Des teintes d’or, de pourpre et de cuivre glissent sur la vallée, se mêlant à la poussière soulevée par les pas hésitants de Neïly. Le vent, chargé d’odeurs de résine et de terre humide, porte aussi celle — plus âcre, plus intime — du souvenir. Le genre de souvenir qui vous serre la gorge avant même de se révéler.
Devant elle, la meute Moonlight s’étire dans un silence de pierre. Des silhouettes immobiles, presque spectrales, figées dans l’attente. On dirait que la terre elle-même retient son souffle, qu’aucun arbre n’ose frémir, qu’aucun oiseau n’ose troubler ce moment suspendu entre la lumière et la nuit.
Daimon s’avance.
Son ombre glisse sur les pierres, imposante, presque irréelle.
Ses yeux d’ambre capturent les derniers reflets du jour comme deux éclats de soleil prisonniers.
Il ne parle pas encore.
Il la regarde seulement.
Comme s’il voyait pour la première fois la femme derrière la louve, la cicatrice derrière la force, la tempête derrière le silence.
Et ce simple regard suffit à fissurer quelque chose en elle.
Neïly sent ses doigts trembler.
Pas de peur.
Non.
De colère.
De tout ce qu’elle a dû étouffer pendant dix-huit longues années : la honte, l’humiliation, les cris étouffés dans l’oreiller, les ordres hurlés par-dessus sa tête, l’attente insupportable d’un salut qui n’est jamais venu.
Puis les murmures derrière elle.
Une voix basse :
— Tu ne devrais pas être là…
Mais c’est trop tard.
Trop tard pour prévenir, trop tard pour reculer, trop tard pour effacer le sang invisible qui décore encore sa mémoire.
La lumière décline.
Et dans ce basculement fragile entre le jour et la nuit… quelque chose change.
Sous le dernier rayon du soleil, ses yeux virent au violet incandescent.
Un violet trop vif, trop vivant, trop ancien pour être humain.
La terre tremble légèrement.
Les feuilles frémissent d’une agitation inconnue.
Et un murmure silencieux s’élève du sol, comme si la forêt tout entière reconnaissait en elle quelque chose qu’elle-même refuse encore de voir.
La louve qu’ils avaient voulu dompter… se réveille.
L’aura de Neïly explose.
Pas comme une attaque.
Pas comme une menace.
Mais comme une vérité qu’on ne peut plus contenir, une onde de lumière et d’ombre qui se déploie autour d’elle et frappe l’air glacé.
Les guerriers Moonlight reculent d’un pas.
Même les plus anciens.
Même ceux qui l’avaient connue faible, soumise, blessée.
Le silence s’abat.
Lourd.
Étouffant.
Sacré.
Daimon avance d’un pas instinctif, comme si son corps savait avant son esprit qu’elle bascule.
— Neïly… arrête, souffle-t-il, la voix prise entre la crainte et une admiration qu’il ne parvient plus à masquer. Tu vas te blesser…
Mais elle n’entend plus.
Elle ne veut plus entendre.
Les souvenirs hurlent en elle, lacérant son âme comme un millier de griffes.
Ils l’ont enfermée.
Ils l’ont réduite.
Ils l’ont marquée.
Ils ont voulu faire d’elle une ombre.
Mais elle n’est pas une ombre.
Elle n’est plus une ombre.
Elle avance d’un pas.
L’aura pulse.
L’air vibre.
Son cœur bat trop vite.
Trop fort.
Comme s’il essayait de briser une cage invisible.
Puis, au milieu de la tempête intérieure, son regard croise celui de Daimon.
Et tout vacille.
Le feu se calme.
Sa respiration ralentit.
Son corps cesse de trembler — juste un instant.
Dans les yeux de l’Alpha, il y a cette chose qu’elle hait et qu’elle désire à la fois ; cette chose qu’elle nie mais qui la retient encore au bord du vide :
L’amour.
Ou quelque chose d’aussi dangereux.
— Pourquoi… c’est toi ? murmure-t-elle, la voix fendue, les larmes brûlantes traçant des sillons invisibles sur ses joues.
Daimon ne baisse pas les yeux.
Il ne fuit pas.
Il avance.
— Parce que c’est écrit, répond-il doucement. Parce que la Lune ne se trompe jamais sur ce qu’elle unit.
Il s’avance encore, même si le vent rugit, même si l’énergie qu’elle dégage semble vouloir le repousser.
Son ombre s’étend jusqu’à elle.
La chaleur de son instinct l’enveloppe.
Le ciel s’éteint lentement derrière eux.
La lune rouge monte, lourde, immense, témoin silencieuse de ce moment qui ressemble à une prophétie.
Neïly chancelle.
Entre rage et abandon.
Entre la vengeance qu’elle a portée comme un bouclier…
et la douceur terrible qu’elle devine dans les yeux de cet homme.
Une part d’elle veut tout brûler.
Tout.
La vallée, la meute, le passé, elle-même.
Réduire sa souffrance en cendres.
L’autre part…
la part qu’elle déteste…
veut simplement tomber dans ses bras.
Fermer les yeux.
Respirer.
Exister ailleurs que dans la douleur.
— Neïly… murmure-t-il. Tu n’es pas seule.
Elle secoue la tête.
Une larme tombe.
Une seule.
Et c’est comme si la terre entière se fissurait à l’endroit où elle s’écrase.
Ses jambes se dérobent un peu.
Son aura vacille.
La lumière qui l’entourait tremble.
Alors…
La lumière s’effondre.
Pas comme une explosion.
Non.
Comme une mue.
Une peau ancienne qui se détache, brûlée par la vérité.
Une nouvelle forme qui cherche encore comment respirer.
Le crépuscule se fige autour d’elle.
Un loup blanc hurle au loin, et l’écho traverse la vallée comme une bénédiction ou une mise en garde.
Et dans ce silence chargé de prophéties, une phrase résonne, portée par l’instinct, par la lune, par l’histoire encore invisible qui les attend :
« Ce n’est pas la fin, mais la mue. »
Et personne — ni elle, ni Daimon, ni le monde — ne sortira indemne de ce qui vient.