PRÉAMBULE
Novembre 1993. La place du marché suscitait des envies de peinture. Peut-être en raison de sa symétrie paisible. L’église Sainte-Croix était trop imposante pour l’équilibre du dessin, mais il y avait longtemps que personne n’y prêtait plus attention. La place s’appuyait au centre sur une fontaine de Blavignac qui riait tout l’été.
À l’automne et pendant les mois plus froids, elle chantait en sourdine mais restait de toutes les fêtes. Trente-deux platanes étayaient le périmètre, telles des colonnes noueuses entre ciel et terre. Depuis 1808, ils n’avaient pas faibli. Un jour, quand ils seraient malades, il faudrait les remplacer. Ce ne serait pas une décision facile à prendre. En cette fin d’automne, le tapis de feuilles mortes décrivait une houle suivant les vents alternants qui parvenaient jusqu’à la place.
Carouge n’a pas le même parfum que Genève. Les Genevois y vont comme on part en vacances. Sur les terrasses, à la belle saison, la vie semble plus douce. Carouge est reliée à Genève par un pont. Ce n’est pas grand-chose, mais ça fait toute la différence. Carouge, par rapport à Genève, est comme une île, comme le Sud, comme la Provence. Carouge est un pays à part. On peut croire que tout y est permis. Carouge, c’est une bouffée de liberté.
Très vite, les artistes l’ont compris, qui ont envahi les lieux et apporté leur allure branchée dans les vieux murs datant du Royaume de Sardaigne. Le cœur historique de la petite ville résonne encore des propos contestataires qu’on y tint depuis des siècles. Carouge la rebelle, Carouge la farouche, Carouge qui, au milieu du XVIIIe siècle se retrouva sarde sans trop savoir comment, Carouge la licencieuse, Carouge la tolérante, Carouge la cosmopolite — peut-être parce que son nom latin était Quadrivium qui veut dire carrefour? — Carouge la mélangée. À Carouge, le Roi de Sardaigne octroya le droit de faire la fête et de tenir marché. C’est à Carouge que naquirent les premiers cabarets. Il suffisait alors de passer le pont, de quitter Genève la sombre, Genève la Calviniste, pour débouler dans le quartier des faux-monnayeurs, de Mandrin, le roi de la contrebande, au royaume des orpailleurs, ces rêveurs impénitents qui, au travers des siècles, ont continué à chercher dans l’Arve un or qu’elle recèle, mais en quantité à peine suffisante pour faire briller les yeux.
La Carouge céréalière, agricole, viticole, du début du XVIIIe siècle fit place à la ville que les architectes piémontais tentaient de construire et qui devait défier Genève. Carouge sut toujours s’adapter, encaissa ses changements d’identité avec un bonheur retenu, mua tant de fois que se perd dans ses archives la raison de la présence sur son blason d’un léopard sous un caroubier, ou était-ce plutôt un lion sous un chêne? Mais les plus belles légendes effacent souvent l’histoire. Le Cercle des Léopards eut si belle figure qu’il serait dommage aujourd’hui de les transformer en lionceaux… Ces hommes à l’intelligence vive, à l’humour piquant, ces notables du début du XXe siècle avaient su renforcer l’esprit de Carouge qui persiste encore aujourd’hui.
À Carouge, on s’assied, on boit un verre et on parle. À l’heure de la communication intensive, et extensive, Carouge, plus que jamais, offre le dialogue dans ses murs et sur ses terrasses.