Chapitre 2

2044 Mots
Deux — Un remède contre la démence et Alzheimer ? Les yeux gris d’oncle Abe brillent d’excitation, comme le font souvent ceux de maman. — Ce n’est pas exactement un remède, dis-je en même temps qu’Ada explique : — C’est essentiellement un traitement contre les symptômes. — Comme c’est mignon, dit oncle Abe en russe. Ta copine finit déjà tes phrases. Le visage d’Ada s’illumine d’un sourire espiègle, comme si elle avait compris le russe. — Nous ne sommes pas en couple, dis-je en russe à oncle Abe. — Pas encore ? répond-il avec un clin d’œil entendu. — Ce n’est pas poli de parler russe devant Ada, dis-je en anglais. — Ça va, ne t’inquiète pas, dit-elle. Il ne reste plus que l’ombre d’un sourire qui traîne au coin de ses yeux, ce qui la fait ressembler à une version un peu punk de la Mona Lisa. — Malgré tout, je suis désolé, lui dit oncle Abe dont l’accent adouci le t et le r. Ada passe devant nous dans le couloir de l’hôpital. C’est une New-Yorkaise typique, toujours en mouvement et faisant dix mille choses à la fois. Je la dévisage discrètement de haut en bas, mes yeux traînant sur l’un des attributs que je préfère chez elle : cet endroit spécial entre les semelles de ses Doc Martens et les pointes de ses cheveux en épis. Ada jette un coup d’œil par-dessus son épaule, ses yeux ambrés croisant un instant mon regard. A-t-elle senti que je la reluquais ? Avant que je puisse me sentir gêné, elle s’arrête devant une porte verte et elle dit : — Voici la chambre. Nous entrons tous les trois. Contrairement à mon rêve, il ne s’agit pas d’une salle d’opération. La pièce est spacieuse, avec de grandes fenêtres et des plantes fleurissant joyeusement sur le rebord des fenêtres. À première vue, cela évoque mon loft élégant à Brooklyn – si les fantasmes d’un savant fou avaient été utilisés pour l’inspiration de la décoration intérieure. Des employés de Techno, l’entreprise de mon portefeuille qui a conçu le traitement, sont déjà là. Maman est assise sur une table d’opération en tenue d’hôpital blanche, avec une pléthore de câbles qu’ils attachent à une myriade d’outils de monitoring de pointe. Son installation est complétée par un casque qui semble tout droit sorti du vieux film Total Recall. Il doit s’agir de ‘la dernière nouveauté en matière de scan neural portatif’ dont JC, le PDG de Techno, m’a parlé. Je note mentalement de lui redonner une définition du mot ‘portable’. J’entends un ‘salut’ du coin le plus éloigné de la pièce. La personne qui a parlé doit être cachée derrière un mur de serveurs et d’écrans géants. Les autres employés de Techno continuent à travailler en silence. Je ne sais pas s’ils ne m’ont pas entendu entrer, ou bien s’ils sont simplement asociaux. Beaucoup de gens de Techno auraient besoin d’une amélioration de leurs capacités sociales. Un psychiatre pourrait même en étiqueter certains comme atteints de cas limites d’Asperger. Personnellement, je trouve que ce type d’étiquettes est ridicule. La psychiatrie peut parfois être aussi scientifique et utile que l’astrologie – ce en quoi je ne crois pas, au cas où ce n’était pas clair. Un psy au lycée avait essayé de m’attacher l’étiquette d’Asperger parce que j’avais ‘trop peu d’amis’. Il aurait tout aussi bien pu conclure que j’avais le syndrome de Tourette quand je lui ai dit où il pouvait se mettre son diagnostic. D’un autre côté, peut-être suis-je toujours fâché contre la psychiatrie et la neuropsychologie à cause du peu de ce qu’elles ont accompli pour maman. La seule bonne chose que je peux dire au sujet de la psychiatrie, c’est qu’au moins ils n’utilisent plus la lobotomie comme traitement. Je cherche JC dans la pièce. Je ne le vois nulle part, alors il doit se trouver dans une chambre similaire avec un autre participant à l’étude. Maman se tourne vers nous, apparemment capable de le faire malgré ce qu’elle a sur la tête. Mon cœur se serre de crainte, comme toujours quand maman et moi nous nous voyons après plus d’un jour de séparation. À