnan avait été le héros de ces deux journées, ce fut sur lui que tombèrent toutes les félicitations, qu’Athos, Porthos et Aramis lui abandonnèrent, non seulement en bons camarades, mais en hommes qui avaient eu assez souvent leur tour pour qu’ils lui laissassent le sien. Vers six heures, M. de Tréville annonça qu’il était tenu d’aller au Louvre ; mais comme l’heure de l’audience accordée par Sa Majesté était passée, au lieu de réclamer l’entrée par le petit escalier, il se plaça avec les quatre jeunes gens dans l’antichambre. Le roi n’était pas encore revenu de la chasse. Nos jeunes gens attendaient depuis une demi-heure à peine, mêlés à la foule des courtisans, lorsque toutes les portes s’ouvrirent et qu’on annonça Sa Majesté. À cette annonce, d’Artagnan se sentit frémir jusqu’à la moelle des os. L’instant qui allait suivre devait, selon toute probabilité, décider du reste de sa vie. Aussi ses yeux se fixèrent-ils avec angoisse sur la porte par laquelle devait entrer le roi. Louis XIII parut, marchant le premier ; il était en costume de chasse, encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et tenant un fouet à la main. Au premier coup d’œil, d’Artagnan jugea que l’esprit du roi était à l’orage. Cette disposition, toute visible qu’elle était chez Sa Majesté, n’empêcha pas les courtisans de se ranger sur son passage : dans les antichambres royales, mieux vaut encore être vu d’un œil irrité que de ne pas être vu du tout. Les trois mousquetaires n’hésitèrent donc pas et firent un pas en avant, tandis que d’Artagnan au contraire restait caché derrière eux ; mais quoique le roi connût personnellement Athos, Porthos et Aramis, il passa devant eux sans les regarder, sans leur parler et comme s’il ne les avait jamais vus. Quant à M. de Tréville, lorsque les yeux du roi s’arrêtèrent un instant sur lui, il soutint ce regard avec tant de fermeté, que ce fut le roi qui détourna la vue ; après quoi, tout en grommelant, Sa Majesté rentra dans son appartement. – Les affaires vont mal, dit Athos en souriant, et nous ne serons pas encore faits chevaliers de l’ordre cette fois-ci. – Attendez ici dix minutes, dit M. de Tréville, et si au bout de dix minutes vous ne me voyez pas sortir, retournez à mon hôtel, car il sera inutile que vous m’attendiez plus longtemps. Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart d’heure, vingt minutes, et voyant que M. de Tréville ne reparaissait point, ils sortirent fort inquiets de ce qui allait arriver. M. de Tréville était entré hardiment dans le cabinet du roi, et avait trouvé Sa Majesté de très méchante humeur, assise sur un fauteuil et battant ses bottes du manche de son fouet, ce qui ne l’avait pas empêché de lui demander avec le plus grand flegme des nouvelles de sa santé. – Mauvaises, monsieur, mauvaises, répondit le roi, je m’ennuie. C’était, en effet, la pire maladie de Louis XIII, qui souvent prenait un de ses courtisans, l’attirait à une fenêtre et lui disait : – Monsieur un tel, ennuyons-nous ensemble. – Comment ! Votre Majesté s’ennuie ! dit M. de Tréville. N’a-t-elle donc pas pris aujourd’hui le plaisir de la chasse ? – Beau plaisir, monsieur ! Tout dégénère, sur mon âme, et je ne sais si c’est le gibier qui n’a plus de voie ou les chiens qui n’ont plus de nez. Nous lançons un cerf dix cors, nous le courons six heures, et quand il est prêt à tenir, quand Saint-Simon met déjà le cor à sa bouche pour sonner l’hallali, crac, toute la meute prend le change et s’emporte sur un daguet. Vous verrez que je serai obligé de renoncer à la chasse à courre comme j’ai renoncé à la chasse au vol. Ah ! je suis un roi bien malheureux, monsieur de Tréville ! je n’avais plus qu’un gerfaut, et il est mort avant-hier. – En effet, sire, je comprends votre désespoir, et le malheur est grand ; mais il vous reste encore, ce me semble, bon nombre de faucons, d’éperviers et de tiercelets. – Et pas un homme pour les instruire ; les fauconniers s’en vont, il n’y a plus que moi qui connaisse l’art de la vénerie. Après moi tout sera dit, et l’on chassera avec des traquenards, des pièges, des trappes. Si j’avais le temps encore de former des élèves ! mais oui, M. le cardinal est la qui ne me laisse pas un instant de repos, qui me parle de l’Espagne qui me parle de l’Autriche qui me parle de l’Angleterre ! Ah ! à propos de M. le cardinal, monsieur de Tréville, je suis mécontent de vous. M. de Tréville attendait le roi à