La licorne indique une seconde fois son dos laissant entendre un petit rugissement pour indiquer son impatience.
— Je ne monterais jamais sur ton dos, explique le jeune garçon. N’insiste pas !
En réponse, celle-ci lève les yeux au ciel et secoue sa tête de droite à gauche en signe de lassitude. D’un bond sur ses pattes, la licorne s’envole. Laërry persuadé d’avoir fait comprendre qu’il ne monterait pas se sent fier de lui. Mais il a aussi un fort sentiment de solitude seul sur son plateau au-dessus de cette cascade crachant de la fumée liquide.
Des bruits sourds venant du dessus de sa tête lui font lever les yeux. Une forme longue cachant le soleil arrive droit sur lui. Son Tee-shirt se retrouve soudainement agrippé par deux sortes de pinces qui le soulèvent lentement du sol. Il ne faut pas beaucoup de temps au jeune garçon pour deviner de qui il s’agit. La peur du vide commence à se faire sentir à chacun des battements d’ailes de l’animal. Il imagine maintes et maintes fois que celle-ci finira par le lâcher au-dessus des arbres ou des eaux. À grande vitesse, la licorne vole en direction du soleil couchant avec entre ses serres acérées un jeune garçon sûrement impatient d’atterrir. En attendant, Laërry en profite pour contempler le tapis vert qui se trouve en dessous d’eux. Aucun arbre ne se ressemble. Leur feuillage est tel qu’il est impossible d’imaginer un rayon de soleil passer au travers. Plusieurs montagnes accolées forment un arc de cercle dont le point de départ est la cascade géante.
Après un long vol, Laërry commence à percevoir un sanctuaire construit dans un énorme tronc d’arbre en contre bas. Il est situé au milieu d’un lac sur un petit îlot. À la surface de l’eau se reflètent les rayons rouge-orangé d’un coucher de soleil sur le point de disparaître derrière le sommet d’une des montagnes encerclant le lac.
Tout en s’approchant du havre de paix au centre de l’étendue d’eau, le jeune garçon ne peut s’empêcher de s’exclamer :
— Il n’y a donc aucun moyen de se rendre d’un point à un autre sans voler ?
Il ne fallait pas s’attendre à recevoir une réponse de la licorne, elle ne parle pas, elle ne peut que ressentir les émotions des humains et les guider dans ce monde.
L’atterrissage se fait non sans embûche. L’animal à un mètre cinquante du sol lâche sans aucune précaution Laërry qui n’était pas du tout prêt à se réceptionner sur ses pieds. Ses jambes se dérobent à tel point qu’il s’écroule de tout son être. La licorne, quant à elle, atterrit sur ses quatre pattes avec une aisance particulière. Tout en elle n’est que beauté. Sa robe blanche garde tout son éclat malgré la disparition des rayons du soleil.
Laërry en se relevant tapote ses vêtements pour éliminer la poussière qui s’y est incrustée après sa chute. Tout en faisant cela, il pivote en direction de l’entrée du sanctuaire. Quelques racines sortent du sol de chaque côté du tronc. Les marches en bois sinueuses grimpent jusqu’à un seuil pourvu de deux statues géantes. Elles sont taillées dans un arbre en chêne et postées à droite et à gauche de l’entrée. Leur regard se penche sur Laërry qui continue d’être impressionné par cet endroit.
La licorne passant à gauche du jeune protégé commence son ascension en direction des deux statues. Que ce soit à droite où à gauche, ces statues représentent de magnifiques licornes assises. Leurs ailes sont repliées sur les flans, les pattes jointes. Leur posture est « architecturale ». Sur le torse de la statue de gauche est sculpté en grosse lettre « YIN » avec en dessous son symbole peint sur son socle : un demi-cercle sinueux noir avec un point blanc. Sur le torse de la seconde licorne, située à droite, est sculpté le mot « YANG » avec là aussi peint sur le socle son symbole, un demi-cercle sinueux blanc avec un point noir. Alternativement comme pour le temple du dragon, les couleurs de chaque symbole changent, et cela sans interruption. Lorsque la licorne arrive à la dernière marche apparaît un homme petit, mince, avec un faux air de Maître Long. Délicatement, il caresse la croupe de la licorne qui s’était pour l’occasion retournée vers Laërry. Ce dernier est toujours au bas des escaliers en train d’examiner la personne postée devant lui. D’un geste de la main, l’homme l’invite à le rejoindre. Laërry s’exécute sans réfléchir. Le regard de la licorne l’a hypnotisé à nouveau.