cause de l’accident qui a endommagé son cerveau, il est possible qu’un jour elle me regarde et qu’elle ne me reconnaisse plus. Cependant, aujourd’hui elle me reconnaît manifestement, car elle me fait le sourire à fossettes que nous partageons. — Bonjour, petit poisson, dit-elle en russe. Elle regarde ensuite son frère. — Abrashkin, mon lapin, comment vas-tu ? — Maman vient d’utiliser des surnoms russes intraduisibles, dis-je en chuchotant à Ada tout en faisant signe de la main aux employés toujours pas intéressés au fond de la pièce. Maman regarde Ada sans la reconnaître et je pousse un soupir intérieur. Elles se sont déjà vues deux fois. — Qui est ce garçon ? me demande maman en anglais. Est-ce un stagiaire chez Techno ? — Ce n’est pas un garçon et elle s’appelle Ada, réponds-je en faisant de mon mieux pour ne pas employer un ton que l’on utiliserait pour parler à quelqu’un avec un handicap, ce que ma mère déteste profondément. Ce n’est pas une stagiaire, mais une des personnes qui ont programmé les nanocytes qui vont te faire te sentir mieux. — Ravie de vous rencontrer, Nina Davydovna, dit Ada comme si elles ne l’ont pas déjà fait avant. Maman lève un sourcil, soit parce que la voix de clochette d’Ada sonne comme celle d’une petite fille, soit parce qu’elle a dit le patronyme russe correctement. Elle se remet très vite de sa surprise et comme la dernière fois, elle lui dit : — Appelez-moi Nina. — D’accord, merci, Nina, dit Ada. Je me rends compte qu’Ada s’est adressée exprès si formellement à ma mère afin de diminuer le stress de cette dernière. Je hoche la tête avec reconnaissance. Bien sûr, si Ada avait voulu aller jusqu’au bout, elle aurait pu porter des vêtements différents ou changer de coupe de cheveux afin d’éliminer la confusion de maman au sujet du sexe d’Ada. D’un autre côté, la confusion de maman pourrait être un symptôme de sa maladie, car d’après moi, malgré le blouson en cuir et la capuche noire cachant une grande partie de son corps, Ada est l’incarnation de la féminité. — Est-elle sa petite amie ? demande-t-elle en russe à oncle Abe d’un ton de conspiratrice. L’ai-je déjà rencontrée ? — Je n’en suis pas sûr, sœurette, dit oncle Abe. D’après la façon dont il la regarde, je suppose qu’ils seront ensemble dans pas longtemps. — Ah oui ? glousse maman. Penses-tu qu’elle est juive ? Je rougis, et pas seulement à cause de cette histoire de ‘juive ou pas juive’. C’est quelque chose qui n’est devenu important pour maman qu’après l’accident – à moins qu’elle s’en soit toujours souciée, mais qu’elle n’ait commencé à le dire à voix haute qu’une fois désinhibée par les dommages cérébraux. Mes grands-parents parlaient souvent de ce genre de choses, allant jusqu’à dire que la situation avec mon père venait du fait qu’il n’était pas juif, ce que je considère comme de l’antisémitisme inversé. C’est malheureux, mais leur comportement a été formé dans l’Union soviétique, où le fait d’être juif était considéré comme une ethnie et utilisé en tant qu’excuse pour une discrimination au niveau gouvernemental. Comme l’ethnie était inscrite dans le tristement célèbre cinquième paragraphe du passeport, la discrimination était courante et inéluctable. Ma mère avait été rejetée de ses premiers choix d’universités, car ils avaient déjà ‘leur quota de trois juifs’. Elle avait également eu des difficultés à trouver un travail dans les sciences de l’ingénierie jusqu’à ce que mon père l’aide, pour ensuite la harceler sexuellement et la quitter, la laissant m’éduquer toute seule. Même moi, j’ai été affecté par cette négativité avant de partir. Quand mes camarades de classe de cinquième ont appris mon héritage dans le journal de l’école, ils m’ont dit que je ne ressemblais pas à un juif. Même s’ils avaient utilisé le terme russe méprisant, c’était censé être un grand compliment. Ce qui rend le sujet particulièrement étrange, c’est qu’en Amérique, où le judaïsme est davantage une religion qu’une ethnie, nous ne sommes soudain plus