cette chute. Il connaissait le roi de longue main ; il avait compris que toutes ses plaintes n’étaient qu’une préface, une espèce d’excitation pour s’encourager lui-même, et que c’était où il était arrivé enfin qu’il en voulait venir. – Et en quoi ai-je été assez malheureux pour déplaire à Votre Majesté ? demanda M. de Tréville en feignant le plus profond étonnement. – Est-ce ainsi que vous faites votre charge, monsieur ? continua le roi sans répondre directement à la question de M. de Tréville ; est-ce pour cela que je vous ai nommé capitaine de mes mousquetaires, que ceux-ci assassinent un homme, émeuvent tout un quartier et veulent brûler Paris sans que vous m’en disiez un mot ? Mais au reste, continua le roi, sans doute que je me hâte de vous accuser, sans doute que les perturbateurs sont en prison et que vous venez m’annoncer que justice est faite. – Sire, répondit tranquillement M. de Tréville, je viens vous la demander au contraire. – Et contre qui ? s’écria le roi. – Contre les calomniateurs, dit M. de Tréville. – Ah ! voilà qui est nouveau, reprit le roi. N’allez-vous pas dire que vos trois mousquetaires damnés, Athos, Porthos, Aramis et votre cadet de Béarn, ne se sont pas jetés comme des furieux sur le pauvre Bernajoux, et ne l’ont pas maltraité de telle façon qu’il est probable qu’il est en train de trépasser à cette heure ! N’allez-vous pas dire qu’ensuite ils n’ont pas fait le siège de l’hôtel du duc de la Trémouille, et qu’ils n’ont point voulu le brûler ! Ce qui n’aurait peut-être pas été un très grand malheur en temps de guerre, vu que c’est un nid de huguenots, mais ce qui, en temps de paix, est d’un fâcheux exemple. Dites, n’allez-vous pas nier tout cela ? – Et qui vous a fait ce beau récit, sire ? demanda tranquillement M. de Tréville. – Qui m’a fait ce beau récit, monsieur ? et qui voulez-vous que ce soit, si ce n’est celui qui veille quand je dors, qui travaille quand je m’amuse, qui mène tout au-dedans et au-dehors du royaume, en France comme en Europe ? – Sa Majesté veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de Tréville, car je ne connais que Dieu qui soit si fort au-dessus de Sa Majesté. – Non, monsieur, je veux parler du soutien de l’état, de mon seul serviteur, de mon seul ami, de M. le cardinal. – Son Éminence n’est pas Sa Sainteté, sire. – Qu’entendez-vous par là, monsieur ? – Qu’il n’y a que le pape qui soit infaillible, et que cette infaillibilité ne s’étend pas aux cardinaux. – Vous voulez qu’il me trompe, vous voulez dire qu’il me trahit ? vous l’accusez alors. Voyons, dites, avouez franchement que vous l’accusez. – Non, sire, mais je dis qu’il se trompe lui-même ; je dis qu’il a été mal renseigné ; je dis qu’il a eu hâte d’accuser les mousquetaires de Sa Majesté, pour lesquels il est injuste, et qu’il n’a pas été puiser ses renseignements aux bonnes sources. – L’accusation vient de M. de la Trémouille, du duc lui-même. Que répondez-vous à cela ? – Je pourrais répondre, sire, qu’il est trop intéressé dans la question pour être un témoin bien impartial ; mais loin de là, sire, je connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m’en rapporterai à lui ; mais à une condition… – Laquelle ? – C’est que Votre Majesté le fera venir, l’interrogera, mais elle-même, en tête à tête, sans témoins, et que je reverrai Votre Majesté aussitôt qu’elle aura vu le duc. – Oui-dà ! fit le roi, et vous vous en rapporterez à ce que dira M. de la Trémouille ? – Oui, sire. – Vous accepterez son jugement ? – Sans doute. – Et vous vous soumettrez aux réparations qu’il exigera ? – Parfaitement. – La Chesnaye ! fit le roi, La Chesnaye ! Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait toujours à sa porte, entra. – La Chesnaye, dit le roi, qu’on aille à l’instant même me quérir M. de la Trémouille ; je veux lui parler ce soir. – Votre Majesté me donne sa parole qu’elle ne verra personne entre M. de la Trémouille et moi ? – Personne, foi de gentilhomme. – À demain, sire, alors. – À demain monsieur. – À quelle heure, s’il plaît à Votre Majesté ? – À l’heure que vous voudrez. Mais, en venant trop matin, je crains de réveiller Votre Majesté. – Me réveiller ! Est-ce que je dors ! Je ne dors plus, monsieur, je rêve quelquefois, voilà tout. Venez donc d’aussi bon matin que vous voudrez, à sept heures ; mais gare à vous si vos mousquetaires, sont coupables. – Si mes mousquetaires sont coupables, sire, les coupables