Le jeune garçon monte les marches une à une. Même avec ses chaussures, il ressent sous ses pieds des sortes de petites ondes disgracieuses. Le bois n’a certainement pas été travaillé. L’accueil du petit homme se fait le plus simplement du monde. Un léger sourire, un salut de la tête et d’une petite voix fine le petit homme dit :
— Te voici, jeune élu.
— Oui, en effet... qui êtes-vous ?
— Je suis l’un des huit gardiens, ancien Maître des arts martiaux, protecteur de ce temple. Je suis ici pour t’aider à recevoir et utiliser ton pouvoir. Pour cela, il faut que tu répondes à une proposition qui sera ta deuxième épreuve.
Laërry paraît satisfait de ne devoir répondre qu’à une prémisse comme épreuve. Son Maître Long lui avait expliqué qu’il aurait trois épreuves à passer comme tous les autres élus. Le jeune garçon pense que tout cela n’est que le fruit d’une imagination bien trempée. Depuis son entrée dans le tronc de l’arbre sur les rives du cours d’eau ses inquiétudes ont définitivement disparu.
— Je vois à ton sourire que tu es prêt, remarque l’homme. Voici ma proposition qui révélera toute la volonté qu’il y a en toi. Sache que tous les élus ont la même proposition.
Le jeune garçon commence à ressentir quelques tensions et craintes. Si les huit élus ont la même demande, cela veut sûrement signaler qu’il est dans l’obligation de répondre oui. Si cette prémisse est si importante, c’est qu’elle doit être lourde de conséquences, voire sinistre.
— Je vous écoute, dit-il, fébrile.
— Quand tu auras franchi les deux statues que tu vois là, tu ne pourras revenir en arrière. De plus, la personne qui est la plus chère à ton cœur devra périr.
Ces mots sont comme un coup de poignard en plein cœur. La seule personne qui compte dans sa vie est sa mère. Jamais il n’avait songé un jour prendre une telle décision. Ses jambes se mettent à trembler, des bouffées de chaleur perceptibles par des gouttes de sueur sur son front le rendent incapable de donner une réponse. Des minutes interminables s’écoulent avant que l’homme aux yeux bridés s’exprime :
— Il te faut attester ou désapprouver. Ton destin se décide ici et maintenant.
Sans répondre, Laërry se revoit petit le jour de sa rencontre avec son Maître long lui déclarant qu’une grande destinée l’attend. Il se souvient avoir demandé à son père ce qu’est une destinée. Il se souvient de sa réponse comme si c’était hier : « c’est quelque chose que tu ne peux pas éviter, tu ne peux rien faire contre, tu es obligé de t’y soumettre ». Voilà ce que son père lui avait expliqué. Aujourd’hui, le jeune garçon devra pour la première fois de sa vie se confronter à sa destinée. C’est avec le cœur brisé qu’il répond :
— Oui, j’accepte de ne plus revenir en arrière et de…. de… de perdre un être cher.
Les yeux baissés dans le vide, une larme s’écoule le long de sa joue. L’homme et sa licorne offrent un passage au jeune élu pour qu’il puisse se rendre à l’intérieur du temple.
Pas à pas, Laërry avance et entre dans une grande salle ronde toujours en bois brut, éclairée par des torches fixées au mur. Sur les quatre parois du sanctuaire, des visages, comme ceux du temple du dragon, sont sculptés.
Au centre de la pièce se trouve un arbre aux branches feuillues, au tronc garni, sans aucune écorce abîmée. Il est difficile d’imaginer qu’il puisse vivre sans lumière ni eau. Et pourtant !
Sa présence imposante et pacifique apaise les douleurs du jeune homme. Laërry se sent dans une réelle quiétude. Son regard se pose délicatement sur l’arbre comme pour le protéger et éviter de lui faire mal. D’un pas harmonieux, il se dirige vers le symbole de paix au centre de la pièce. Sans savoir pourquoi, il s’assoit au pied de son protecteur, les jambes croisées et les paumes de ses mains posées contre ses genoux. Les yeux fermés, il médite.
Une heure passe. Laërry a gardé la même position. Son corps ne répond plus, il est dans un état de totale sérénité et de béatitude. Ses membres ont retrouvé toute leur énergie. Son esprit ne souffre plus. Puis soudainement, il ouvre les yeux, se lève et sourit.
Pour remercier ce moment, Laërry pose ses mains sur le tronc de l’arbre. Un coup de tonnerre v*****t retentit, les murs s’ébranlent, les flammes des torches s’agitent en tout sens. Un craquement sec divise le tronc de l’arbre en deux. Pris de panique, il recule de deux bonds. Une lumière blanche jaillit, étincelant toute la salle.