tellement juifs. Comment le serions-nous, étant donné que j’ai appris ce qu’était Hanukkah à la puberté et que j’ai mangé une queue de homard grillée enveloppée dans du bacon pas du tout kasher la nuit dernière ? Ouais, j’ai aussi appris ce que voulait dire kasher à l’adolescence. Quoi qu’il en soit, qu’Ada soit juive ou pas ne m’intéresse pas le moins du monde, même si avec un nom de famille comme Goldblum, elle est sans doute juive. Je ne sais pas non plus ce que ce terme signifie pour elle, parce qu’elle est tout aussi pratiquante que moi. Je pense que mon plus gros problème avec la question de maman, c’est simplement que je déteste les étiquettes appliquées à des groupes entiers de personnes, en particulier les étiquettes si lourdes à porter historiquement. — C’est difficile à dire, dit oncle Abe après avoir examiné le petit nez d’Ada et s’être focalisé sur sa narine percée. Avec ces cheveux-là, elle n’est certainement pas russe. Et voilà encore une autre étiquette. Pour mes grands-parents, le terme russe était interchangeable avec goy ou gentile, mais je ne pense pas que mon oncle l’utilise dans ce contexte. Bien que nous soyons juifs en Russie, ici aux États-Unis nous sommes russes, c’est-à-dire que nous sommes comme tous les autres russophones de l’ancienne Union soviétique. Je suppose que mon oncle veut dire qu’Ada ne ressemble pas à quelqu’un qui vient de l’Union soviétique, car ils ont typiquement une certaine façon de s’habiller et de prendre soin d’eux, en tout cas en qui concerne les immigrés récents. Je décide d’interrompre le fil de la conversation, mais avant que j’ai le temps de dire un mot, maman ajoute : — Quand j’étais jeune, ce genre de coupe de cheveux s’appelait une explosion dans la fabrique de nouilles. Ils rient tous les deux et je ne peux m’empêcher de glousser. Je vois de quel genre de coupe parle maman, c’est une coupe des années quatre-vingt qui pourrait bien être l’ancêtre éloigné de ce qu’il se passe sur la tête d’Ada. Les pointes décolorées la font ressembler à un échidné avec une crête de punk : une image renforcée par son humour piquant. La porte de la chambre s’ouvre et une infirmière entre. Sa blouse blanche élève ma pression sanguine, mais je ne sais pas si c’est à cause du syndrome normal de la bouse blanche ou un flash-back de mon cauchemar. Sans doute la première. Il n’y avait pas d’anesthésie dentaire soviétique quand j’ai grandi, alors j’ai développé une réaction à tout ce qui ressemble à des vêtements de dentiste. La blouse blanche me donne une réaction semblable à celle d’une personne souffrant de coulrophobie – la peur irrationnelle des clowns – en train de visionner un documentaire sur John Wayne Gacy ou le film Ça. L’infirmière s’avance vers ma mère et elle attrape la grande seringue posée discrètement à côté de la chaise. Les employés de Techno à l’arrière retiennent tous leur respiration. L’infirmière ne semble pas comprendre ce que représente cette occasion. On dirait qu’elle a envie de terminer et de passer à quelque chose de plus intéressant, comme de regarder le blocage d’une loi sur la chaîne parlementaire. Il est écrit ‘Olga’ sur son badge. Cela, ainsi que sa coupe de cheveux, son maquillage de style fin des années quatre-vingt et ses pommettes slaves activent mon radar russe – ou mon rudar, pour faire court. C’est comme le ‘gaydar’, mais pour détecter les russophones. Je parie que maman est vexée que l’hôpital lui ait attribué cette infirmière. Cela sous-entend qu’elle a besoin d’aide pour comprendre l’anglais. Ayant reçu une licence de sciences de l’ingénierie électrique après avoir déménagé aux États-Unis quand elle avait la trentaine, maman est fière de ses capacités en anglais – des capacités qui n’ont pas été affectées par l’accident. Dans le silence, j’entends la respiration haletante de ma mère : sa peur des professionnels médicaux est nettement pire que la mienne. Olga serre la seringue et lève la main.
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