seront remis aux mains de Votre Majesté, qui ordonnera d’eux selon son bon plaisir. Votre Majesté exige-t-elle quelque chose de plus ? qu’elle parle, je suis prêt à lui obéir. – Non, monsieur, non, et ce n’est pas sans raison qu’on m’a appelé Louis-le-Juste. À demain donc, monsieur, à demain. – Dieu garde jusque-là Votre Majesté ! Si peu que dormit le roi, M. de Tréville dormit plus mal encore ; il avait fait prévenir dès le soir même ses trois mousquetaires et leur compagnon de se trouver chez lui à six heures et demie du matin. Il les emmena avec lui ; sans leur rien affirmer, sans leur rien promettre, et ne leur cachant pas que leur faveur et même la sienne tenaient à un coup de dé. Arrivé au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi était toujours irrité contre eux, ils s’éloigneraient sans être vus ; si le roi consentait à les recevoir, on n’aurait qu’à les faire appeler. En arrivant dans l’antichambre particulière du roi, M. de Tréville trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu’on n’avait pas rencontré le duc de la Trémouille la veille au soir à son hôtel, qu’il était rentré trop tard pour se présenter au Louvre, qu’il venait seulement d’arriver et qu’il était à cette heure chez le roi. Cette circonstance plut beaucoup à M. de Tréville, qui, de cette façon, fut certain qu’aucune suggestion étrangère ne se glisserait entre la déposition de M. de la Trémouille et lui. En effet, dix minutes s’étaient à peine écoulées, que la porte du cabinet du roi s’ouvrit et que M. de Tréville en vit sortir le duc de la Trémouille, lequel vint à lui et dit : – M. de Tréville, Sa Majesté vient de m’envoyer quérir pour savoir comment les choses s’étaient passées hier matin, à mon hôtel. Je lui ai dit la vérité, c’est-à-dire que la faute était à mes gens, et que j’étais prêt à vous en faire mes excuses. Puisque je vous rencontre, veuillez les recevoir et me tenir toujours pour un de vos amis. – Monsieur le duc, dit M. de Tréville, j’étais si plein de confiance dans votre loyauté, que je n’avais pas voulu près de Sa Majesté d’autre défenseur que vous-même. Je vois que je ne m’étais pas a***é, et je vous remercie de ce qu’il y a encore en France un homme de qui on puisse dire sans se tromper ce que j’ai dit de vous. – C’est bien, c’est bien ! dit le roi, qui avait écouté tous ces compliments entre les deux portes ; seulement dites-lui, Tréville, puisqu’il se prétend de vos amis, que moi aussi je voudrais être des siens, mais qu’il me néglige, qu’il y a tantôt trois ans que je ne l’ai vu, et que je ne le vois que quand je l’envoie chercher. Dites-lui tout cela de ma part, car ce sont de ces choses qu’un roi ne peut dire lui-même. – Merci sire, merci, dit le duc, mais que Votre Majesté croie bien que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. de Tréville, que ce ne sont pas ceux qu’elle voit à toute heure du jour qui lui sont les plus dévoués. – Ah ! vous avez entendu ce que j’ai dit ; tant mieux, duc, tant mieux, dit le roi en s’avançant jusque sur la porte. Ah ! c’est vous, Tréville ? où sont vos mousquetaires ? je vous avais dit avant-hier de me les amener, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? – Ils sont en bas, sire, et avec votre congé La Chesnaye va leur dire de monter. – Oui, oui, qu’ils viennent tout de suite ; il va être huit heures, et à neuf heures, j’attends une visite. Allez, monsieur le duc, et revenez surtout. Entrez Tréville. Le duc salua et sortit. Au moment où il ouvrait la porte, les trois mousquetaires et d’Artagnan, conduits par La Chesnaye, apparaissaient au haut de l’escalier. – Venez, mes braves, dit le roi, venez, j’ai à vous gronder. Les mousquetaires s’approchèrent en s’inclinant ; d’Artagnan les suivait par derrière. – Comment diable ! continua le roi, à vous quatre, sept gardes de Son Éminence mis hors de combat en deux jours ! C’est trop, messieurs, c’est trop. À ce compte-là, Son Éminence serait forcée de renouveler sa compagnie dans trois semaines, et moi de faire appliquer les édits dans toute leur rigueur. Un par hasard, je ne dis pas ; mais sept en deux jours, je le répète, c’est trop, c’est beaucoup trop. – Aussi, sire, Votre Majesté voit qu’ils viennent tout contrits et tout repentants lui faire leurs excuses. – Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le roi, je ne me fie pas à leurs faces hypocrites ; il y a surtout là-bas une figure de Gascon. Venez