Une magnifique licorne apparaît, tout aussi blanche que celle sur laquelle il était monté. La tête dirigée vers le ciel, l’animal bat des ailes à un rythme lent et régulier autour du jeune garçon. Laërry, une fois de plus hypnotisé par cette créature, reste là sans bouger, sans réagir à la crainte d’un quelconque danger. Il se sent bien, il n’a pas peur, il sourit même.
Soudain, baissant la tête, la corne en spirale de l’animal se met à scintiller d’une lumière bleutée électrisée. Un éclair aussi puissant que celui que l’on voit par temps d’orage attire la paume des mains de Laërry afin d’y pénétrer, de parcourir son corps et de lui donner les pouvoirs.
Face à ce phénomène, le jeune garçon s’effondre les genoux au sol, complètement épuisé. Une chaleur brûlante l’empêche de contrôler le moindre mouvement. Il aurait voulu se relever, mais rien n’y fait. Et pour cause, la silhouette d’un arbre se transforme autour de lui, l’enveloppant totalement. À cela, une sorte de sphère verte brille, s’électrise, cachant Laërry à l’intérieur. Durant quelques secondes, il disparaît pour ressurgir en un clin d’œil vêtu d’une chemisette vert pâle avec des manches courtes coupées en biseaux. Sur celle-ci, il porte un gilet marron clair recouvrant la moitié de son torse. Un pantalon en lin marron, légèrement ample, laisse tout de même deviner sa musculature qu’il a modelée durant des heures de cours sportif intense. Ses bottes en cuir vert clair et marron montent jusqu’à ses mollets, camouflant le bas de son pantalon.
Debout, le jeune garçon observe sa tenue qui n’a rien d’extraordinaire en apparence, mais qui symbolise par ses couleurs la nature. Ses cheveux tout ébouriffés par sa transformation lui recouvrent le front et les oreilles.
La salle magnifiquement éclairée attire le regard de Laërry vers le plafond, là où se trouvait la licorne quelques instants plus tôt. Sans s’expliquer pourquoi, il est ravi de la voir, ravi de l’observer virevolter au-dessus de sa tête. Il a la sensation d’une âme protectrice qui veille sur lui : un peu comme sa mère lui portait un œil protecteur quand il était petit. Malheureusement, il est temps pour l’animal de partir, de s’en retourner dans l’arbre. La luminosité de la salle diminue faiblement. Peu à peu, la licorne disparaît-elle aussi, laissant Laërry dans une inquiétude grandissante. L’idée de se retrouver seul le panique.
Au même moment, à l’entrée du sanctuaire les yeux des deux licornes s’illuminent. Les socles sur lesquels elles se trouvent se rapprochent l’un de l’autre. Les symboles « YIN YANG » se rejoignent pour ne plus former qu’un cercle au centre des deux socles scellés. Le sanctuaire est définitivement fermé. Plus personne ne pourra entrer dans le temple de la licorne.
Zabelle installée sur un tabouret face au bar de sa cuisine boit un café en lisant le journal du jour. Tous les matins, le livreur le lui pose dans la boîte spécialement conçue par son mari. C’est aussi à ce moment de la journée que ce dernier rentre pour boire le café avec elle. Aujourd’hui, il est en retard. Pour patienter, Zabelle s’est installée sur un tabouret afin de lire les nouvelles.
Elle ne peut se douter que Rudwal est en compagnie de son ami Eliaz. Il a décidé de le lui présenter en tant que cousin éloigné comme il l’a fait avec son fils. Tous les deux sortent de la voiture. Eliaz s’approche de son ancien acolyte à toute vitesse. En lui tenant le bras droit, celui-ci lui répète pour la centième fois :
— Tu as bien compris, tu es mon cousin, on s’est rencontré par hasard, tu es en vacances dans le coin pour quelques jours.
— Mais oui, mais oui, dit-il, exaspéré. Tu m’as répété ça plus d’une fois, j’ai compris.
Rudwal l’arrête une fois de plus, le regarde avec le même regard grave de Laërry afin de bien lui faire comprendre que tout ceci est très sérieux. Ils avancent tous les deux vers la porte d’entrée. Eliaz reste légèrement en retrait, sans doute par timidité ou par peur. Rudwal sort les clés de sa poche pour ouvrir. Quand ils entrent, Rudwal se dirige directement vers la cuisine, car c’est ici que sa femme l’attend chaque jour à la même heure.