L’aube peine à naître.
Entre les nuages encore teintés de rouge, un rayon pâle glisse sur le monde comme une main timide qui n’ose pas vraiment réveiller la terre. Les ombres s’étirent, les arbres frémissent, et l’air porte encore l’odeur métallique du sang séché. La bataille est finie, ses échos engloutis dans le silence matinal, mais quelque chose demeure suspendu — une lourde attente, presque une prière.
Le sol est marqué de cicatrices noires, creusé par la puissance que Neïly a libérée la nuit précédente. Des fissures courent encore le long de la roche, comme si la lune rouge avait voulu laisser son autographe sur la terre elle-même. L’énergie de la nuit surnage encore dans l’air, palpable, vibrante, prête à se dissiper mais refusant pourtant de mourir.
Neïly est agenouillée près d’une de ces fissures. Ses doigts tremblants glissent sur la terre brûlée. Elle ne sent même pas la chaleur résiduelle : elle est ailleurs, enfermée dans ce souvenir qui danse sous sa peau, un souvenir de lumière, de rage, de force brute qu’elle n’aurait jamais cru posséder.
Son souffle est court. Son cœur bat trop lentement — ou trop vite. Elle n’arrive pas à savoir.
Elle ferme les yeux.
Le vent lui murmure quelque chose. Ce n’est pas une langue qu’elle connaît, mais elle en comprend le sens. Des mots ancestraux qui portent en eux la douceur d’un câlin maternel, et la menace d’une prophétie.
Elle ne sait pas si elle doit répondre. Au fond, elle ne sait même pas si elle en a la force.
Daimon s’approche doucement. Chose rare : ses pas ne font aucun bruit. Comme s’il craignait que la terre s’ouvre encore sous eux. Comme s’il avait peur qu’un souffle trop brusque la fasse disparaître.
Son regard est lourd. Trop lourd.
– C’est fini, dit-il, sa voix étouffée par l’émotion qu’il tente de camoufler.
Il s’accroupit, mais garde une distance. Comme si un simple contact risquait de la briser.
– Moonlight ne te touchera plus. Tu peux rester. Avec moi… avec nous.
Neïly lève enfin les yeux. Ses iris violets, encore habités par les reflets de la lune rouge, scintillent d’une lumière surnaturelle. Elle a l’air de quelqu’un qui revient de trop loin pour simplement se poser.
– Rester… souffle-t-elle.
Le mot tremble, fragile, étranger.
– Tu crois vraiment que c’est possible ?
Daimon hésite. Puis tend la main — ce qui, venant de lui, équivaut à un aveu déchirant.
– Je peux t’offrir une nouvelle meute. Un foyer. Une vie où tu n’auras plus à te battre seule.
Sa sincérité est si pure que ça lui fait presque mal au cœur.
Mais dans ses yeux, elle voit aussi une peur plus profonde.
Une peur qui n’est pas tournée vers elle… mais vers lui.
La peur de ne pas suffire.
La peur de la perdre.
La peur de ne pas pouvoir la protéger… même en restant à ses côtés.
C’est là qu’elle comprend.
Que son chemin, pour l’instant, ne s’arrête pas ici.
Une douleur douce, presque tendre, éclot dans sa poitrine.
Elle baisse les yeux vers son pendentif — le croissant de lune qu’elle porte depuis sa naissance.
Un bijou banal le jour… mais cette nuit, il s’est transformé.
Il pulse doucement.
Rouge.
Puis argent.
Puis rouge à nouveau.
Un battement.
Un souffle.
Comme un cœur qui s’éveille.
Et soudain, une voix éclate dans sa tête.
> Enfant de la lune et du sang, tu n’as pas encore trouvé ta place.
Le lien que tu refuses de voir te guidera vers ta vraie nature.
La voix est féminine, grave, ancienne.
Une voix qui vient de loin.
Une voix qui l’a toujours suivie, sans qu’elle ne la reconnaisse.
Neïly chancelle.
Daimon la rattrape d’un geste réflexe, mais elle se dégage aussitôt, presque brutalement.
– Je dois comprendre ce que je suis, murmure-t-elle, la gorge serrée.
Sa voix tremble, mais pas de peur — de certitude.
– Avant d’aimer… avant d’appartenir… avant de choisir… je dois savoir.
Le loup blanc apparaît alors derrière elle. Comme s’il attendait ce moment précis depuis la nuit des temps. Ses yeux bleus la scrutent avec une douceur infinie, comme s’il connaissait déjà la route qu’elle s’apprête à emprunter.
Elle pose sa main sur sa tête.
Le contact la rassure — un peu.
La déchire — beaucoup.
Elle croise une dernière fois le regard de Daimon.
– Ne me cherche pas.
La phrase tombe comme un couperet.
– Neïly… Ne fais pas ça. Pas seule.
Elle sourit tristement.
Un sourire qui dit “merci”, “pardon” et “adieu” en même temps.
– Si je reste, je t’enchaîne.
Elle avance d’un pas.
– Si je pars… je nous sauve.
Un vent froid traverse la vallée.
Sa robe blanche se soulève légèrement, donnant l’impression qu’elle flotte entre deux mondes.
Ses cheveux d’argent dansent autour de son visage, illuminés par la lumière fragile du matin.
Elle se tourne vers la forêt.
Chaque pas est douloureux.
Chaque pas est une libération.
Chaque pas est une promesse d’un avenir qu’elle ne comprend pas encore.
Mais elle avance.
Parce qu’elle le doit.
Parce qu’une force plus vieille que la meute, plus vieille que la lune elle-même, la tire en avant.
La lune rouge disparaît peu à peu derrière les montagnes.
Mais son pendentif continue de briller.
Rouge.
Vivant.
Presque brûlant.
Et dans le silence du matin, le vent porte une phrase qui n’appartient à aucun humain :
Ce n’est pas la fin d’une histoire.
C’est le commencement d’une légende.