ici, monsieur. D’Artagnan, qui comprit que c’était à lui que le compliment s’adressait, s’approcha en prenant son air le plus désespéré. – Eh bien, que me disiez-vous donc, que c’était un jeune homme ? c’est un enfant, monsieur de Tréville, un véritable enfant ! Et c’est celui-là qui a donné ce rude coup d’épée à Jussac. – Et ces deux beaux coups d’épée à Bernajoux. – Véritablement ! – Sans compter, dit Athos, que s’il ne m’avait pas tiré des mains de Biscarrat, je n’aurais très certainement pas l’honneur de faire en ce moment-ci ma très humble révérence à Votre Majesté. – Mais c’est donc un véritable démon, que ce Béarnais, ventre saint gris ! monsieur de Tréville, comme eût dit le roi mon père : « À ce métier-là, on doit trouer force pourpoints et briser force épées. » Or, les Gascons sont toujours pauvres, n’est-ce pas ? – Sire, je dois dire qu’on n’a pas encore trouvé des mines d’or dans leurs montagnes, quoique le Seigneur leur dût bien ce miracle en récompense de la manière dont ils ont soutenu les prétentions du roi votre père. – Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m’ont fait roi moi-même, n’est-ce pas, Tréville, puisque je suis le fils de mon père ? Eh bien ! à la bonne heure, je ne dis pas non. La Chesnaye, allez voir si en fouillant dans toutes mes poches vous trouverez quarante pistoles, et si vous les trouvez, apportez-les-moi. Et maintenant, voyons, jeune homme, la main sur la conscience, comment cela s’est-il passé ? D’Artagnan raconta l’aventure de la veille dans tous ses détails ; comment, n’ayant pas pu dormir de la joie qu’il éprouvait à voir Sa Majesté, il était arrivé chez ses amis trois heures avant l’heure de l’audience ; comment ils étaient allés ensemble au tripot, et comment, sur la crainte qu’il avait manifestée de recevoir une balle au visage, il avait été raillé par Bernajoux, lequel avait failli payer cette raillerie de la perte de la vie, et M. de la Trémouille, qui n’y était pour rien, de la perte de son hôtel. – C’est bien cela, murmurait le roi ; oui, c’est ainsi que le duc m’a raconté la chose. Pauvre cardinal ! sept hommes en deux jours, et de ses plus chers ; mais c’est assez comme cela, messieurs, entendez-vous ? c’est assez ; vous avez pris votre revanche de la rue Férou, et au-delà ; vous devez être satisfaits. – Si Votre Majesté l’est, dit Tréville, nous le sommes. – Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poignée d’or de la main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d’Artagnan. Voici, dit-il, une preuve de ma satisfaction. À cette époque, les idées de fierté qui sont de mise de nos jours n’étaient point encore de mode. Un gentilhomme recevait de la main à la main de l’argent du roi, et n’en était pas le moins du monde humilié. D’Artagnan mit donc les quarante pistoles dans sa poche sans faire aucune façon, et en remerciant tout au contraire grandement Sa Majesté. – Là ! dit le roi en regardant sa pendule, là, et maintenant qu’il est huit heures et demie, retirez-vous ; car ; je vous l’ai dit j’attends quelqu’un à neuf heures. Merci de votre dévouement, messieurs, j’y puis compter, n’est-ce pas ? – Oh ! sire, s’écrièrent d’une même voix les quatre compagnons, nous nous ferions couper en morceaux pour Votre Majesté. – Bien, bien ; mais restez entiers, cela vaut mieux, et vous me serez plus utiles ainsi. Tréville, ajouta le roi à demi-voix pendant que les autres se retiraient, comme vous n’avez pas de place dans les mousquetaires, et que d’ailleurs, pour entrer dans ce corps nous avons décidé qu’il fallait faire un noviciat, placez ce jeune homme dans la compagnie des gardes de M. des Essarts, votre beau-frère. Ah ! pardieu, Tréville, je me réjouis de la grimace que va faire le cardinal ; il sera furieux, mais cela m’est égal ; je suis dans mon droit. Et le roi salua de la main Tréville, qui sortit et s’en vint rejoindre ses mousquetaires, qu’il trouva partageant avec d’Artagnan ses quarante pistoles. Et le cardinal, comme l’avait dit Sa Majesté, fut effectivement furieux, si furieux que pendant huit jours il abandonna le jeu du roi, ce qui n’empêchait pas le roi de lui faire la plus charmante mine du monde, et toutes les fois qu’il le rencontrait de lui demander de sa voix la plus caressante : – Eh bien ! monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre Bernajoux et ce pauvre Jussac, qui sont à vous ?
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